Élève de Philippe Leveau, l’auteur donne la version remaniée d’une thèse, soutenue en 2005 devant l’Université de Provence. Le sujet est novateur en ce sens qu’il tente de comprendre la relation existant entre le phénomène urbain et un espace montagnard spécifique, les Alpes Occidentales, et non de chercher à l’expliquer comme cela a été longtemps la démarche suivie. D’où la volonté de comprendre le sens de ces relations plutôt que leurs causes. Pour cette quête, l’auteur a mis en oeuvre, outre la documentation connue, des sources nouvelles, très hétérogènes (recours en particulier à ce qui relève du paléoenvironnement), et fait le point sur les connaissances qui étaient à sa disposition, en fonction de l’état de l’avancement de la recherche, relevant fréquemment de champs disciplinaires sans liens entre eux.
Divisé en trois parties, l’ouvrage s’efforce en premier lieu de dresser un inventaire de la documentation, le plus souvent archéologique, concernant le développement urbain et l’occupation des campagnes. Observé dans le haut Valais, l’habitat traditionnel est illustré par la casa retica, modèle récurrent dans cette partie des Alpes, dans les Alpes centrales et orientales depuis l’âge du Bronze et l’âge du Fer, qui sera maintenu jusqu’au haut Moyen-Âge. Cependant, on le rencontre peu dans les Alpes occidentales proprement dites, probablement parce que la recherche ne s’est guère développée jusqu’à présent en faveur de la haute montagne. À l’appui des fouilles archéologiques réalisées, M. Ségard, s’il insiste sur la spécificité de l’habitat alpin, montre aussi qu’il a été soumis à des changements perceptibles liés à la présence romaine dans les basses vallées, où se sont développées des agglomérations de type romain, qui réaménagent la casa retica (maçonnerie, toitures en tuiles). Il ne croit pas à l’isolement de ces habitats mais plutôt à leur adaptation aux contraintes du milieu montagnard, qu’affrontent de petites communautés vivant en autosubsistance. Cette synthèse qui touche des domaines méconnus pour les non-spécialistes des Alpes antiques est donc la bienvenue, même si elle peut apparaître surdimensionnée par rapport au sujet du livre. Dans les régions qui font l’objet de l’étude, l’auteur aborde l’occupation des campagnes en recensant les exemples d’établissements ruraux et de uillae (belle carte de l’occupation du versant français, p. 92). Puis il se consacre à l’inventaire des agglomérations alpines relié à la question des passages et au rôle structurant des voies qui traversent les Alpes occidentales. Sans oublier l’identification de certains sites donnés par les itinéraires routiers. C’est l’occasion pour M. Ségard de dépouiller tout ce qui a été publié depuis des décennies sur chacun d’entre eux et de faire oeuvre utile en fournissant une remarquable banque de données avec quelques illustrations et surtout des plans ou des croquis personnels. Il n’est pas le lieu ici de détailler cette collecte où chacun trouvera peut-être ce qu’il cherche avec les renvois à la bibliographie, mais c’est une bonne quarantaine de centres urbains qui a été ainsi répertoriée (p. 38-86). Enfin, comme on le sait, les voies romaines et les stations routières ont un rôle structurant pour le développement des agglomérations alpines et des bâtiments officiels. Avec une influence incontestable sur le développement économique des campagnes, mais à des échelles diverses car on observe à la fois le maintien d’une économie vivrière face à une économie commerciale, donc spéculative, aux mains de notables alpins. Ensuite, à partir de tout un faisceau de sources écrites (Strabon, Columelle, Pline) et archéologiques, souvent nouvelles, l’auteur fait le point sur l’économie de la montagne alpine, c’est-à-dire l’exploitation de ses ressources naturelles. Ainsi sont étudiées les ressources agro-pastorales (céréales, vigne), les interrogations posées par l’existence d’une production de vin allobroge, l’élevage au travers de ses productions et de leur conservation (fumoirs à viande), mais aussi de la pratique de la transhumance. Ce dernier point permet à l’auteur d’indentifier les terrains de parcours et de pâture grâce aux bornes-limites, déjà répertoriées dans les Alpes du Nord. Un troisième chapitre est consacré aux mines et aux carrières mais il faut faire la part de ce qui relève de l’Antiquité et des périodes postérieures, et constater aussi le maigre bilan documentaire. Sont attestés de façon assurée, le site de la Bessa et les gisements aurifères en pays salasse, une bonne synthèse sur le pont-aqueduc du Pondel dans le Val de Cogne, mis en relation avec la gens Avillia qui l’a fait construire, peut-être en vue d’une exploitation minière. En revanche la connaissance de l’exploitation des carrières en milieu alpin reste limitée, même si on soupçonne l’utilisation des matériaux extraits (marbres et calcaires) pour l’usage urbain local. Particulièrement neuve, la fin de cette seconde partie utilise les données paléoenvironnementales (palynologie, géochimie du plomb) à la connaissance des activités humaines et à l’exploitation des ressources. Avec force diagrammes, photographies aériennes orthonormées, croquis de situation, M. Ségard tente d’évaluer la mise en place du paysage agro-pastoral en moyenne et haute montagne depuis la fin du Néolithique et la constitution des terroirs en moyenne montagne. En s’attardant sur un exemple qu’il a particulièrement étudié, celui du Champsaur, il prône la multiplication des approches micro-régionales pour mieux percevoir l’évolution des modes d’exploitation. Enfin seulement dans sa troisième partie, beaucoup plus succincte que les précédentes, M. Ségard offre un nouveau regard, très diversifié, sur les Alpes occidentales, l’histoire de leur paysage, leurs activités et productions agricoles, l’existence d’une économie de haute montagne pour constater une emprise encore modérée sur un paysage qui reste très forestier. Ainsi sa recherche tente de montrer les évolutions qu’ont engendrées la conquête et l’intégration des régions alpines dans l’empire romain. Elle parvient même à mesurer parfois l’impact des activités humaines en termes de pollution. Cependant, fort honnêtement, l’auteur constate qu’en « l’état actuel de la documentation une histoire des gestes, des pratiques, des rythmes agro-pastoraux ou de l’organisation des terroirs paraît impossible pour les Alpes romaines ».
L’ouvrage donne des tableaux synthétiques correspondant aux agglomérations alpines bien documentées et aux toponymes mal identifiés ainsi qu’une abondante et fort utile bibliographie (p. 257-285). Le livre refermé, en dépit de quelques redondances et de l’absence d’index, il reste le sentiment d’un travail précieux, novateur dans l’approche méthodologique et dans la réalisation d’une synthèse sur une région de l’Empire romain encore mal connue, mais qui, grâce à de nombreux travaux du même ordre, s’ouvre désormais à notre connaissance.
François Bertrandy