Quel joli livre (pour reprendre un adjectif fréquent sous sa plume) nous présente D. Roussel ! Il s’agit de la version remaniée de sa thèse préparée sous la direction du regretté L. Nadjo et soutenue en 2003 à l‘université de Tours. Puis l’ex-doctorante a été recrutée comme maître de conférences de latin dans ce même établissement. Or on connaît les colloques qui y sont organisés depuis une dizaine d’années sur « l’épistolaire antique ». Ceci explique cela : c’est dans cette mouvance que s’inscrit ce travail. Madame Roussel est partie du constat que pour ce qu’elle considère comme les premières oeuvres de cet écrivain, les Héroïdes, (elle n’évoque pas les divergences des critiques sur leur datation), ainsi que pour ses dernières, les Tristes et les Pontiques, Ovide a choisi la forme de l’épître en distiques élégiaques. Cette préférence l’a intriguée. C’est pourquoi elle s’est intéressée à « Ovide épistolier », en examinant au passage d’autres lettres insérées dans ses productions : trois poèmes des Amours, trois passages de l’Art d’aimer consacrés à la communication épistolaire, l’épisode des Métamorphoses dans lequel Byblis écrit à son frère Caunus dont elle est amoureuse et un message crypté de Tarquin à son fils que contient le deuxième livre des Fastes. Il en résulte une étude au plan très clair, composée « à l’ancienne », pourrait-on dire (expression qui n’est pas forcément péjorative !), selon les règles qu’on enseignait naguère, avec annonce du plan qui va être suivi, conclusions partielles à la fin des développements, transitions, et surtout sans jargon aucun — ce qui est peu courant de nos jours dans les réflexions sur les genres littéraires ou sur l’écriture du moi. Nul recours à la psychanalyse ni aux théories de l’imaginaire. L’ouvrage est bien écrit, on a le plaisir de relever de ci de là de jolies formules du type de celle-ci : « Ovide parle d’abord des mythes, puis il utilise les mythes pour parler » (p. 317). Le travail se divise en quatre parties. La première, « L’oeuvre d’Ovide et la forme épistolaire » met en évidence que, si dans les vers pris en compte on relève des traits destinés à faire croire à une véritable correspondance (détails matériels, destinataires, motifs « épistolographiques »), des indices amènent à douter de la vraisemblance de ces courriers. La deuxième partie analyse « L’art épistolaire d’Ovide dans les Héroïdes » de trois points de vue, celui de la rhétorique (invention, disposition, élocution), celui de l’élégie (thèmes traditionnels, emploi du distique élégiaque et des figures poétiques, larmes et expression subjective), celui de la distanciation ironique. La troisième partie, « Les Tristes et les Pontiques, de nouvelles Héroïdes ? » reprend les mêmes rubriques. Enfin, la quatrième partie recherche « Les fonctions de la lettre chez Ovide ». Après avoir constaté que « les fonctions traditionnelles de la correspondance, informer et persuader, sont reléguées au second plan » (p. 317), la chercheuse souligne qu’une missive permet l’introspection. Son hypothèse est que la forme épistolaire est pour Ovide « le cadre privilégié d’une réflexion personnelle sur sa propre écriture » (p. 14). « La lettre, mi-poème, mi‑discours, apparaît comme le genre métapoétique par excellence » (p. 318). L’auteur pense que ce qui plaît à Ovide, c’est « l’extraordinaire plasticité de la lettre », qu’il peut utiliser pour convaincre, émouvoir (il use alors de la rhétorique), charmer ses lecteurs (en ce cas il se sert des ressources du genre élégiaque), mais aussi pour « se distraire, réaffirmer son identité et son existence » (p. 318). Car la lettre est par son essence même ce qui permet de s’affranchir de l’espace et du temps ; elle offre la possibilité d’être présent ailleurs et pour l’éternité. C’est pourquoi, conclut D. Roussel, Ovide exilé ne pouvait écrire que des épîtres poétiques.
Cette étude repose sur l’examen attentif de très nombreux passages du Sulmonais (dont l’index locorum fournit la liste). Certains de ces développements mettent en évidence un sens littéraire très fin et une grande maîtrise du commentaire de texte. Les traductions qui accompagnent l’original latin sont, la plupart du temps, de D. Roussel. Le lecteur en admirera l’élégance, mais remarquera qu’elles s’éloignent parfois un peu de ce que dit l’écrivain ; des nuances sont ainsi gommées. Par exemple Pont. II, 10, 1-2 : « Est-ce que tu reconnais, Macer, à l’image imprimée sur la cire que c’est Nason qui a écrit ces mots ? » ne correspond pas exactement à haec tibi Nasonem scribere uerba car non seulement « qui a écrit » n’est pas la même chose que « qui t’a écrit », mais encore le rapprochement dans le vers de tibi et Nasonem voulu par le poète n’est pas rendu. Autre exemple, en Pont. IV, 15, 1-2, si quis adhuc usquam nostri non immemor extat / quidue relegatus Naso requirit agam ne signifie pas exactement « S’il est encore quelqu’un qui ne m’ait pas oublié et qui demande ce que devient Nason le relégué », traduction de D. Roussel qui ne tient compte ni de usquam dont la présence est pourtant importante pour indiquer l’état d’esprit quasi désespéré de qui écrit (« s’il est encore quelque part ») ni du fait que agam est à la première personne du singulier et que par conséquent relegatus Naso n’est pas sujet, mais apposition au sujet (« ce que je deviens, moi, Nason, relégué »). Ce qui concerne la versification ne dépasse pas le niveau des généralités. On s’étonne de lire p. 248 : « Dans l’épître III, 1 des Tristes, le poète donne la parole à son liber, qui est à la fois, par un jeu sémantique sur le substantif, son “recueil” et son “enfant”. Ce procédé de personnification lui permet de jouer sur la double identité du locuteur, qui prend tantôt les traits du livre, tantôt ceux de l’enfant, porte-parole du poète ». Un poète latin est par nature hypersensible à la longueur des syllabes, fondement de la versification latine. Dans un vers, ou une syllabe est longue ou elle est brève. La longueur de la syllabe a une valeur discriminatoire. Liber avec un i long désigne un enfant, liber avec un i bref désigne un livre. Un poète latin ne peut pas employer l’un pour l’autre. Cicéron (de or. III, 196) témoigne que si un acteur faisait une faute de quantité en récitant son rôle, le public le huait. D. Roussel aurait dû scander les vers pour constater qu’en Tr. III, 1, tous les liber avaient un i bref. Cela interdit d’écrire qu’il y a de la part de l’écrivain jeu sémantique sur le substantif liber, à la fois « recueil » et « enfant ». Ce sont deux substantifs différents puisque la quantité de leur première syllabe n’est pas la même. En revanche, il est vrai qu’en Tr. III, 1, 74, Ovide appelle les ouvrages d’un poète « enfants » de celui-ci, mais il emploie alors nati. Encore un exemple de rapidité : à la p. 43, D. Roussel évoque « le poème satirique Contre Ibis » et elle explique en note : « Dans ce poème, écrit en distiques élégiaques, pendant l’exil, Ovide attaque un ancien ami, peut-être un avocat d’origine alexandrine, qui profite de son absence pour l’accabler et chercher à s’approprier ses biens. Le nom d’“Ibis”, qui désigne un oiseau vorace d’Égypte, a une valeur symbolique », mais il fallait ajouter qu’Ovide emprunte ce nom à Callimaque, auteur d’un pamphlet du même type que les érudits pensent dirigé contre Apollonios ! Après avoir refermé ce livre, le lecteur reste surpris de ne pas y avoir trouvé ne fût-ce qu’une allusion à la question du « pythagorisme d’Ovide ». Toutefois, on oubliera vite ces petits regrets et d’autres vétilles (confusion entre métaphore et métonymie, semble-t-il, p. 27, quelques fautes d’impression comme p. 277 « ceux sont les hommes qui sont passés maîtres dans cet art », etc.), tant ce livre, que l’on pourrait qualifier de « traditionnel », est agréable à lire.
Lucienne Deschamps