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À première vue, le lecteur pourrait être effrayé par ce pavé de plus de 670 pages de format 24 x 16 et s’en détourner. Il aurait tort, car ce travail, sérieux, fouillé, approfondi, bien documenté, (d’où sa longueur), est extrêmement intéressant. C’est une étude, du point de vue linguistique et littéraire, de pratiquement tous les anthroponymes et zoonymes qui apparaissent dans les oeuvres de Martial. Ces deux points de vue avaient rarement été conjoints jusqu’ici. La tâche était immense, puisque le chercheur a dénombré 2722 noms propres dans son corpus. Pour structurer son analyse il a très judicieusement choisi de s’appuyer sur la notion de notoriété référentielle, ce qui lui permet de diviser son ouvrage en deux grandes parties. Dans la première, il examine les noms notoires, c’est-à-dire ceux dont le référent est connu de l’auteur et qui ne peuvent être modifiés ; dans la seconde, il scrute les noms non notoires, choisis par Martial, dont les référents sont des « personnages littéraires soumis au bon vouloir de leur créateur ». À l’intérieur de chacun de ces ensembles, le plan est également très clair, de sorte que le lecteur n’a aucune difficulté à suivre les analyses pourtant riches et denses. Dans la première partie sont distinguées deux sphères de notoriété : la sphère sociale et la sphère culturelle. La sphère sociale comprend, des plus proches aux plus éloignés, les intimes, les amis, les patrons, la société flavienne, les cercles impériaux. D. Vallat se penche sur la mise en scène du nom et met en évidence que plus elle est travaillée, plus elle laisse subodorer de la flagornerie. Dans la sphère culturelle, il classe essentiellement les référents mythologiques et historiques : il y relève des emplois métaphoriques, souvent satiriques, et des emplois métonymiques qui confèrent au texte « une texture volontiers poétique ». Dans la seconde partie, celle consacrée aux noms donnés par Martial lui-même, le critique constate que le poète n’agit jamais au hasard. Une série de créations répond au principe de la mimesis : le nom imite celui d’un référent notoire qui s’avère maltraité. L’appellation « emploi typique » évoque un autre cas de mimesis qu’il répartit en deux groupes : l’emploi intertextuel et l’emploi intratextuel. Sous la rubrique « emploi intertextuel », l’universitaire classe les noms que Martial puise dans les oeuvres d’auteurs antérieurs pour en affubler des personnages qui n’ont rien à voir avec leur modèle littéraire. L’expression « emploi intratextuel » s’applique aux noms qui reviennent à plusieurs reprises chez le poète flavien, ce qui aboutit à la création de types proprement martialiens. Sous le titre de « mimesis secondaires », notre collègue de Lyon 2 étudie « l’imitation socioculturelle » qui a lieu « lorsque le poète reproduit l’onomastique de certaines classes ou groupes sociaux », D. Vallat a mis en évidence que parfois Martial « utilise des positions et des schémas rythmiques précis, à l’intérieur du vers et de l’épigramme, pour placer ses noms propres », ce que ce chercheur nomme « l’auto-imitation poétique ». Le dernier chapitre est consacré à l’emploi signifiant des noms propres et à tous les jeux auxquels cela donne lieu. Il propose un certain nombre d’interprétations personnelles. Ce livre est la publication de la thèse de doctorat de D. Vallat et il a gardé les caractéristiques de ce genre d’exercice : toutes les occurrences sont relevées, décortiquées, examinées sous toutes les facettes ; les renvois à la littérature secondaire abondent ; les textes, parfois longs, sont donnés en latin et traduits. Certaines de ces traductions sont contestables ; ainsi, liber, dont la place dans le vers indique qu’il a un i bref, est traduit par « libre » (p. 31), ce qui est impossible puisque le mot liber qui veut dire « libre » a un i long en latin. Autre exemple qui laisse perplexe (p. 31) : Si quando leporem mittis mihi, Gellia, dicis:/ « Formosus septem, Marce, diebus eris »,/ si non derides, si uerum, lux mea, narras,/ edisti numquam, Gellia, tu leporem, « Si, chaque fois que tu m’envoies un lièvre, Gellia, tu me dis : ‘Tu seras beau, Marcus, pendant sept jours’, si tu ne plaisantes pas, si tu me racontes, ô lumière de ma vie, la vérité, alors tu n’as jamais, toi, Gellia, mangé de lapin » ; que vient faire ici ce lapin ? Qu’on nous le dise ! L’auteur a cherché ouvertement l’exhaustivité et il se sent obligé de s’excuser (p. 619) : « il existe enfin un reliquat d’anthroponymes. On ne peut pas tout justifier ». Nombreuses sont les remarques éclairantes, les fines observations ; après les analyses détaillées ne manquent pas les synthèses bienvenues. Les relevés sont parfois présentés sous forme de tableaux pour plus de clarté. Pour ceux que lasseraient les séries de noms accompagnés du texte latin dont ils sont tirés, de sa traduction et des commentaires contenant tout ce qu’on peut dire à leur sujet de tous les points de vue, les trois index (index des noms propres, index des épigrammes de Martial, index des auteurs anciens) permettront des consultations ponctuelles.
Il est dommage que cet excellent livre soit déparé par de multiples fautes matérielles. Un lecteur bienveillant et plein d’humour, dans l’atmosphère de jeux sur les mots qui règne chez Martial, sourira du « chant sémantique de faueo » (p. 122) ou du « poids chiche » acheté un as (p. 503 cicer) ou encore du « plan de vigne » de la p. 509. Mais à la longue, l’accumulation de ces imperfections finit par le lasser surtout quand les erreurs affectent les formes latines et les formes grecques. Et on s’irrite carrément lorsqu’on n’arrive pas à retrouver un article signalé dans la bibliographie parce que la référence est fausse !

Lucienne deschamps