Le bel ouvrage à la lecture duquel convie Hélène Roelens-Flouneau est le résultat d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université Paris Nanterre en 2013. Sans s’interdire des parallèles avec d’autres régions et d’autres époques, l’auteur fait la synthèse de ce que l’on sait de la circulation et des infrastructures routières en Asie Mineure entre le IVe siècle a.C., après la chute des Achéménides, et le Ier siècle p.C., moment où les derniers territoires micrasiatiques non encore romains sont entrés dans l’Empire.
Au cours de cette période, l’Orient fut confronté à un accroissement sensible du nombre des déplacements, même si la plupart d’entre eux furent locaux ou, au mieux, régionaux. Les personnes voyageant, de façon répétée, sur de plus grandes distances étaient ce que l’on peut appeler des « professionnels » de la route. Comme le rappelle Hélène Roelens-Flouneau (p. 207), cette communauté regroupait « les marins et les marchands qui circulaient à travers toute la Méditerranée, mais aussi les soldats et mercenaires, les rhéteurs, artistes, athlètes, maîtres d’école, médecins ou certains artisans. Ajoutons encore à cette liste les notables et fils de riches citoyens qui allaient parfaire leur éducation dans des grands centres de rhétorique ou de philosophie ». Tous, prenant appui autant que possible sur des réseaux de sociabilité performants, pouvaient croiser également des envoyés royaux et des ambassadeurs de cités en mission, sans oublier la foule des pèlerins courant les sanctuaires de renom.
Or, contrairement aux périodes classique et impériale, les temps hellénistiques marquèrent l’Asie Mineure du sceau de la division territoriale entre puissances se faisant régulièrement la guerre. De fait, selon un a priori longtemps bien établi, l’absence de pouvoir central à cette époque aurait gêné, pour ne pas dire empêché, la mise en place d’une politique cohérente des transports routiers à l’échelle de toute la région. Les déplacements auraient donc été potentiellement moins nombreux que ce qu’ils auraient pu être.
Le premier mérite du livre d’Hélène Roelens-Flouneau est de soumettre ce postulat à l’aune de sources très variées et d’une bibliographie impressionnante de plus de soixante pages. Se livrant au préalable à une analyse du vocabulaire des voies de communication employé dans les cités de l’Asie Mineure, l’auteur a ainsi dépouillé une masse considérable de documents tirés, aussi bien de l’archéologie, de l’épigraphie et de la littérature que des épigrammes, de la papyrologie et (dans une moindre mesure) de la numismatique.
Le choix du matériel nécessaire à l’enquête, et dont l’origine fait la part belle à l’Ionie, la Carie et la Lycie, n’était pourtant pas un exercice aisé dans la mesure où la datation d’une route ne va pas de soi. En effet, une voie attestée à l’époque hellénistique ou au début de l’Empire romain peut ne pas avoir été aménagée à ce moment mais suivre un tracé plus ancien, déjà en place aux époques classique et archaïque, voire dès le début du IIe millénaire a.C., quand les marchands paléo-assyriens commerçaient entre l’Anatolie et Assur. Il ne faudrait pas croire pour autant que, après la conquête de l’Empire perse par Alexandre le Grand, les Grecs d’Asie se contentèrent d’utiliser le réseau viaire déjà en place. Comme le souligne Hélène Roelens-Flouneau (p. 83), « s’il est vrai qu’ils ne maîtrisaient pas toutes les techniques de construction des ouvrages d’art comme le firent plus tard les Romains, les Grecs de l’époque hellénistique n’en construis(irent) pas moins des routes de qualité ».
Les voyageurs pouvaient alors compter sur un réseau de routes hiérarchisées allant du simple chemin pédestre en terre battue à la voie pavée suffisamment large pour permettre à deux chariots de se croiser. Prenant appui sur des axes principaux traversant par exemple le sud et le centre de l’Asie Mineure depuis Éphèse et Sardes jusqu’à la Pamphylie, la Cappadoce et la Cilicie, un maillage secondaire permettait de couvrir largement la péninsule et, ce faisant, de désenclaver de nombreuses régions autrement isolées. Les littoraux (à partir des ports maritimes), les canaux (dans la région de Nicomédie), les lacs (tel celui d’Apollonia du Rhyndacos), les cours d’eau, tout du moins dans leurs parties navigables (comme le Sangarios depuis son embouchure jusqu’à, peut-être, Iuliopolis), participaient aussi à une meilleure circulation des personnes et des marchandises, en particulier les pondéreux et les encombrants comme le bois et le marbre.
Cela étant, de tels déplacements nécessitaient la mise en place d’infrastructures adaptées au terrain et susceptibles de répondre aux besoins des voyageurs. Les sources font ainsi allusion ou conservent encore la trace visible de routes carrossables, de tunnels, de ponts de bois ou de pierre, de digues ou bien encore de bacs, autant de réactions ingénieuses aux obstacles de la nature. À ces équipements, parfois spectaculaires, s’ajoutaient des bornes indicatrices, au moins sur les axes les plus fréquentés, des points d’eau présentés sous la forme de fontaines, de puits ou de citernes, des tours de surveillance et des abris fortifiés pour répondre à tout danger éventuel, mais aussi des lieux d’hébergement pour ne pas coucher sous la tente ou à la belle étoile.
Se pose alors la question du coût de tous ces aménagements, tant pour les réaliser que pour en assurer l’entretien. Si les sommes investies correspondent à des montants qui, aujourd’hui, nous échappent, celles-ci étaient sans doute moins importantes qu’on ne l’imagine grâce à d’éventuelles collaborations entre les États concernés par les travaux, mais surtout par le recours au système de la corvée mobilisant à peu de frais les populations locales.
L’argent n’étant pas semble-t-il un frein puissant à l’investissement, Hélène Roelens‑Flouneau (p. 132) signale que, en facilitant et, par voie de conséquence, en encourageant la circulation, toutes les dispositions prises en ce sens « représentai(en)t un atout pour les relations politiques, culturelles et économiques, mais aussi un danger pour les pouvoirs qui voulaient contrôler les déplacements des hommes et des biens qui traversaient leurs territoires ». Rois et cités ne pouvaient donc être insensibles à de tels enjeux. Ceux qui acceptaient le passage des biens et des personnes sur leurs territoires prenaient alors toute une série de mesures propres à tirer le meilleur profit de la situation. Entre autres exemples, textes littéraires et épigraphiques font connaître nombre de taxes sur la circulation des marchandises, les personnes libres n’étant pas concernées semble-t-il par quelque prélèvement que ce soit. En revanche, celles-ci devaient s’attendre à verser des droits de douane à l’entrée et à la sortie des territoires fréquentés, des droits sur les biens en transit, des droits d’usage (de cours d’eau, de routes, de ponts, etc.), des droits portuaires (mouillage, stockage, halage, etc.), mais aussi se soumettre au change dans les États n’acceptant pas d’autres monnaies que les leurs. En retour, ces derniers devaient veiller à ne pas percevoir trop de taxes, sous peine de décourager des voyageurs prompts à se tourner vers des routes plus accueillantes. D’où la nécessité d’atteindre un équilibre dans lequel chacun trouverait son intérêt.
Dans tous les cas, le voyageur avisé devait tenir compte de telles contraintes, et de bien d’autres, avant de se mettre en route. Hélène Roelens-Flouneau rappelle qu’un déplacement, en particulier lointain, nécessitait une préparation minutieuse qui, par bien des aspects, n’est pas sans rappeler, toute proportion gardée, les exigences du monde moderne. Outre l’estimation des dépenses inévitables (transport, taxes, hébergement, restauration, etc.) auxquelles il fallait répondre si celles-ci n’étaient pas prises en charge par un tiers, on devait également rassembler les documents justificatifs, publics et privés, permettant de se déplacer. Par ailleurs, le voyageur avait à choisir son itinéraire, son mode de transport (par bateau, dans une voiture ou dans un chariot, à pied, à cheval, à dos de chameau, de dromadaire, de mule ou de mulet), mais aussi le moment de l’année le plus indiqué pour prendre le départ. Il ne devait pas oublier également de préparer ses bagages personnels, conditionner les marchandises éventuelles circulant avec lui, sélectionner ses compagnons de voyage au cas où il déciderait de ne pas aller tout seul. Enfin, et peut-être surtout, la consultation des dieux était indispensable pour s’assurer de leur soutien le long d’un parcours où l’imprévu ne demandait qu’à jaillir. Ce faisant, le respect d’un tel cahier des charges facilita l’émergence de ce que Hélène Roelens‑Flouneau appelle la « culture de la mobilité » ou de la « compétence circulatoire » (p. 137).
Bien d’autres informations pourraient être tirées d’un ouvrage foisonnant où chaque page invite le lecteur à la réflexion et ouvre des perspectives nouvelles à ses propres recherches. L’immensité du sujet et la grande variété des thèmes abordés, poussant l’auteur à s’interroger sur l’impact des infrastructures routières et de la circulation dans le contrôle et la représentation de l’espace par les Anciens, en font un livre avec lequel il faudra compter désormais.
Reste encore à pouvoir y trouver sans peine tout ce dont le lecteur peut avoir besoin sur un point précis. À cette fin, Hélène Roelens‑Flouneau propose de copieux index relatifs aux sources, aux mots grecs ou bien encore aux anthroponymes, théonymes, toponymes, notions diverses, termes latins et étrangers. L’accomplissement de cette tâche lui a peut-être demandé du temps, mais il s’agit là d’un outil de travail des plus précieux, aussi indispensable que trop souvent négligé, voire omis, dans bien d’autres publications.
Nous ne saurions terminer notre compte rendu sans signaler encore la présence d’annexes dans lesquelles sont exposées les attestations épigraphiques, voire archéologiques, des routes ayant sillonné l’Asie Mineure dans l’Antiquité. À ces utiles inventaires, Hélène Roelens‑Flouneau ajoute une série de cartes inédites et variées, certaines de grand format, le plus souvent en couleur et commentées en regard.
Fabrice Delrieux, Université de Savoie
Publié dans le fascicule 1 tome 123, 2021, p. 293-295