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Les éditions Ausonius ont accueilli dans leur riche collection Scripta Antiqua un nouvel ouvrage au titre résolument moderne, La cité interconnectée. Derrière cette expression attirant la curiosité, sont réunies en 340 pages par Madalina Dana et Ivana Savalli-Lestrade dix-huit contributions de savants internationaux issues des actes d’un colloque organisé en juin 2016 dans le cadre du programme Diktynna : Réseaux civiques et dynamiques institutionnelles, sociales et culturelles dans le monde grec de l’époque classique à l’époque impériale, de l’UMR ANHIMA (Anthropologie et Histoire des Mondes Antiques). Les deux éditrices avaient publié au préalable les fruits des travaux de ce programme de recherche sur les pratiques politiques des cités, la circulation des personnes et la formation des koina régionales. Cela avait donné lieu à des publications d’actes de journées d’étude sur l’éolide et sur la région des Détroits des Dardanelles et du Bosphore.

M. Dana et I. Savalli-Lestrade soumettent maintenant au lecteur un ensemble de contributions portant sur une thématique à la fois novatrice et complexe, dans une approche diachronique, puisque la période retenue s’étend du IVe siècle a.C au IVe siècle p. C., sans doute dans la volonté de dépasser le clivage somme toute artificiel entre monde grec et monde romain en Orient. Le cadre géographique retenu englobe une partie de la Méditerranée orientale, allant de la Grèce continentale à l’Asie Mineure, des îles de l’Égée au Pont. Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, il s’agit d’interroger les transferts et réseaux institutionnels, religieux et culturels aux époques hellénistique et impériale. La grande richesse des contributions présentées dans cet ouvrage reflète les larges ambitions scientifiques des éditrices. Disons-le tout net, ce bref compte rendu ne peut suffire à rendre les nombreux points d’intérêt que chaque contribution peut amener au lecteur pour stimuler sa réflexion scientifique. Les auteurs sont des savants et universitaires représentant de nombreuses universités européennes et l’approche du sujet de la cité interconnectée se veut le fruit d’une recherche elle-même internationale.

Pour le lecteur qui n’est pas familier de l’utilisation de la théorie des réseaux en histoire ancienne, l’introduction proposée par M. Dana et I. Savalli-Lestrade permet une mise au point nécessaire, tant la nouvelle sémantique peut paraître éloignée des mentalités antiques. Les éditrices se livrent à un exercice d’équilibristes en plaçant les travaux sur la circulation des personnes et les contacts en Méditerranée sur l’angle double de la « glocalisation », conçue comme une analyse dans laquelle « panhellénisme – (ou globalisation) et localismes ne s’excluent pas » (p. 9). Elles expliquent ensuite comment les pratiques d’interrelations des poleis avec leur environnement « trans-politique » ou panhellénique, ainsi que les relations régionales qui organisent des hiérarchies entre les cités, amènent ces entités à imaginer des adaptations locales aux phénomènes horizontaux (les relations trans-politiques) et verticaux (les relations régionales hiérarchisées). Après ces premières pages stimulantes, les éditrices définissent leurs objets d’étude, les concepts de mobilité et de réseau, de manière plus convenue. Leur définition du réseau comme « relation pérenne ou que l’on peut suivre à moyen et long terme, entre deux ou plusieurs cités autrement dit, les réseaux structurels » (p. 10) amène à expliquer la network-theory. Les cités sont alors considérées dans une toile entre entités civiques aux relations entrecroisées, comme l’a suggéré Irad Malkin[1], avec la notion de connectivity. Notons que les communications qui suivent l’introduction ne présentent pas systématiquement des toiles de réseaux civiques sous la forme de schémas, cartes ou tableaux, supplantant l’analyse quantitative des données qui servent de base à l’historien.

La présentation critique se poursuit avec les deux premières contributions regroupées dans une première partie intitulée « Instruments critiques et théoriques » (p. 25‑42). Christel Müller développe la méthodologie opératoire des concepts cités dans sa contribution intitulée « Les réseaux des cités grecques : archéologie d’un concept ». Partant du concept de « spatial turn » issu de la géographie, elle relève que l’espace est une construction sociale, observable notamment dans l’analyse des territoires civiques. La mobilité des hommes et des objets est également interrogée au regard de la théorie des « transferts culturels » pour aboutir à la notion de globalisation. Elle présente le rôle indispensable de « médiateurs » agissant dans le réseau pour opérer une médiation entre le local et le global. Elle développe enfin une analyse de la notion de réseau et de la notion de connectivity, la peer policy interaction des archéologues et des historiens anglo-saxons, mise en avant par John Ma dans un article de 2003. Sa contribution, très riche sur le plan conceptuel, s’achève par une présentation nuancée des usages du réseau, sous la forme de réseaux métaphoriques, réseaux en géographie et en sociologie notamment. Dans la seconde contribution « Historicising the Closed City » (p. 43-57), Konstantinos Vlassopoulos aborde le concept de cité fermée, repliée sur elle-même. Il montre qu’il s’agit plutôt d’une représentation passéiste à l’époque hellénistique, tant la mobilité sociale intra-civique est difficile à cerner, les catégories de citoyen, non citoyen, étranger ou affranchi étant difficiles à distinguer. L’auteur aborde pour appuyer son propos des actes d’affranchissements d’esclaves de Bouthrotos en Épire et de Delphes et considère que les mobilités entre catégories sociales ne permettent pas de penser la cité comme un espace clos.

La seconde partie de l’ouvrage regroupe six contributions autour du thème « approches régionales des réseaux civiques ». On y lit des études de cas et des analyses de réseaux par le biais de la diplomatie entre cités. William Mack, qui a publié une monographie sur les proxénies en 2015, propose une étude intitulée « Beyond Potential Citizenship : A Network Approach to Understanding Grants of Politeia » (p. 61‑82) dans laquelle il s’interroge sur ce que signifiait accorder la citoyenneté et sur les citoyennetés multiples aux périodes classique et hellénistique. Concluant d’abord que la citoyenneté honorifique ne permet pas de parler de citoyenneté de plein droit dans plusieurs poleis en même temps, il développe des analyses sur les actions et les perspectives des acteurs de la pratique d’obtention de la citoyenneté, le groupe civique, l’honorandus et la réception de cette citoyenneté par les communautés extérieures, étudiant des cas de citoyenneté accordée à des individus, à des groupes par l’isopoliteia. L’auteur en conclut qu’on observe différentes définitions de la citoyenneté multiple, qui est employée par l’individu selon les circonstances et revêt pour les autres cités le caractère d’une interaction du groupe envers un individu. De son côté, Christy Constantakopoulou, « Networks of Honour in Third-Century Delos » (p. 83-98), interroge les habitudes honorifiques des Déliens à partir du dossier des proxénies et des statues. Elle se livre à une analyse du formulaire, dresse une synthèse de la provenance des proxènes, classés en sept groupes régionaux, cités des Cyclades, du nord de l’Égée, du sud de l’Asie Mineure, du sud de la Grèce balkanique d’Athènes au Péloponnèse, du Pont-Euxin et enfin des sites du Levant (tableau). L’auteur tente d’en expliquer la distribution, non par une corrélation unique avec les grandes routes de circulation économique passant par Délos, mais par une politique de continuation du prestige issue de l’attrait du sanctuaire d’Apollon et mise en œuvre à l’époque hellénistique par la communauté des Déliens. La question des pratiques épigraphiques est au cœur de la communication livrée par Nicolas Kyriakidis sous le titre « Entre temps et espace, la culture institutionnelle de la cité de Delphes » (p. 99‑112). Ce spécialiste de la communauté civique delphienne tente d’y présenter la culture institutionnelle des Delphiens, définie comme « l’ensemble des formes de comportements que les Delphiens pratiquent dans la sphère civique et dont témoignent les inscriptions » en testant les concepts de connectivité et transferts culturels. Au terme d’une étude rapide des noms de magistrats, des modalités du fonctionnement institutionnel et des formes prises par les décisions, il aboutit à la conclusion que les pratiques institutionnelles delphiennes ont peu de contact avec les pratiques des voisins. La culture institutionnelle delphienne ne participerait pas d’une koinè institutionnelle thessalienne. Les liens avec les cités de Locride occidentale et du Nord du Péloponnèse recoupent des « réseaux de circulation de nature économique et démographique plus que politique ». À son tour, Anthony Hostein présente l’idée de confronter monnaies et network dans sa contribution « Les réseaux de cités en Asie Mineure durant les années 240-250 p.C. L’apport des monnayages provinciaux » (p. 113-134 avec carte, tableaux et photographies de monnaies). L’auteur y donne une distinction entre réseaux formels, « réseaux constitués par au moins deux cités désireuses de signaler explicitement leurs relations réciproques à travers des images ou des légendes, présentes au revers des pièces » (p. 115) et réseaux sous‑jacents, que l’on déduit de la mise en série et de la distribution sur les cartes des monnaies. Il observe dans les émissions de monnaies provinciales des légendes comportant le mot omonoia, liant des cités pour des raisons politiques en s’affranchissant souvent du cadre territorial. Parmi les pratiques monétaires, la circulation de coins d’une cité à l’autre, phénomène bien visible dans les monnayages de Pont-Bithynie, atteste des réseaux sous-jacents dépassant les limites des provinces, qui rejoignent des réseaux culturels et politiques déjà observés. La question des nœuds des réseaux est directement évoquée dans la contribution de Panos Christodoulou « Les cités hellénistiques de Chypre : nœuds des réseaux locaux et supra-locaux » (p. 135-148). L’auteur évoque les stratégies de communautés civiques locales dans les réseaux supra-locaux, principalement auprès des Lagides. Il considère ensuite les pratiques d’intégrations nécessaires pour les aristocraties locales afin de tenir leur place dans des réseaux informels. La diplomatie des cités et les modèles de négociation sont abordés par Anna Magnetto dans « Modelli di negoziazione e di conclusione dei trattati in epoca classica ed ellenistica » (p. 149-162). Elle revient sur trois exemples de traités des années 420 connus par Thucydide et de la série des quatre décrets athéniens pour Méthoné de Piérie datés des années 430-420. À ce modèle traditionnel dit « athénien » de négociations par plénipotentiaires nommés par l’assemblée, elle oppose de nouvelles pratiques observables dans des décrets milésiens du IIe siècle a.C avec Pidasa, Héraclée du Latmos et Cyzique, notamment autour de la question de la médiation extérieure et d’une plus grande flexibilité dans la négociation des clauses. D’autres exemples pris en Lycie, en Pisidie et en Grèce centrale concluent cette communication.

La troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Réseaux religieux et agonistiques », regroupe quatre communications qui nous entraînent de Claros à Alexandrie et de la Béotie à Délos. Ian Rutherford, « Towards a Typology of Sanctuary Networks : The Case of Roman Claros » (p. 165‑183), revient sur l’histoire et les relations extérieures du sanctuaire oraculaire apollinien de Claros en Asie Mineure. C’est l’occasion pour lui de compléter l’analyse du dossier documentaire de Claros, esquissée dans son ouvrage de 2013 consacré aux théores et aux théories dans les sanctuaires grecs. Le dossier de Claros présente la caractéristique de documenter la période romaine alors que les autres dossiers portant sur la théorie couvrent les époques classique et hellénistique. Selon l’auteur, le sanctuaire était au cœur d’un réseau trans-anatolien dépassant les limites des provinces romaines. Les quarante-cinq mentions concernent quarante‑huit cités du Nord de l’Asie Mineure, comme Parion en Troade et Cyzique, Périnthe en Thrace ou encore Amaseia dans le Pont. Le cœur de ce réseau est cependant constitué par les cités de la vallée du Méandre et les principales cités de l’Ionie. L’auteur synthétise ses constatations dans deux cartes de distribution stimulantes (p. 170-171) utilisant la proximal point analysis pour mettre en avant des sous-ensembles dans ce réseau. L’auteur discute rapidement les raisons de l’attractivité de Claros romaine et conclut à l’existence de deux niveaux d’activité, selon qu’elle est le fruit d’une relation de « clients » réguliers de Claros ou bien, par les mentions peu nombreuses dans la documentation, relevant de participations occasionnelles. On touche ici à la difficulté d’interprétation due aux aleas de la conservation documentaire et l’auteur livre cette phrase surprenante, qui montre les limites de l’analyse des réseaux : « we could apply the term “network“ to such casual cities whose participation is occasional or casual » (p. 174). L’étude de cas d’Esther Eidinow appelée « Sarapis at Alexandria : The Creation and Destruction of a Religious “Public“ » (p. 18‑204) développe une analyse novatrice de sociologie relationnelle issue des travaux d’E. Ikegami notamment, à propos de l’interaction entre individus et groupes à l’occasion de l’émergence puis de la disparition du culte de Sarapis. Elle met en valeur les publics de Sarapis, unis par le biais de pratiques, d’associations cognitives et de dynamiques émotionnelles. L’article de Nikolaos Papazarkadas, « Festival Networks in Late Hellenistic Beotia : from Kinship to Political Rejuvenation », présente une approche plus classique des concours organisés en réseau en relation avec le koinon béotien, même après sa disparition en 170. Des cartes (p. 207 et 210) illustrent la provenance des délégués béotiens au Ptoion d’Akraphaia et aux Basileia de Lébadée, tandis que des tableaux de listes de vainqueurs dans plusieurs grands concours béotiens semblent appuyer une syngeneia sous-jacente, étendue à des régions éoliennes (Kymé, Myrina, Temnos et Cyzique). Dans « Across Gender, Status, Origin : Religious Associations and Networks in the Sanctuaries in Late Hellenistic Delos » (p. 223-237), Jullietta Steinhauer explore davantage la place des femmes et des enfants dans les associations religieuses, les thiases, qu’elle n’analyse de véritables réseaux. Elle conclut à la fonction intégratrice des sanctuaires déliens, qui amènent à dépassser le statut social du participant au culte.

Dans la dernière partie de l’ouvrage intitulée « Représentations sociales et mobilités », sont regroupées cinq communications, dont certaines sont assez originales. Christophe Chandezon livre une analyse de « L’individu en réseau : les Oneirokritika d’Artémidore comme sources sur les modes d’inscription en société » (p. 241-272). Les œuvres d’Artémidore sont rarement utilisées pour des analyses d’un réseau social tel que le définit l’auteur d’après le sociologue P. Mercklè comme « un ensemble d’unités sociales et des relations que ces unités sociales entretiennent les unes avec les autres, directement ou indirectement avec des chaînes de longueur variables » (p. 241). L’exploration du réseau social du rêveur d’Artémidore se développe autour de l’individu dans sa parenté, dans des espaces de sociabilité et enfin par des phénomènes de mobilité. C’est l’occasion pour l’auteur de rappeler le cadre théorique des réseaux sociaux et leurs principes relationnels, dont il applique la grille au rêveur. L’œuvre d’Artémidore construite autour de stéréotypes se prête bien à cette analyse stimulante. A contrario du rêveur anonyme, Nino Luraghi revient sur la figure célèbre de « Kallias of Sphettos Between Two Worlds » (p. 273-285), connu au début du IIIe siècle par un décret athénien qui lui a été attribué et qui montre son rôle de philos royal d’origine athénienne. La question de la carrière et des relations est également au centre de la communication de Karin Karila‑Cohen « La valeur du lien : relations extérieures et capital social des notables athéniens de la basse époque hellénistique » (p. 287-306). L’auteur, qui est spécialiste de prosopographie attique, focalise son attention sur les mobilités dans les hiérarchies sociales et sur les relations extra‑civiques des Athéniens pour mettre en évidence les relations interpersonnelles et l’exploitation de ces relations extra-civiques dans une stratégie de mise en avant des Athéniens à l’intérieur de la cité elle-même. L’étude de cas des pythaïdes amène à considérer l’efficacité des liens dans la longue durée dans l’analyse des réseaux. La contribution de Matthias Haake, spécialiste des philosophes antiques, tranche avec les communications précédentes en ce sens qu’elle propose une mise en perspective théorique sur le temps long sous le titre « Philosophy and the “Mediterranean Wide Web“. Connecting Elites and Connections in the Upper Classes of the Graeco-Roman World Between the Late Archaic Period and Late Antiquity » (p. 307-325). L’auteur présente des lettres de philosophes (Platon, épicure, Diogène) comme des marqueurs de réseaux puis il examine la philosophie en tant que « communicative substructure and “social language“ » (p. 312) dans le cadre des connections entre les élites. Cette idée aurait mérité de plus amples développements pour consolider l’hypothèse de l’auteur que la philosophie est un modèle de communication dans le Mediterranean Wide Web, « a kind of a spatial or rather a spaciotemporal network » (p. 317). La dernière contribution aborde « La participation des Rhômaioi à la vie civique et religieuse des cités grecques (IIe– Ier siècles a.C.) : continuité et adaptations institutionnelles » (p. 327‑338). Adrian Robu, épigraphiste et spécialiste reconnu des institutions de Mégare, exploite de nombreux exemples illustrant la participation des Rhômaioi, de passage ou résidents, aux banquets et aux fêtes et leur mention dans les catalogues militaires et parmi les magistrats civiques. Il conclut que les Rhômaioi forment un groupe distinct intégré en partie à la vie civique et religieuse comme les autres étrangers. Les communautés grecques ont cependant compris l’importance d’honorer les Romains en tant qu’individus et en tant que groupe, notamment pour des motivations financières.

Kostas Buraselis note dans son propos conclusif le poids de l’acteur individuel dans l’inter-connectivité entre les cités grecques. L’ouvrage édité par M. Dana et I. Savalli‑Lestrade est sans doute bien davantage tant il stimule l’attention du lecteur, tant dans la mise en perspective théorique de la notion de réseau et des approches afférentes que d’une mise en série de cas d’études consacrant l’extrême variété des structurations et de la vie propre des réseaux.

Franck Prêteux, UMR 8167 – Orient et Méditerranée, Sorbonne Université

Publié dans le fascicule 1 tome 123, 2021, p. 296-300

[1]. Dans son ouvrage A Small Greek World. Networks in the Ancient Mediterranean, Oxford 2011.