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La conception ancienne de l’espace, abordée déjà comme un objet scientifique dans les travaux de Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal‑Naquet, Marcel Detienne et leurs élèves, voit un certain regain d’intérêt depuis quelques années. Il ne s’agit pas, ou pas directement, de géographie historique, mais bien plutôt de comprendre comment étaient conçus, perçus, pensés, le proche et le lointain, le continu et le discontinu, l’accessible et l’inaccessible. C’est dans cette perspective de recherche que s’inscrit l’ouvrage stimulant de Fr. Larran.

Le volume présente cinq études de cas en autant de chapitres, qui se veulent autant de démonstrations autonomes liées par un cadre thématique (Sparte) et théorique (l’espace comme objet historique). Ces études de cas sont présentées dans un ordre chronologique et centrées à chaque fois sur un texte particulier. Les questions traitées sont ainsi résumées par l’A. : « Dans l’Odyssée, pour quelle raison Ménélas propose-t-il à Ulysse de vivre auprès de lui ? Dans l’Enquête d’Hérodote, à quoi tient l’hésitation du roi Cléomène d’entreprendre une lointaine expédition en Asie ? Dans quelle mesure le stoïcien Télès considère-t-il comme exemplaire l’exil du spartiate Hippomédon dans la Thrace du IIIe s. avant J.-C. ? Pourquoi Polybe rend-il les Spartiates incapables d’exercer une hégémonie extérieure durable ? Quelles intentions motivent Pausanias lorsqu’il localise, contre la tradition, l’Assemblée spartiate au cœur de la cité et non sur les bords de l’Eurotas ? » (p. 14). Comme il se doit, en bonne critique, l’approche de ce corpus entend combiner une compréhension de chaque texte dans son fonctionnement interne et dans son rapport à son temps et à la tradition dans laquelle il s’inscrit. C’est donc plutôt l’objet précis de l’étude qui vaut ici par son originalité : qu’est‑ce que ces différents textes nous apprennent sur le passé lorsque l’on se concentre sur ce qu’ils nous disent de l’espace ? Il est important de préciser d’emblée que l’objet de l’étude n’est pas directement le rapport des Spartiates à l’espace, mais plutôt comment ce rapport a été pensé par les auteurs étudiés. Il s’agit donc peut‑être moins d’un livre sur Sparte que d’un livre autour de Sparte, si l’on peut dire.

Ménélas, donc, dit à Télémaque lors de sa visite à Sparte, qu’il aimerait proposer à Ulysse de s’installer près de lui, en Argos (Odyssée IV, 169–182). Dans le monde d’Homère, la discontinuité spatiale est synonyme de déséquilibre et le contact, de manière corollaire, est un moyen nécessaire de communication. L’isolement est synonyme d’oubli, d’absence de kleos, que la communauté seule peut conférer. L’Argos de Ménélas où Ulysse pourrait venir s’installer apparaît donc comme l’espace idéal, continu, opposé aux marges instables ou inquiétantes. Ulysse refuse d’ailleurs les offres de Calypso ou d’Alkinoos de s’établir chez eux et promet au contraire à Eumée et Philoetios de les établir près de lui après qu’ils l’ont aidé, tout comme Ménélas aimerait le faire pour lui. Selon l’A., le poète définit ainsi un espace idéal, harmonieux, dans le contexte de reconfiguration politique succédant à l’effondrement du monde des palais mycéniens. L’exposé est séduisant, stimulant, mais semble parfois un peu rapide : on aimerait en savoir plus, voir tel ou tel aspect approfondi. Lorsque l’A. essaye d’éclairer le passage par le contexte historique dans lequel il se trouve, il devient plus difficile de le suivre. Ce contexte lui‑même n’est pas clairement défini : XIIIe‑VIIIe s., Haut-Archaïsme… L’A. passe en revue des moments possibles (eux-mêmes parfois très hypothétiques, vu l’état de la documentation), des évolutions dans les structures politiques post-mycéniennes, qui entretiendraient des similitudes avec la proposition de Ménélas : « Des royautés fédérales, des cités nées d’un synoecisme, des colonies proches et lointaines, un sanctuaire panhellénique : les espaces historiques se bousculent, nombreux, pour prétendre inspirer le projet de Ménélas » (p. 35). Ces contextes possibles me semblent trop discutables ou trop mal connus pour offrir un cadre interprétatif valable. Dans quelle condition un texte comme l’Odyssée nous informe-t-il sur le passé de la Grèce ? La question est complexe, a reçu diverses réponses, et elle aurait sans doute nécessité d’être plus explicitement traitée ici. Mais en définitive, ce qui prévaut, c’est la vision du poète. Comme l’A. le souligne en conclusion, l’épopée « reflète moins l’histoire qu’elle n’en livre une philosophie » et, même si les détails de l’analyse proposée ne convainquent pas toujours, l’approche, quand elle se recentre sur le texte, est fort pertinente et ouvre certainement de nombreuses perspectives.

Le second chapitre est plus proprement lié à l’histoire de Sparte et s’intéresse au célèbre passage d’Hérodote (V, 50) mettant en scène le refus du roi Cléomène de répondre à l’appel d’Aristagoras d’aller défier les Perses. Plutôt que d’y voir simplement la peur de l’éloignement, l’A. met fort subtilement l’épisode en rapport avec les logiques spatiales opposées déployées par Sparte et Athènes à l’aube de la Guerre du Péloponnèse, c’est-à-dire au moment où Hérodote écrit, mais aussi avec le projet hérodotéen lui-même qui organise dans un récit une image bigarrée et fragmentée des mondes grec et barbare. L’opposition des stratégies de Sparte et d’Athènes au Ve s., terrestre pour l’une, maritime pour l’autre, n’est certes pas nouvelle, mais c’est la mise en perspective globale de ce que ces stratégies impliquent dans le rapport à l’espace qui est intéressant. L’opposition des rapports de Sparte et Athènes à l’espace en dehors du texte d’Hérodote est moins pertinente. Ainsi, p. 56, l’analyse mêle des sources de toutes époques qui tendent précisément à faire de Sparte une anti-Athènes et participent en plein du mirage spartiate que l’A. déclare en introduction vouloir contourner. Sans être au cœur de l’enquête, les textes de Xénophon ou Plutarque par exemple devraient bénéficier eux aussi d’une certaine remise en contexte.

Le point de départ de la troisième enquête est un passage de Télès sur quelques exilés emblématiques, parmi lesquels Hippomédon de Sparte, commandant en Thrace les troupes de Ptolémée III (Sur l’exil, III, 3–4). L’A. entend explorer l’idée de Télès selon lequel l’exil n’est pas une mauvaise chose. Pour ce faire, il confronte à l’idéal cosmopolite du philosophe une certaine idée de la Grèce hellénistique : ouverture vers l’Égypte et l’Asie, brassage de population, opposition entre ancienne et nouvelle Grèce … Hippomédon incarnerait une figure parfaite car il serait resté fidèle au vieux monde des cités, tout en étant impliqué dans le mouvement et l’ouverture caractéristiques des royaumes hellénistiques. L’exposé est riche, mais aboutit peut-être à imputer à Télès plus que ses fragments ne peuvent offrir, ou à donner à Hippomédon une valeur paradigmatique qu’il n’a pas et l’on se demande ce que l’analyse aurait donné avec Chrémonidès ou Glaukon cités aussi en exemple par Télès, et Athènes plutôt que Sparte.

Le quatrième chapitre s’attache à comprendre l’analyse de l’échec de l’hégémonie spartiate que donne Polybe en VI, 49, 5–10 et son rapport aux événements qui forment le cœur des Histoires. Ce serait moins, dans la perspective de Polybe, une question de distance que d’échelle : le système Lycurguéen, admirable pour la gestion d’une cité, était inadapté pour une structure politique plus large. Sparte devient ainsi l’opposé de Rome ou même de la Confédération achéenne. L’intérêt tout particulier de ce chapitre tient certainement à la combinaison de l’analyse spatiale et d’une compréhension fine de l’entreprise historiographique de Polybe. Comme pour le second chapitre avec Hérodote, c’est la relecture de Polybe qui séduit ici et invite le plus à réfléchir.

La dernière partie, enfin, est consacrée à une section de la Périégèse de Pausanias consacrée aux environs de la Skias où « encore maintenant » les Spartiates « tiennent assemblée » (III, 12, 10–13, 1, donné dans ma traduction dont je complète ici la référence[1]). Selon Plutarque en effet, les Spartiates tenaient assemblée en plein air, entre Babyka et Knakion. Il me faut citer ici encore l’A. : « La relocalisation de l’Assemblée spartiate relève, de la part de Pausanias, d’un choix pour le moins surprenant. Lecteur de Plutarque, le Périégète ne mentionne pas le site de la Grande Rhètra alors même qu’il passe probablement devant Knakion et Babyka lorsqu’il longe l’Eurotas pour se rendre en Arcadie » (p.112). On aimerait cependant savoir d’où l’A. tient pour certain que Pausanias est un lecteur de Plutarque, d’où il connaît la localisation de Babyka et Knakion (dont les explications de Plutarque, en partie attribuées à Aristote, montrent que c’était, comme d’autres points de la Grande Rhètra, sujet à interprétation déjà dans l’Antiquité), d’où surtout il peut être certain que la Skias, tout en étant au cœur de la ville du IIe s. ap. J.-C. ne pouvait pas également se trouver alors « entre Babyka et Knakion », une localisation que Plutarque utilise manifestement, à l’instar de l’Eurotas, comme une métonymie pour désigner Sparte (Pélopidas, 17, 13). Certes, Plutarque insiste sur l’absence de portique ou de bâtiment à l’endroit où se réunissaient les Spartiates à l’origine, mais cela participe de sa vision de l’austérité Lycurguéenne développée dans toute son œuvre et projetée dans le passé. Il interprète d’ailleurs l’absence de bâtiment en fonction de la volonté du législateur de ne pas laisser les citoyens se faire distraire par des ornements et des statues. Dans la mesure où l’on ne sait pas ce que la Skias pouvait être exactement, que Plutarque, qui décrit un passé idéalisé, n’en parle pas, il semble difficile d’opposer le texte de ce dernier à celui de Pausanias. Tenant cependant pour établi ce qui ne l’est pas, c’est‑à-dire que Pausanias connaissait le passage de Plutarque et que celui ci entrait en contradiction avec son propre texte, l’A. entend déconstruire la Périégèse et montrer l’ironie qui s’y cache. Bien que construit sur des prémisses qui me semblent fausses, la discussion reste érudite et stimulante. Prenant appui sur les recherches les plus récentes, l’A. montre fort bien que Pausanias n’est pas un descripteur passif comme on l’a longtemps cru. Son projet, ses intérêts, sa méthode reflètent les intérêts de son temps, mais innovent sur bien des points. Bien qu’orientées par son hypothèse d’un Pausanias critique acerbe de Sparte, les références que l’A. apporte pour contextualiser les observations du Périégète et les replacer dans le paysage intellectuel du IIe s. ap. J.-C. sont très souvent éclairantes. On ne peut cependant y voir tout ce que l’A. y projette. Par exemple, qu’il y ait une statue de Timothée à Pergame ne fait pas de Pausanias un « bon connaisseur » de son œuvre ni de la version alternative de son histoire rapportée par Athénée (XIV 636 e–f). Si je suis bien entendu convaincu que Pausanias construit son texte et sélectionne les éléments qu’il décrit ou l’ordre dans lequel il les nomme (l’A se réfère pour cela explicitement à mes travaux), je pense aussi que les récits qu’il y rattache ne sont pas tous, loin s’en faut, le reflet de ce que des guides locaux lui auraient rapporté (l’influence d’informateurs locaux est certaine, mais son ampleur impossible à mesurer et certainement concurrencée par un savoir livresque). Je ne pense pas non plus qu’il faille trouver un et un seul cadre interprétatif qui justifie et explique tout ce que Pausanias rapporte dans une section donnée de son texte. Dans le passage concernant la Skias, la référence implicite à la généalogie qui ouvre le livre III n’exclut pas, par exemple, une lecture politique de l’espace de l’assemblée et du patronage de Zeus et Aphrodite. Si Pausanias corrige certaines opinions erronées à ses yeux, ce n’est pas spécifique à sa description de Sparte, et même s’il présente un parti pris manifeste pour les Messéniens dans ses livres III et IV, il me semble réducteur de faire de la critique de Sparte le fil conducteur de sa description.

La conclusion reprend les acquis de l’analyse et ouvre finement la réflexion sur le monde multi-scalaire contemporain.

Le livre n’a pas d’index, mais deux longues listes bibliographiques, l’une pour les sources anciennes et modernes (c’est là que le lecteur trouvera les références aux traductions utilisées dans le volume ainsi qu’aux traductions des textes cités en note ; les éditions ne sont mentionnées le plus souvent que si elles sont accompagnées d’une traduction), l’autre pour les travaux. Étrangement, l’A. attribue comme date de parution dans ses abréviations bibliographiques, non la date de publication, mais la date de mise en ligne pour les articles disponibles sous cette forme, ce qui induit en erreur sur leur position dans le débat historiographique.

Au total, ce livre est passionnant et quelque peu déroutant. C’est un livre d’une lecture stimulante et agréable, mais dont, précisément, le texte très fluide, les formules élégantes, masquent parfois les raccourcis argumentatifs. Chacun des chapitres est construit autour d’une thèse et un nombre impressionnant de faits et de textes sont convoqués pour étayer chacune d’elles. Trop souvent cependant, l’analyse s’appuie sur des rapprochements un peu rapides ou des assomptions non étayées ou prête aux auteurs des intentions difficilement démontrables. S’il est nécessaire de comprendre un texte au plus près pour l’interpréter, il est plus délicat de lire ses silences, de chercher des sens cachés, de débusquer l’ironie. Les auteurs anciens ne sont certainement pas à prendre au pied de la lettre, mais il faut mieux encadrer les interprétations proposées, étayer solidement les hypothèses, documenter les assertions. Les mérites principaux de ce livre sont d’essayer d’ouvrir de nouvelles perspectives et de combiner fort intelligemment l’analyse de la conception de l’espace et du projet d’écriture du texte qui la transmet. Les chapitres sur Hérodote, sur Polybe et, malgré les réserves exprimées ci-dessus, sur Pausanias sont d’ailleurs à mon sens les plus stimulants et suggèrent des pistes de réflexions qu’il serait heureux de voir l’A. poursuivre plus avant.

 

Olivier Gengler, Université de Tübingen

Publié dans le fascicule 1 tome 123, 2021, p. 289-292

 

[1]. O. Gengler, L’espace spartiate et les Lakônika de Pausanias : Topographie et représentation d’une cité grecque antique, thèse de l’EHESS, Paris, 2004, t. II, p. 22.