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Le volume constitue les actes d’un colloque tenu au Centre Jean Bérard à Naples en décembre 2012, consacré notamment à la tombe 100 de Torre di Mare à Métaponte, alors découverte depuis peu. D’un point de vue plus général, cette réunion se situe à l’intérieur d’un programme de recherche du centre français consacré à la production de vases peints figurés de Grèce occidentale dans la phase post‑Trendall, le grand savant néo-zélandais (1909-1995) à qui l’on doit les volumes incontournables consacrés aux vases italiotes. Cette recherche se propose une révision de l’œuvre fondatrice en raison de la richesse des découvertes récentes et d’une méthodologie renouvelée par l’attention portée à la contextualisation matérielle des objets, à laquelle les fouilles menées de nos jours donnent accès. Il s’agit, en reconstruisant ce contexte, de redonner à ceux-ci la richesse de leur réalité culturelle. La céramique ainsi envisagée devient riche d’informations sur les sociétés qui l’ont produite et celles auxquelles elle était destinée. Il s’agit d’une recherche collective et pluridisciplinaire : l’archéométrie y a sa place aux côtés de l’archéologie de terrain, de l’iconographie, de l’histoire et du connoisseurship car c’est à l’attribution que l’on doit le socle de restitution des modes de production et de diffusion. Une part de la révision de Trendall consiste d’ailleurs en des réattributions.

Une première table ronde réunie à Naples en 2000 autour de la céramique apulienne. Bilan et perspectives a fait l’objet, en partie par les mêmes auteures, d’une publication en 2005. Une autre journée d’études tenue à Vicence en 2015[1], annoncée dans notre volume est désormais publiée, (Milan 2018). Elle concernait l’organisation de la production et abordait la mobilité des peintres potiers. C’est cette dernière que la rencontre de 2012 met au centre de ses interrogations. Dans l’enquête générale qui s’attache aux dynamiques de production et de réception, la question des déplacements humains est à l’ordre du jour de la recherche historique. En témoignent différents programmes d’investigation de ces vingt dernières années[2]. À l’intérieur du monde artisanal, le potier semble pourtant le moins susceptible de déplacement, lié qu’il est à son tour et à son four. Et pourtant, dans l’ensemble du monde grec, on a pu repérer des exemples de ce type de mobilité, qui ne constitue donc pas une spécificité du monde grec occidental. Et pourtant, comme les auteures le rappellent, elle y trouve un terrain d’élection puisque l’origine de la céramique italiote à f.r. est attribuée, depuis les travaux de Furtwängler en 1893, au déplacement d’artisans depuis le Céramique d’Athènes jusqu’à Thourioi, lors de la fondation de la colonie en 443. Elle y trouve en outre un « laboratoire » qui en facilite l’étude en raison de l’unité du territoire. On peut y observer l’interaction entre les colonies grecques, centres de production et aussi celle qui concerne ces centres et leur arrière-pays où, à une distance limitée, sont établis leurs clients indigènes et enfin le phénomène d’installation, et donc de déplacement, des ateliers à proximité de leurs clients nouveaux. Une fois le cadre de la recherche ainsi clairement exposé, les auteures en détaillent le contenu, fait de onze communications divisées en quatre ensembles concernant chacun une aire géographique et mettant en évidence, à l’aide de cas précis reconsidérés à partir de données nouvelles ou réunies de manière novatrice, des transferts attribuables à des déplacements humains.

La première partie intitulée « la formation d’une tradition entre l’aire tyrrhénienne et l’aire ionienne » (p. 19-95) réunit une étude de l’atelier du Peintre d’Himère (Marco Serino). L’analyse actualisée du corpus des vases qui lui sont attribués permet d’y distinguer un fort apport attique et l’influence de la tradition protoitaliote, protoapulienne notamment. Le peintre, une fois « éduqué » vers 430-420 dans cette ambiance, aurait émigré vers la Sicile où l’arrêt des importations attiques créait les conditions d’un nouveau marché. L’étude des contextes de trouvaille de ses vases à Himère lui permet de dater sa carrière, et le début de la production de la céramique à f.r dans l’île, avant la destruction de la cité par les Carthaginois en 409, donc au début du dernier quart du Ve siècle. Les trois essais suivants sont consacrés au Groupe de Locres, cet ensemble d’artisans réunis autour du peintre éponyme qui se serait formé en Sicile avant de s’établir à Locres et d’y fonder un atelier dont la production s’adapte à la clientèle locale. Cette carrière du Peintre de Locres, exemplaire des déplacements de personne à l’origine de la formation d’un atelier, fait l’objet de l’essai de Sebastiano Barresi qui s’attache à sa production durant sa période sicilienne. Elle lui permet de proposer un lien direct, et sans médiation protoitaliote, avec la tradition attique, notamment celle des ateliers d’Aison et du Peintre du Dinos. L’atelier du Groupe, à situer sans doute sur la façade méridionale de la Sicile, aurait pu, devant les menaces carthaginoises, se déplacer vers Syracuse avant de s’établir en Calabre. Cette production est replacée dans le cadre général des premières expériences de la céramique à f.r. en Sicile. Après avoir noté les rapports de nombre de cités de l’île avec Athènes dans cette période, l’A. souligne la complexité du phénomène qui doit s’envisager dans un système de contacts dans les deux sens entre Athènes et l’Occident où de nouvelles classes dirigeantes locales demandent des produits artisanaux de qualité artistique et conditionnent la création d’ateliers décentralisés, proches des aires de consommation. L’essai d’Antonella Santostefano est consacré à un skyphos inédit attribué au Groupe de Locres trouvé sur l’Acropole de Géla. Restitué à partir de nombreux fragments, il présente une version originale de la lutte entre Apollon et Héraklès pour le trépied delphique et permet à l’A. de proposer une datation plus fine pour le déplacement de l’atelier : le skyphos est à dater d’avant l’année 405 qui voit la destruction de Géla par les Carthaginois. Défini comme « trait d’union » entre les deux phases de la production celle de la Sicile et celle de la Calabre, il situerait au tout début du IVe s. le déplacement de l’atelier, dans le sillage du conflit, depuis un site méridional de l’île (restant à préciser), vers Locres, sans exclure une étape à Syracuse. Diego Elia étudie la production du groupe, une fois installé à Locres. La cité concentre un grand nombre de vases attribués au Groupe, issus surtout de nécropoles mais plus récemment et en quantité moindre de vases très fragmentaires en provenance de l’habitat. Des analyses archéométriques confirment le lieu de production. La mise à jour du corpus par l’intégration des découvertes les plus récentes lui permet, au fil des données iconographiques, décoratives et morphologiques, et de leur considération dans l’ambiance générale de la production de vases à Locres, dans sa culture visuelle commune (notamment des thèmes en lien avec l’univers religieux de la cité) aux côtés du Groupe de l’éros agenouillé ou du Peintre de la pyxide RC 5089, de préciser la physionomie originale de cet atelier dans cette étape de sa production où il conserve des traits de langage formel acquis initialement en Sicile mais s’adapte, surtout dans son répertoire morphologique (notamment les lékanai ou l’étonnant askos plastique à barillet), au marché local et notamment à ses rituels funéraires.

La seconde partie (p. 99 -169) est consacrée à Métaponte et d’abord à la tombe 100 de la nécropole de Torre di Mare au sud-ouest de la cité, présentée par Antonio De Siena. Le secteur de la nécropole fouillé en 2002-2004 a été protégé par la nature du sol d’interventions clandestines ou de pillage. Il comporte 253 sépultures dont l’A. analyse un ensemble de 8 tombes à fosse, datables entre le milieu du Ve s. et la fin du IVs., correspondant probablement à un groupe familial. La tombe 100 est celle d’une femme morte jeune. S’y trouvent notamment un lécythe aryballisque et un lébès gamikos. Attribués, tous deux, au Peintre de Dolon, un des artistes importants du kérameikos métapontin, documenté dans les fouilles du quartier de production de la cité, ils sont décorés de scènes originales appartenant au cycle troyen. Ils allient à la qualité de la réalisation, un choix iconographique recherché et sans doute chargé de sens, même si une pluralité de lectures est possible entre la référence au destin humain inéluctable parce que dans les mains des Immortels et une interprétation plus idéologique, en rapport avec des sentiments favorables à Athènes d’une partie de la population. L’imagerie troyenne est présente sur d’autres vases des nécropoles de Métaponte (l’un d’eux est une péliké de la tombe 98 avec Ajax attaquant Cassandre réfugiée auprès du Palladion p. 124 fig.30). Sur le lécythe, est représentée la rencontre entre Pâris et Hélène que favorise éros représenté volant entre les deux figures, tandis que des servantes s’affairent en préparatifs et qu’une figure féminine, peut‑être Cassandre, est représentée assise, tête inclinée et pensive. Le lébès montre, sur une face, Pâris et Hélène debout face à face, en présence de Cassandre qui laisse tomber une phiale et un couteau en un geste de colère face aux conséquences de l’épisode qui se déroule sous ses yeux et qu’en tant que prophétesse, elle connaît. La scène représentée sur l’autre face est d’une exégèse plus délicate. L’A. y voit Hélène, accompagnée de deux filles de Priam dans le sanctuaire d’Apollon, présent sous la forme de sa statue, tandis qu’Anténor fait face à Ulysse, venu réclamer sa restitution. Suit le catalogue illustré des huit tombes de l’ensemble présenté. Francesca Silvestrelli dresse un répertoire morphologique de la céramique de Métaponte. Le site est privilégié pour mener une telle enquête puisque y sont documentées, outre un matériel provenant des nécropoles urbaines ainsi que de celles de la chora et de sanctuaires, les données de la mise au jour de son quartier de production. Plusieurs caractéristiques successives de cette production dont la connaissance fine conduit au cœur du sujet de la rencontre décliné en trois étapes autour de personnalités dégagées par Trendall : dans la seconde moitié du Ve s., autour du Peintre de Pisticci, même si le phénomène est sans doute à envisager de manière plus globale, l’introduction de la figure rouge sous la forte influence du modèle attique est-elle liée à la présence d’artisans de formation attique et donc à un phénomène de transfert technique par déplacement humain ? La production métapontine du dernier quart du Ve s. se consolide autour de la figure du Peintre d’Amykos notamment, dont l’atelier est documenté par les fouilles du kérameikos. S’y forment des artisans exerçant sur place et d’autres qui se déplacent vers d’autres aires géographiques comme le Peintre d’Arno identifié au Peintre de Pérouse en étrurie. Enfin, au IVe s., les données de l’atelier du Peintre de Dolon permettent d’en restituer des éléments d’organisation (notamment grâce aux empreintes de mains). Ce moment connaît une mutation à la fois de production et de distribution : les céramistes s’adaptent à leur clientèle de Basilicate intérieure (val d’Agri notamment). De plus, ce marché s’ouvre à des productions apuliennes. On assiste, à la fois, à l’élaboration d’une forme de langage commun entre les deux centres et une dissémination des ateliers qui s’installent à proximité de la demande. Des fragments attribués à l’atelier tarentin du Peintre de Darius et des enfers évoquent sa possible activité à Métaponte. Martine Denoyelle revient sur les deux vases pour une réflexion sur « la mobilité stylistique et l’atticisme à Métaponte ». L’influence attique ne se limite pas aux premiers ateliers métapontins et l’A. traque subtilement les signes attiques, stylistiques ou iconographiques sur les deux vases dont elle souligne l’ambition narrative et le probable modèle extérieur. L’attribution du lécythe au peintre de Dolon se trouve confirmée notamment par des parallèles précis avec le cratère du Cabinet des Médailles de Paris (422). Pour le lébès, dont elle souligne la disparité entre les deux scènes, l’attribution soulève sa réserve. Elle y détecte des références ponctuelles à des modèles attiques divers : Peintre de Meidias, Peintre de Suessula et Peintre de Talos (le rôle de son vase éponyme trouvé à Ruvo dans la transmission de motifs attiques vers la production italiote est souligné), tout en mettant en évidence une création originale qui doit aussi au premier style orné apulien. Il s’agit d’une lecture analytique de l’iconographie et de la décoration des différents styles de l’époque, caractéristique de la pratique italiote, liée aux conditions culturelles propres au travail de création de ces artisans coloniaux.

En ouverture à la troisième section intitulée « le transfert de maitrise entre Métaponte et Tarente », Claude Pouzadoux revient sur l’interprétation du lébès dont elle propose une autre lecture, troyenne elle aussi. Il pourrait s’agir d’Anios, souverain et prêtre d’Apollon à Délos, dont les filles, les Oinotropes, avaient reçu de Dionysos le don de changer en nourriture ce qu’elles touchaient et qui avaient été sollicitées pour l’approvisionnement des troupes grecques en route vers Troie. On ne connaissait de cet épisode que deux représentations par le Peintre de Darius, 50 ans plus tard. Si la scène du lébès se réfère à l’épisode, il indiquerait un transfert d’image de Métaponte à Tarente où on situe l’atelier du Peintre de Darius. L’itinérance de ce dernier trouverait, dans ce parcours du mythe, un témoignage supplémentaire. L’A. y souligne l’originalité de la présence de deux figures masculines dans lesquelles il faudrait reconnaître Anios et un héros grec venu exiger la participation des jeunes filles. Métaponte, déjà connue pour son goût des mythes troyens, serait la première étape de cette légende concernant les débuts du conflit et liée à Délos, avant Tarente et Rome où elle connaît, notamment chez Ovide, un développement particulier. Amelia D’Amicis présente ensuite un bilan préliminaire de l’étude entreprise des fragments de vases monumentaux récupérés dans la zone de l’Arsenal militaire de Tarente entre 1909 et 1913, sans doute issus de dépotoirs liés à l’entretien de la nécropole voisine. Le spectre se révèle vaste et ouvert ; s’y lisent les relations entre les aires de production de céramiques italiotes, qui pourraient correspondre à des transferts d’artisans et notamment dans la période plus ancienne (présence de fragments protolucaniens).

La dernière partie réunit deux communications (Marisa Corrente et Francesco Rossi) autour du Peintre d’Ascoli Satriano. Une exposition au Musée d’Ascoli Satriano Lo spreco necessario. Il lusso nelle tombe di Ascoli Satriano en 2012, en particulier la section consacrée à l’hypogée de la situle d’Hermès qui présente, parmi les 83 objets retrouvés, 28 vases à f.r. attribués au Peintre, a renouvelé l’intérêt pour cette « personnalité singulière ». À partir d’éléments stylistiques et de sa distribution, sa biographie à la fois « difficile » et emblématique de la mobilité d’artisans itinérants dans les années 340-320, indiquerait une possible activité à Ascoli, en tout cas la création d’un langage culturel original, une synthèse personnelle de savoirs et de techniques adaptée au goût d’une clientèle daunienne. On y trouve des éléments paestans à côté de traits apuliens que pourrait expliquer le déplacement d’artisans de l’apulien tardif vers la Campanie.

Ces actes, soigneusement édités ont le grand mérite de porter à notre connaissance un matériel dans l’ensemble nouvellement sorti de fouilles et richement illustré et de le présenter à l’intérieur d’une problématique proprement historique d’organisation de la production artisanale. Le rôle du commanditaire, ou plus exactement du récepteur est mis en évidence comme moteur de la création et aussi de la mobilité des artisans au gré de la demande qui constitue le fil conducteur du volume. Recherche ancrée dans les territoires à travers lesquels elle tâche de restituer des itinéraires, elle aurait pu bénéficier d’une carte qui en aurait facilité la lecture et parfois de datations proposées à l’intérieur d’une production dont la chronologie connaît nombre d’ajustements récents. Une autre imprécision consiste dans la dernière partie à des références de vases avec la simple mention d’un volume et d’une page du LIMC sans référence à un musée, une attribution. Cela accentue un aspect d’énumérations invérifiables, rare néanmoins dans l’ouvrage. Mais c’est peu par rapport à la richesse de son apport fondée sur la pluralité des ateliers et de lieux de production envisagée et la volonté d’ancrage historique des présentations dans lesquelles le vase peint est saisi dans son itinéraire de l’atelier au consommateur comme témoin privilégié de cultures autrement muettes. De ce point de vue, il faut se rapporter aux contributions d’Enzo Lippolis auquel est dédié l’ouvrage et qui sont citées dans la présentation : « La mobilità del ceramografo dalla formazione alla produzione »[3] et « la formazione dell’ellenismo italico e l’experienza produttiva de la ceramica figurata tardo apula »[4]. La première évoque le cas documenté par l’épigraphie, absente dans l’aire étudiée, des deux Athéniens Kittos et Bakchios récompensés, vers 320, par éphèse de la citoyenneté pour y avoir introduit la poterie. Enfin, l’ensemble met en évidence le pluralisme méthodologique nécessaire à l’approche. Plusieurs essais reposent sur l’attribution, qu’il s’agisse de modifier des propositions précédentes ou d’en présenter pour du matériel nouveau. On assiste à des transferts de styles et de techniques. Quelle que soit la mauvaise presse qui ait pu s’attacher à cet exercice, il révèle son rôle fondamental à la racine de toute démarche pour la connaissance de la réalité des ateliers et des mouvements d’artisans dont ils sont le cadre. De ce point de vue, on pourra lire aussi désormais la contribution Denoyelle Silvestrelli[5], qui, en outre, propose, de manière novatrice, un éclairage des notions de métapontine pour la production de l’atelier de la cité achéenne et celle de lucanienne pour les vases modelés à l’intention des élites des communautés de l’intérieur. Quant à la reformulation des mythes dans un langage figuratif à l’usage des acquéreurs de ces vases, on peut se reporter au catalogue d’exposition au titre éloquent Mitomania. Storie ritrovate di uomini ed eroi, Tarente 2019. Signalons enfin la base de données CIAO Ceramica della Magna Grecia, fournissant bibliographie et articles dispersés dans des publications parfois difficiles d’accès.

 

Marie-Christine Villanueva Puig, Centre ANHIMA-CNRS,

Publié dans le fascicule 1 tome 123, 2021, p. 350-354

 

[1]. Savoir-faire antichi e moderni. Pittori e officine ceramiche nell’Apulia di V e IV secolo a.C.

[2]. P. Rouillard, Portraits de migrants, portraits de colons, 1 et 2, Paris 2009 et 2010 ou C. D’Ercole, « Déplacements et circulations dans la Méditerranée antique » séminaire EHESS.

[3]. Archeologia classica 69, 2018, p. 75-111.

[4]. Savoir-faire (o.c.), p. 19-39.

[5]. « La construction des ateliers à f.r. métapontins et lucaniens. Le cas du Peintre des Choéphores » dans O. de Cazanove, A. Duplouy, V. Capozzoli éds., La Lucanie entre deux mers II, Naples 2019, p. 807-819.