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Dominique Voisin est une figure des Lettres Classiques à l’Université Côte d’Azur ; aussi, au moment de son départ à la retraite, certains de ses collègues et amis ont-ils tenu à lui offrir un cadeau qui rappelât la personnalité de cette enseignante-chercheuse sous la forme d’un recueil d’études touchant ses domaines de prédilection. C’est Jacqueline Assaël, professeur émérite de langue et littérature grecques, qui a été chargée du préambule.

Celui-ci se divise en trois chapitres intitulés respectivement « Avant-propos », « Liste des œuvres de Dominique Voisin » et « Introduction ». L’Avant-propos présente la destinataire à travers ses travaux qui s’ordonnent selon trois axes : les cercles et les réseaux littéraires à la fin de la République romaine et à la période augustéenne avec leurs implications poétiques et politiques, la « réécriture transgénérique » depuis l’époque classique jusqu’à la période humaniste, les écrits de Tito et Ercole Strozzi au XVe siècle. J. Assaël met en lumière les constantes qui apparaissent dans toutes ces recherches dont elle montre en quelque sorte l’unité : un sujet favori, la poésie, — ce qui n’étonnera pas vu l’art avec lequel D. Voisin, véritable poète elle-même, traduit en vers certains des poèmes qu’elle étudie[1] —, l’érudition, encore plus frappante lorsqu’elle se déploie à propos d’individus ou de faits mal connus du grand public, la rigueur scientifique qui n’exclut pas l’humanité et parfois une discrète empathie, la finesse des analyses psychologiques et des interprétations, un humour retenu qui affleure à certains moments… C’est ce que J. Assaël, qui parle aussi d’« élégance », résume par le sous-titre « Une œuvre aux tonalités subtiles et raffinées » (p. 10), tonalités qui caractérisent D. Voisin aussi bien que les auteurs sur lesquels elle a choisi de se pencher et leur environnement. Et comme ses derniers travaux concernent la poésie humaniste sur la chasse « qui illustre le raffinement d’une esthétique et d’une éthique sociales plutôt qu’un instinct meurtrier » (p. 12), c’est ce thème qui a été retenu pour ces Mélanges.

Suit la liste des œuvres de D. Voisin. Elle n’est pas exhaustive, puisqu’on pourra y ajouter, par exemple, sa magnifique thèse, « Les cercles littéraires à Rome à l’époque d’Auguste », soutenue en 2000 à l’Université qui s’appelait alors Michel de Montaigne – Bordeaux III[2] et pour laquelle SUDOC fournit la liste des bibliothèques où la trouver ; D. Voisin me demanda de la diriger (comme on disait à l’époque), ce que j’acceptai ; cela m’a permis dès ce temps-là d’apprécier les qualités vantées ici, et bien d’autres encore ! Sont omises également, entre autres, l’étude « Décomposition et recomposition des motifs mythologiques dans les Passions d’amour de Parthénios de Nicée »[3], la conférence prononcée aux journées de la CNARELA le 27 octobre 2007, « Le chevalier d’origine grecque Pompeius Macer était-il un poète latin ? De l’ignorance réciproque des poètes latins augustéens et des poètes grecs contemporains » accessible en ligne. Manquent des comptes rendus comme celui du livre de J.‑Y. Maleuvre[4].

Puis vient l’Introduction dans laquelle J. Assaël présente d’une façon magistrale les quatre contributions constituant ces Mélanges qui sont classées par ordre chronologique de l’écrivain traité, du Ier siècle de notre ère à la fin du XVe. Notre collègue met en évidence le « fil rouge » qui subtilement relie ces textes : quelle que soit la « chasse » dont parlent ces travaux, leur point commun est de « réorienter la lecture vers des formes de poursuites et d’enquêtes esthétiques, littéraires, philosophiques, poétiques, dans l’espace d’un raffinement épuré par l’intelligence et la simplicité » (p. 25), – traits qui précisément sont les caractéristiques de D. Voisin –, de sorte que cet ouvrage n’est nullement une juxtaposition de quatre « Tableaux » hétéroclites, mais forme un véritable « quadriptyque » si l’on peut employer ce mot.

Dans l’exercice difficile du préambule, J. Assaël réalise ainsi, avec finesse, une belle évocation de la bénéficiaire et du cadeau qu’elle reçoit !

La première contribution, « La chasse : un motif méta-textuel des Bucoliques de Calpurnius Siculus ? D’un “topos” littéraire à la mise en scène politique » (p. 27-37), est due à Évrard Delbey, professeur émérite de langue et littérature latines à l’Université Côte d’Azur. Après avoir présenté Calpurnius Siculus et les sept poèmes qui constituent son œuvre, le professeur de Nice explique comment, à son avis, les deux allusions à la chasse qu’ils contiennent structurent ce recueil. En effet, en Buc. 3, la chasse est évoquée par ses modestes produits que dans l’univers bucolique un jeune berger offre à sa belle, symbole de la poésie que Calpurnius compose pour avoir les faveurs du Maître de l’Empire. En Buc. 7, la dernière du groupe, un autre berger, Corydon, décrit un spectacle de uenatio somptueux offert au peuple de Rome par le pouvoir, mais lui n’en est qu’un spectateur et ne voit le prince que de loin. Pour notre confrère, c’est l’image de l’échec de la poésie de Calpurnius à attirer l’attention de Néron. Il est réduit au silence dans ce monde qui ne l’accueille pas, mais dire cette réduction au silence est justement ce qui le fait exister en tant que poète.

Dans « “Un fruit noble et beau comme ces beaux modèles”. Réception d’un passage de La Chasse (I, v. 328-367) d’Oppien, à la croisée de la cynégétique, de la médecine et de l’esthétique » (p. 39-55), Sylvie Ballestra-Puech, professeur de littérature comparée à l’Université Côte d’Azur, s’intéresse à des vers de ce poète sur les chevaux accréditant la doctrine selon laquelle les choses vues ou les images contemplées par la mère pendant la gestation ont une influence sur l’être qui vient au monde. Elle scrute le texte grec, de même que les avatars de cette assertion dans la littérature médicale en diverses langues de l’Antiquité à nos jours, mais aussi son interprétation métaphorique lorsqu’elle est appliquée aux œuvres littéraires considérées comme les « enfants » de leurs auteurs, et son utilisation au cours des âges par ceux qui préconisent l’imitation des Anciens, en particulier André Chénier.

C’est au cardinal Nicolas de Cues, théologien du XVe siècle, que s’intéresse Fabrice Wendling, maître de conférences de latin à l’Université Côte d’Azur, dans « Nicolas de Cues, philosophe et “orientaliste” : le De uenatione sapientiae, clé d’interprétation de la Cribatio Alkorani ? » (p. 57-74). On a souvent cru que cet « examen du Coran » n’était qu’un écrit polémique dans le contexte de la Croisade, difficile, d’ailleurs, à interpréter car mêlant blâmes et paroles apaisantes. Notre collègue émet l’hypothèse que la clé herméneutique de ce traité est à chercher dans ce qu’on a appelé le testament spirituel du prélat, le De uenatione sapientiae de 1462, qu’il était en train de rédiger quand il a publié la Cribatio en 1461. F. Wendling, par une étude minutieuse du fond et de la forme, démontre que la Cribatio Alkorani, tout en présentant une apparence politiquement correcte par rapport aux initiatives du pape, est, en réalité, une œuvre philosophique. Si toute la philosophie est, aux yeux du Cusain, une « chasse de la sagesse », on peut dire que, selon lui, « en un sens, <l>es fidèles éclairés du christianisme et de l’islam <sont> chercheurs et chasseurs d’une Sagesse qui s’exprime différemment dans l’Évangile et le Coran mais qui est, in fine, dans la transcendance de l’Un, la Sagesse unique où s’accomplit la coïncidence des opposés, nourriture immortelle de l’Intellect » (p. 74).

La dernière contribution est signée Béatrice Charlet-Mesdjian, maître de conférences HDR en néolatin et linguistique romane à l’Université d’Aix Marseille. Elle a écrit à quatre mains avec D. Voisin une édition avec traduction de La chasse d’Ercole Strozzi à l’intention de Lucrèce Borgia, ainsi que des articles sur l’épicède de Tito Strozzi par son fils Ercole ou l’éloge de César Borgia dans l’œuvre d’Ercole Strozzi ; c’est pourquoi elle lui offre une lecture commentée de la deuxième Facétie du Pogge : « La critique de la chasse au vol dans la facétie 2 du Pogge intitulée : De medico qui dementes et insanos curabat, “Un médecin qui soignait les déments et les fous” » (p. 75-89). On y lit une attaque de la médecine comme dans plusieurs autres poèmes qui l’entourent, ainsi qu’une attaque de la fauconnerie mise, par prudence sans doute car c’était une activité très prisée des nobles, sur les lèvres d’un fou, celui-ci faisant ressortir en particulier l’énormité des dépenses engagées par rapport à la maigre rentrée d’argent due à la vente du gibier. Se pose alors la question : le Pogge juxtapose-t-il ici deux thèmes hétérogènes ? Non, répond B. Charlet‑Mesdjian, et elle montre que le médecin évoqué traite les insensés comme s’il s’agissait d’animaux sauvages à dompter. « Ainsi il apparaît que la critique des arts de la chasse est amorcée dès la description de la situation initiale » (p. 87). Au moyen d’une minutieuse observation des procédés linguistiques utilisés, l’universitaire met en évidence l’établissement d’un parallèle entre la « déshumanisation des êtres humains » et la « réification des animaux domestiqués » (p. 88). Et elle esquisse une histoire de l’évolution des idées à la période humaniste.

Après avoir lu ces contributions, véritables tableaux de chasse qui exposent les fruits de leur traque, on se rend compte que leurs auteurs ont tenu à offrir des articles originaux présentant une interprétation personnelle et nouvelle du thème choisi, ce qui fait de ces Mélanges un livre scientifique de grande valeur, indispensable pour les spécialistes des écrivains abordés. Il est également de consultation aisée grâce aux bibliographies afférentes à chaque article et à ses trois index, chacun bizarrement surmonté du même titre « Index nominum », mais étant, en fait, pour le premier un « Index auctorum », pour le deuxième un « Index personarum » et pour le troisième un « Index rerum ».

En filigrane, ces pages révèlent combien la chasse et ses différents types sont un marqueur social.

En outre, à travers les sujets sélectionnés par les quatre contributeurs s’esquisse une étude sur les sens propres, figurés, métaphoriques, symboliques, allégoriques du vocabulaire de la chasse, ses connotations et ses dénotations. Cela m’a incitée à regarder quels étaient précisément les termes latins ressortissant au champ sémantique de cette activité utilisés dans les œuvres ou les passages évoqués. Si l’on se reporte aux textes originaux (qui ne sont pas toujours fournis par les contributeurs, certains se bornant à user seulement des traductions françaises), on s’aperçoit que le mot uenatio n’apparaît que dans le titre de Nicolas de Cues, De uenatione sapientiae ; on ne découvre ailleurs aucun autre terme qui lui soit apparenté. Dans la deuxième Facétie du Pogge, où il n’est question, il est vrai, que de chasse au vol (aucupium), c’est-à-dire d’attraper des oiseaux (sarcelles et perdrix) à l’aide d’un autre oiseau (faucon) que tient un jeune homme à cheval accompagné de deux chiens au flair particulièrement développé pour retrouver les volatiles, seuls sont utilisés des termes de la famille de capio, « prendre » : dans le texte latin, j’ai compté cinq formes de aucupium, une de capio et une de captura. Faut-il y ajouter accipiter[5], « faucon, épervier », que l’étymologie populaire rattachait à accipio[6] ? Dans la septième Bucolique de Calpurnius Siculus, les exégètes croient comprendre[7] qu’un des interlocuteurs, Corydon, a assisté à Rome à un de ces spectacles appelés uenationes que J. Carcopino, par exemple, a décrits[8] : « Il y en avait d’inoffensives qui consistaient en présentations de fauves apprivoisés et d’animaux savants […] Il y en avait de terribles […] dont les duels à mort ne se livraient qu’entre bêtes féroces […] Il y en avait de répugnantes où les hommes étaient physiquement épargnés mais où, embusqués derrière des grilles […] ils décochaient leurs flèches aux bêtes mugissantes de douleur furieuse et noyaient l’arène dans le sang […] Il y en avait d’émouvantes […] qu’ennoblissaient le courage et l’adresse des gladiateurs ». Le récit du spectacle que livre le berger incite à penser soit qu’il s’agissait d’une représentation du type de celles que J. Carcopino qualifiait d’inoffensives ou de celles où des animaux se battaient entre eux[9], soit que dans sa simplicité rustique Corydon n’a pas compris qu’il assistait à un simulacre de chasse parce que ce type de chose n’appartenait pas à son univers. En effet, son discours n’est qu’une énumération d’animaux évoqués maladroitement par des périphrases et par des particularités physiques ; des mots ressortissant au champ sémantique du sport cynégétique n’y apparaissent pas. En revanche, en Buc., 3, 76‑78 : his tamen, his isdem manibus tibi saepe palumbes, / saepe etiam leporem decepta matre pauentem / misimus in gremium, « cependant de ces mains qui sont les miennes, oui, de ces mêmes mains, souvent nous t’avons déposé sur les genoux des ramiers, souvent même un lièvre apeuré à cause de la capture de sa mère »[10], le verbe decipere appartient au domaine de cette pratique et à la famille de capio.

On remarque donc l’utilisation de deux familles de mots, l’une véhiculant une notion de capture, c’est la plus utilisée dans les textes pris en compte par les contributeurs de ces Mélanges s’intéressant à des œuvres en latin. L’autre, qui dans ce livre n’apparaît que dans le titre De uenatione sapientiae provient « probablement » selon A. Ernout et A. Meillet, de l’indo‑européen *wen– convoyant des notions de désir. Vēnor, « je chasse », présente le degré long, tandis qu’existe aussi un degré bref qui est celui par exemple de Venus[11]. En ce théonyme féminin, R. Schilling[12] a vu un substantif, neutre à l’origine, personnifié, uenus, signifiant « le charme » (au sens fort). Tout le groupe tourne donc autour du concept de séduction (ici encore au sens fort), du point de vue du sujet de l’attirance ou de son objet. On poursuit, on désire, ce qui séduit. Bien qu’il soit très éloigné de l’indo-européen, on constate qu’un Nicolas de Cues est encore sensible à ces notions de désir et de poursuite que met en lumière uenatio et qui motivent la quête de la sagesse par le philosophe, tandis que dans les extraits d’autres auteurs cités par les contributeurs, l’accent est mis sur l’idée de « prise », soit que celle-ci chez Calpurnius Siculus constitue un cadeau pour plaire à sa bien-aimée, soit que, dans la deuxième Facétie du Pogge, le fou en évalue la valeur marchande. Il est frappant de noter que, même à tant de siècles de distance, ces hommes cultivés et imprégnés de latinité sentent encore la valeur primitive des mots.

Que ces quelques réflexions sur le vocabulaire latin inspirées par ce joli livre soient mon munusculum pour Dominique Voisin !

 

Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 1 tome 123, 2021, p. 355-359

 

[1]. Elle a même publié, avec J.-Ch. Llinarès, De Catulle à Ovide. Florilège de poèmes latins traduits en vers français, Paris 2012.

[2]. Aujourd’hui « Université Bordeaux Montaigne ».

[3]. Dans A. Zucker, J. Fabre-Serris, J.‑Y. Tilliette, G. Besson éds., Lire les mythes. Formes, usages et visées des pratiques mythographiques de l’Antiquité à la Renaissance, Lille 2016, p. 67-84.

[4]. Violence et ironie dans les Bucoliques de Virgile, Paris 2000 compte rendu publié dans la REA 103, 2001, p. 567-569.

[5]. D’après A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris 19594, p. 5 s. u. : accipiter, il pourrait s’agir d’un mot composé rappelant ὠκύπτερος.

[6]. Isidore de Séville, orig, 12, 7, 55 : accipiter […] ab accipiendo, id est a capiendo, nomen sumpsit.

[7]. Voir par exemple Calpurnius Siculus, Bucoliques ; Pseudo-Calpurnius, Éloge de Pison, texte établi et traduit par J. Amat, Paris 1991, p. 62  : « Corydon paraît avoir assisté ensuite à une uenatio. […] Le spectacle semble avoir été suivi d’une naumachie ».

[8]. J. Carcopino, La vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’Empire, Paris 1939, p. 275.

[9]. Buc., 7, 65-66 : aequoreos ego cum certantibus ursis / spectaui uitulos, « moi, j’ai contemplé des veaux marins avec des ours en train de se battre » (traduction personnelle).

[10]. Traduction personnelle.

[11]. Voir A. Ernout, A. Meillet, op. cit., p. 720-721 s. u. : uēnor et p. 721-722 s. u. : uenus.

[12]. Le livre le plus célèbre où il parle de ce sujet est sans doute R. Schilling, La religion romaine de Vénus depuis les origines jusqu’au temps d’Auguste, Paris 20035.