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La Justice du dialogue et ses limites a pour objet le Gorgias et ses stratégies argumentatives. L’introduction (p. 15-46) présente notamment un état de la recherche contemporaine, laquelle, selon F. Renaud, est travaillée par la difficulté à rendre raison de l’unité doctrinale et politique de ce dialogue. F. Renaud entend adresser cette difficulté en montrant que cette unité doctrinale et politique ne se conçoit, en réalité, qu’au moyen de l’unité littéraire du dialogue.

L’ouvrage est pour partie composé d’études publiées et révisées, et sa dizaine de chapitres se consacrent, d’une part, à la méthode qui doit guider la lecture du dialogue (p. 49-115) et, d’autre part, aux leçons du dialogue qui n’apparaissent véritablement qu’à la faveur de sa lecture cursive (p. 119-282).

La première partie soutient que l’examen des spécificités de l’écriture platonicienne doit être au principe de l’interprétation des dialogues. F. Renaud s’en remet au commentaire du Gorgias du néoplatonicien Olympiodore (p. 49-76), dont il souligne et entend faire sienne l’attention portée à l’unité de l’action dramatique et du contenu doctrinal du dialogue. F. Renaud compare ensuite l’écriture platonicienne à celle des dialogues de Xénophon (p. 77-115), afin de distinguer les procédés littéraires proprement platoniciens du genre littéraire du dialogue socratique. Cette analyse permet une clarification bienvenue des règles qui président à ce genre littéraire (p. 87-93). Elle permet également d’apercevoir que ces règles sont souvent transgressées et que le dialogue (platonicien) développe pour y pallier des stratégies dialectiques (p. 93-100). L’analyse de ces stratégies mène F. Renaud à attribuer la cause de leurs variations et de leurs échecs à la situation dramatique mise en place par Platon dans les dialogues (p. 113-115). Les entretiens y sont incarnés dans des situations et des personnages, éléments dramatiques qui affectent leur déroulement et peuvent empêcher leur aboutissement : la méthode socratique n’atteint pas nécessairement la forme et la fin pour lesquelles elle est conçue.

La deuxième partie, la plus longue, propose une lecture du dialogue partagée en sept sections. Les deux premières sections traitent respectivement de l’opposition entre deux types de discours et de genre vie : la philosophie et la rhétorique (p. 119-147) ; et du premier échange entre Socrate et Polos à la lumière, notamment, des paradoxes socratiques et des concepts de honte et de laideur (p. 149-170). La troisième section s’intéresse au rôle de la correction, et souligne sa parenté avec la dialectique socratique qui, moyennant la mise en lumière d’un défaut, entend le corriger (p. 171-196). D’où l’auteur peut conclure que cette correction fonde la réappropriation platonicienne de la rhétorique. La quatrième section s’intéresse à la confrontation de Socrate à Calliclès sous l’angle du conflit entre deux définitions du bien, comme autoconservation ou comme intégrité (p. 197-216). La cinquième section aborde l’accusation d’autocontradiction qui vise les stratégies persuasives auxquelles Socrate a recours contre le rhéteur (p. 217-241). L’occasion pour l’auteur de justifier l’adaptabilité de la dialectique socratique à son contexte d’énonciation. La sixième section est consacrée à l’explicitation des liens entre, d’un côté, la rhétorique de Gorgias et les pratiques politiques qui lui correspondent, et de l’autre la rhétorique et la politique véritables dont Socrate se prévaut (p. 243-271). F. Renaud montre que si la dialectique est la seule véritable politique et qu’elle autorise la rhétorique dans une certaine mesure, c’est d’une part parce qu’elle est orientée par la recherche de la définition de la justice, et d’autre part, parce qu’elle se donne pour fin l’amélioration des citoyens. Enfin, la septième et dernière section réconcilie la leçon du mythe final du Gorgias avec celle du dialogue dans son ensemble : commettre l’injustice est pire que la subir, car l’injustice cause du dommage à l’âme (p. 273-282). F. Renaud montre que le mythe ne fait que transposer dans l’au-delà ce qui vaut dans la vie en général, transposition autorisée par l’échec de la dialectique socratique à faire entendre la vérité par l’usage de raisonnements. Tout cela permet à l’auteur, en conclusion (p. 283-285), de lire dans le Gorgias un diagnostic des limites de la dialectique socratique : « la quête dialectique commune est vouée à l’échec lorsque menée en compagnie d’interlocuteurs dépourvus des dispositions et des compétences dialectiques requises » (p. 284). Ces limites constituent précisément la frontière et donc la définition d’une rhétorique véritable.

Le résumé que nous venons de donner de l’ouvrage indique à sa façon que bon nombre des leçons de cette lecture sont bien établies, de sorte que certaines d’entre elles eussent pu être présentées ici de façon parfois plus brève. On peut regretter l’absence d’un index rerum, lequel aurait permis au lecteur une circulation plus facile au sein d’un ouvrage qui comporte quelques longueurs. F. Renaud tient à la lecture cursive du dialogue, more antiquorum (mais comment pourrait-on défendre une autre façon de lire que celle-là ?) ; cela le conduit à traiter à plusieurs reprises de notions importantes et communes à différents arguments du dialogue, sans que le plan de son propre commentaire ne l’indique toujours clairement. Il en découle également quelques redondances, lesquelles n’affectent pas le sérieux de l’analyse.

Adèle Marin Le Bras et Jean-François Pradeau, Université Jean Moulin – Lyon 3.

Publié en ligne le 8 juillet 2024.