« Vivre vieux oui, à condition que le corps ne soit pas déficient et mort par avance », c’est par ces mots de Sénèque (Lettres à Lucilius, VI, 58, 22) que se clôt (p. 158) l’étude menée par B. Rémy et N. Mathieu, Les vieux en Gaule romaine, rappelant, qu’hier comme aujourd’hui, les individus n’étaient pas égaux sur les chemins vers la vieillesse. Cet ouvrage se propose d’aborder une thématique qui, envisagée de façon globale, n’est pas totalement neuve puisque la vieillesse dans le monde romain a, ces dernières années, intéressé un certain nombre de chercheurs et notamment des universitaires anglo-saxons comme T. Parkin[1] et K. Cokayne[2]. L’originalité du propos de B. Rémy et N. Mathieu réside en fait dans sa provincialisation. La vieillesse en Gaule est peu abordée par la littérature historique récente, ce livre tente d’y remédier en la considérant sur un temps long (Ier siècle av. J.-C. – Ve siècle apr. J.-C.), ce qui offre l’opportunité d’envisager les continuités, les mutations et les ruptures éventuelles survenues entre l’époque de l’indépendance, la Gaule romaine des temps païens et le triomphe du christianisme. L’ouvrage se présente sous la forme d’une synthèse claire et accessible qui se divise en sept chapitres, encadrés par une introduction et une conclusion, portant chacun sur un thème précis : la place du vieux au sein de la société, de la famille, ses activités professionnelles, ses loisirs ou bien encore son attitude face à la mort. Des tableaux permettant d’envisager l’importance du corpus épigraphique dans l’étude de la question, un glossaire des termes médicaux et une bibliographie sélective constituent les annexes complétant l’argumentaire. On regrettera cependant le choix de l’éditeur, probablement dans un souci de réduction de l’ouvrage, qui est pourtant d’une taille tout à fait raisonnable (200 pages), d’avoir relégué d’autres compléments sur la toile. Ainsi, à la fin de l’avant-propos, le lecteur est invité à lire un code QR à l’aide de son smartphone afin de découvrir : les principales sources littéraires traitant de la vieillesse et des vieux à Rome et en Gaule, des vieux hors de Gaule, la bibliographie des sources, les arbres généalogiques, le glossaire des termes et notions de civilisation, les indices, les repères biographiques des principaux auteurs antiques, la table des sources et celle des cartes et figures. Autant de documents qui rendent la lecture de l’ouvrage plus aisée par un public plus large que celui de la seule communauté universitaire. Cette dissociation est cependant compensée par le souci de clarté et la rigueur scientifique des auteurs qui ont toujours à cœur d’expliquer au lecteur leurs arguments le plus simplement possible, sans pour autant entamer la qualité du propos.
Le chapitre I (« À la recherche des hommes et des femmes âgés : la question des sources ») est consacré aux sources permettant d’appréhender la question des vieux en Gaule romaine. Il est l’occasion de circonscrire les difficultés du sujet. La première est sans doute le problème de la singularisation du Gaulois. Les sources qui renseignent sur la perception et la considération accordées aux personnes âgées dans le monde romain, et plus sûrement, à Rome sont nombreuses et de natures variées (archéologiques, épigraphiques et littéraires). En revanche, il est ardu d’y distinguer les spécificités et les points communs du vieux (et de la vieille) gaulois avec ses congénères du reste de l’empire. La littérature n’est ici que d’un faible secours. Inexistants pour la période de l’indépendance, rares sont ensuite les auteurs gaulois qui se sont attardés sur le sujet. Seul Ausone semble apporter ponctuellement quelques éléments utiles. De plus, il est toujours difficile de s’appuyer sur les textes pour ce genre d’enquête, les auteurs ne s’intéressant pas, la plupart du temps, aux sphères les plus défavorisées pour se concentrer sur les milieux aisés dont ils sont issus, offrant une vision biaisée et parcellaire. Les ossements pourraient être un bon complément à la documentation écrite laissant entrevoir des aspects de la vie quotidienne des gens du commun, mais pour cette question le classement des restes en deux catégories (immatures/matures) et les possibles décalages entre l’âge biologique d’un sujet et son âge civil ne sont pas sans poser quelques problèmes. L’épigraphie apporte un supplément d’informations intéressant, même si, là encore, les limites existent : rareté de la mention de l’âge au décès sur les stèles, sécheresse et/ou brièveté des formulaires… Néanmoins, elle offre un échantillon relativement important de vieux à considérer. C’est finalement le croisement des renseignements apportés par ces différentes sources qui permet de dresser un tableau, certes incomplet, de la vie des vieillards en Gaule.
Dans un deuxième temps, l’ouvrage s’attache à montrer le poids des anciens dans la société gauloise. Il faut sûrement renoncer à quantifier la population âgée dans le monde romain (p. 61), mais B. Rémy et N. Mathieu notent que si les vieux ne constituaient finalement qu’un groupe restreint de la société gallo-romaine, beaucoup moins important que dans la France contemporaine, ils demeuraient une entité remarquable au sein de communautés où l’on était habitué à voir les individus mourir jeunes.
L’étude porte ensuite sur la considération et le rôle réservés aux vieux. Comment identifier un vieux (chapitre III : « Aspects physiques et intellectuels des vieillards en Gaule ») ? Caractérisés dans la statuaire et la littérature par une chair flasque, des rides, un double menton, une canitie ou une calvitie, voire une bouche édentée, les vieillard(e)s ne peuvent se réduire à ce portrait stéréotypé car il faut bien reconnaître que tous les individus ne sont pas vieux au même âge. La seule avancée dans l’âge n’est pas à déplorer si elle s’accompagne de la préservation des facultés intellectuelles et d’une certaine autonomie. À ce stade un constat s’impose : pour cerner la condition du vieux chez les Anciens, il faut abandonner la vision de l’homme du XXIe siècle, car nous ne sommes pas vieux aussi tôt que dans l’Antiquité où les corps s’usaient, par une vie de travaux durs et pénibles, bien plus vite qu’aujourd’hui.
Les chapitres IV, V et VI s’interrogent sur la place occupée par les personnes âgées dans la société, le monde du travail et au sein de la famille, révélant toute l’ambiguïté de leur situation. Les vieillards jouissaient d’une certaine autorité morale, leur expérience était synonyme de sagesse et en vertu de cela, ils bénéficiaient d’un véritable respect de la part des jeunes générations. Loin d’être mis à l’écart de la société dans laquelle ils évoluaient, leur participation à la vie publique était désirée, ou au moins tolérée. Le grand âge s’il permet des dispenses d’activité n’est pas un vecteur d’exclusion. En effet, nombreux sont les exemples de soldats, magistrats ou fonctionnaires qui continuent à servir bien après avoir franchi le cap de la soixantaine. L’âge peut également être le moment de profiter de la vie et d’un peu de temps libre en s’adonnant à la natation, la lecture, l’écriture ou la méditation, mais aussi, pourquoi pas, l’occasion de prendre un nouveau départ, comme c’est le cas des vétérans, ou des fonctionnaires retirés des affaires administratives, et de se lancer, grâce à des indemnités de retraite, dans une nouvelle activité (chapitre VI). Décrite sous cet angle, la vieillesse est donc loin de ressembler à un âge « mauvais », mais celle-ci n’est connue, sous cette forme, que d’une certaine catégorie de population (les citoyens riches) et par des hommes ayant conservé un physique suffisamment alerte pour leur permettre de continuer à jouir des prérogatives du paterfamilias. Cependant tout n’est pas idyllique et il n’est pas rare que même ces honorables vieillards soient fustigés et moqués dans la littérature. Pour les autres, les situations pouvaient être plus contrastées. La vieille femme apparaît comme la cible favorite des satiristes. Quant aux pauvres, ils ont sans doute dû poursuivre leur activité d’artisan, de paysan ou d’ouvrier jusqu’à ce que mort s’en suive dans une société dépourvue d’un système de retraite (à l’exception des soldats et de certains fonctionnaires). Le tableau était sans doute encore bien pire pour ceux dont le corps affaibli ne leur permettait plus d’être autonomes et qui pouvaient seulement compter sur la générosité et la solidarité de leurs proches. L’étude se clôt (chapitre VII) par la fin inéluctable de la vieillesse : la mort.
Il est impossible de circonscrire une attitude unique envers les personnes âgées de Gaule romaine, car il s’agit, en définitive, d’un groupe très hétérogène qu’on peine à définir. Il n’y a pas d’âge établi de l’entrée dans la vieillesse, être vieux c’est avoir l’apparence et la mentalité d’un vieux (p. 158). Les comportements ont varié en fonction de nombreux critères : le sexe, le statut, le milieu social de la personne, son âge, le lieu où elle vivait mais aussi l’époque. On n’est pas vieux de la même façon si l’on est un homme, une femme, un esclave, un riche citoyen, un pauvre, un infirme, un citadin, un campagnard, etc. La difficulté du sujet vient essentiellement des sources à disposition. Il est parfois complexe « d’évaluer les degrés, les proportions, le poids du symbolisme et de la réalité dans le discours des auteurs » (p. 154‑155). Grâce à un grand nombre d’exemples soigneusement choisis cette étude a l’avantage de mettre en valeur l’importance de l’épigraphie (et dans une moindre mesure de l’archéologie funéraire) dans le renouvellement de la discipline, et notamment lorsqu’il est question d’histoire provinciale. Comme en 2009, avec Les femmes en Gaule romaine, le duo B. Rémy/ N. Mathieu livre avec talent un nouvel essai d’histoire sociale sur les provinces de Gaule.
Caroline Husquin
Mis en ligne le 25 juillet 2017
[1] Old Age in the Roman World. A Cultural and Social History, Baltimore 2003.
[2] Experiencing Old Age in Ancient Rome, Londres-New York 2003.