Le Séminaire international qui s’est tenu à l’Universidad Complutense de Madrid les 16 et 17 novembre 2006 sous l’égide de la Section d’Histoire Religieuse de la Sociedad Española Religión y silencio. El silencio en las religiones a fait sien un thème qui, tout en étant présenté comme un aspect pour ainsi dire ordinaire de la vie religieuse et du rituel dans les religions antiques, n’en était pas moins novateur. Les seize contributions qui sont réunies s’inscrivent non seulement dans un empan chronologique très large, allant de l’Égypte antique au début de l’Islam, mais aussi dans une démarche pluri-disciplinaire qui peut se révéler d’une grande portée heuristique. L’ensemble est précédé d’une présentation bibliographique (Marcos Rodriguez Plaza) de la question, organisée selon quelques sections (Orient, Grèce, Rome, Christianisme, Mysticisme, « silence de Dieu », « religion et silence des femmes ») qui tracent la voie pour des travaux ultérieurs.
Tout d’abord, sur la religion égyptienne, Carida Pérez-Accino et José R. Pérez-Accino (« Himnos canibales y tierras duplicadas. Dualidad, tiempo y silencio en la religión antigua ») abordent la question du silence en se fondant sur les concepts de la psychologie (la construction du « moi ») ; ils analysent l’expérience du silence comme étant fondamentalement une manifestation de l’union mystique avec le principe créateur, réservée à la figure du monarque en relation avec sa nature divine. Dans le champ de la religion grecque, Emilio Suarez de la Torre (« Silencio ritual en la Grecia antigua ») souligne que le rituel s’inscrit fondamentalement dans un processus complexe de communication où se combinent rites « sonores » et silences. Puis il analyse brièvement quelques occurrences dans l’Hymne homérique à Déméter, qui révèle différents aspects du rituel grec, ou chez Aristophane, avant de rappeler la relation qui peut s’établir entre le silence et la prière, la purification ou les cérémonies funéraires. A. Bernabé (« El silencio entre los órficos ») prolonge la réflexion en repartant du triptyque émetteur, récepteur, message, pour définir la fonction du silence dans les mystères orphiques. Le silence comme absence de parole participe, certes, à la formation de la volonté du myste qui va affronter une forme de vie ascétique et de renoncement, mais contribue aussi à ce que le rite produise des effets psychologiques. Sur un autre plan, il est inséparable du secret qui cimente la communauté des mystes en conférant au message son prestige. Dans une variation sur le thème du « silence des opprimés », Ma Cruz Cardete del Olmo (« El silencio de los oprimidos ; el culto de los Paliki ») cherche à montrer comment l’opposition sicule aux velléités expansionnistes d’Agrigente et de Syracuse au milieu du Ve siècle av. J.-C. s’est inscrite dans le revival des Palikes, des dieux indigènes, qui furent alors instrumentalisés par Doukétios et les dirigeants sicules pour servir une révolte politique dont la coloration ethnique n’aurait pas été négligeable. La cité de Palikè, doublet « religieux » de Menaion (centre politique), est devenue le centre d’une activité religieuse fondée sur l’exercice d’une fonction ordalique et d’une fonction oraculaire en même temps qu’elle devint le lieu de protection pour les esclaves persécutés.
À Athènes, le culte des Semnai Theai (les « vénérables déesses »), nom donné aux déesses qu’Eschyle, notamment, identifie aux Érinyes et à leur équivalent euphémistique, les Euménides, était étroitement lié aux crimes de sang et à l’Aréopage. M. Valdés, C. Fornis et D. Placido (« El sacrificio a las « Diosas Venerables » en Atenas… ») s’efforcent de montrer que ce culte, dans lequel le silence et la tranquillité (hesychia) acquièrent une place spécifique, a pu être utilisé non seulement comme une source de prestige pour la revalorisation de la place du tribunal dans la vie politique athénienne du IVe siècle mais aussi pour incarner, dans ses modalités mêmes, l’expression d’une idéologie de la « modération », la « hesychia politique » .
Dans un juste équilibre par rapport à la question du silence dans la religion grecque, plusieurs communications portent sur la religion romaine. Ch. Guittard, dans une démarche didactique, pose la question : « ¿ Existe una oración silenciosa en Roma ? » et envisage les différentes formes de prières en terminant par le cas particulier des tables de Gubbio et du rituel ombrien ; il souligne alors que l’une des modalités de la prière latine était le silence mais qu’il s’agit non pas tant d’une catégorie particulière de prière que d’un mode de religiosité à mettre en relation avec un dépassement de la conception anthropomorphique traditionnelle de la divinité. Dans « El silencio de los faunos », D. Segarra Crespo se livre à une analyse sémantique destinée à dégager les contiguïtés qui s’opèrent, dans la culture romaine, entre la voix et l’acte de fécondation, la soumission sexuelle et la soumission « sonore » (celle de l’épouse vis-à-vis de son mari) et les significations que le silence peut revêtir comme pulsion sexuelle retenue. La voix est aussi au centre de la réflexion d’A. Saggioro qui reprend le dossier d’Aius Locutius (« “Espíritus cesados”. El extraño caso de Aius Locutius »). En 391 av. J.-C., une voix mystérieuse entendue par le plébéien Marcus Caedicius avait mis en garde les Romains du danger imminent de l’invasion gauloise ; le dictateur Camille décida de consacrer un sanctuaire au dieu inconnu que certains auteurs ont identifié avec Aius Locutius qui, une fois installé, est resté enfermé dans un silence révélateur, en définitive, de la mise à l’écart d’une forme de révélation qui contrevenait aux règles du droit augural que Rome s’était constitué. S. Montero (« Del silencio augural al silencio ante el prodigio »), quant à lui, tente une courte synthèse sur la présence du silence dans la sphère auspiciale de la Rome antique en distinguant le silence « augural » de l’auspicium de celui qui entoure le prodigium annonçant un événement important.
Pour l’Antiquité tardive, on retiendra de la réflexion de M. V. Escribano Pano (« La quema de libros heréticos en el Codex Theodosianus XVI, 5 ») que le passage des livres hérétiques au feu est inséparable de l’association entre hérésie et magie ; autrement dit, en décidant de brûler les livres d’Eunomius et de Nestorius, il ne s’agit pas seulement de réduire au silence une lecture théologique non conforme mais bien de symboliser une purification. À la cour de Byzance, c’est une tout autre signification que le silence avait acquis : S. Acerbi (« La figura del silentiarius en la corte bizantina ») montre que l’importance de la figure du silentiarius, l’un des trente officiers chargés de veiller à ce que le silence et l’ordre règnent dans le palais, traduit le fait que le silence se convertit, en passant au service d’une idéologie de nature monarchique, en un instrument redoutable d’intimidation et de coercition.
Dans des directions différentes, il faut signaler trois autres contributions qui participent à la qualité de ce recueil. Une réflexion de J. Arnau sur « Lenguaje y silencio en las tradiciones budistas » invite à s’interroger sur la validité d’une approche fondée sur une opposition entre le verbal et le non-verbal tandis que J. Trebolle, dans un texte intitulé « « Se oye la voz de un silencio divino ». El culto del templo de Jerusalén », pose la question de la relation entre silence dans le culte et intériorité ; M. Abumalham, enfin, revient sur la question de la voix, celle de Dieu, comme point de départ du cheminement du prophète Mahomet (« La voz de la revelación y su negación : un ejemplo en el Islam »).
Si l’on peut relever ici et là quelques maladresses d’édition (notamment dans la présentation de la table des matières), on retiendra que ce recueil donne une véritable impulsion à un thème majeur de l’histoire des religions antiques et l’on ne peut que souhaiter qu’il conduise à des travaux de plus grande ampleur sur les questions évoquées.
Pierre Sineux