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Rassemblant les actes d’un colloque organisé les 27 et 28 novembre 2015 à l’Université de Franche-Comté, l’ouvrage compte onze contributions analysant les pratiques religieuses des individus en marge, ainsi que les pratiques religieuses marginales des individus. Trois parties structurent l’ouvrage, encadrées par une introduction de B. Amiri et une conclusion de B. Poulle : pratiques religieuses et marginalité, la religion au prisme des statuts juridiques des dévots, chrétiens et païens dans le devenir religieux de Rome.

Ouvrant la première partie, la contribution de Y. Lehmann s’attache à mieux comprendre le rapport ambigu qu’entretient Varron aux cultes gréco-orientaux, Isis et Sérapis en premier lieu. Alors que sa condamnation des cultes alexandrins, que rapporte Servius, trouve un écho concordant dans l’action qu’il mena en tant que probable quindecemvir sacris faciundis lors de la crise de 59-57 av. n. è., un autre aspect de sa pensée reconnaît « leur parfaite respectabilité philosophique ». Les raisons de cette apparente contradiction sont l’objet de l’enquête. L’A. met ainsi en relief toute l’originalité de la pensée varronienne, où le travail de réinterprétation mythologique rencontre la doctrine d’Évhémère afin de mieux comprendre et légitimer des cultes au fort succès. A. Rolle poursuit l’enquête en proposant une étude du culte de Sérapis à travers les Ménippées de Varron. Cinq fragments des Euménides composent « l’épisode de Sérapis » : le narrateur-protagoniste se rend dans un sanctuaire de la divinité afin d’y être guéri de sa folie. Malgré le caractère très lacunaire du développement qui nous est parvenu, l’ironie de Varron à l’égard de la divinité pointe : rituel d’incubation débouchant sur un remède d’une banalité ridicule, effet contraire à celui attendu, vénalité du dieu égyptien qui « soigne à prix d’or ». Si Varron se montre ainsi particulièrement critique à l’égard de Sérapis, l’A. propose néanmoins de relier plus particulièrement cette hostilité aux mauvais rapports de celui-ci avec Quintus Caecilius Metellus Pius, vraisembablement à l’origine de la construction de l’Iseum Metellinum où A. Rolle propose de situer l’action des Euménides. G. Freyburger enquête sur la marginalité des pratiques végétariennes, qui dans leurs origines pythagoriciennes, découlent de motivations théologiques puisqu’elles apparaissent directement liées à la métempsycose. Les sources font connaître une défiance constante des autorités romaines au pythagorisme, à laquelle les règles alimentaires de celui-ci n’étaient probablement pas indifférentes. Pourtant, des raisons d’ordre religieux expliquent plus sûrement pourquoi la secte pythagoricienne était « détestée de la foule » : le végétarisme est une « contestation du sacrifice sanglant » et empêche toute participation au banquet sacrificiel, reléguant par là-même ses adeptes aux marges de la cité. L’article de F. Van Haeperen conclut la première partie en enquêtant sur la présence d’affranchi(e)s parmi les prêtres publics de Rome et des cités d’Italie. Prenant soin de définir très précisément ce qu’il convient d’inclure dans la catégorie des sacerdoces civiques, l’A. fournit une première série de résultats révélant que les affranchi(e)s sont « très largement absents des sacerdoces publics de Rome » et des cités d’Italie, en accord avec ce qu’une compréhension élargie de la lex Visellia autorisait à penser. Pourtant, l’A. réussit ainsi à mettre en relief la particularité des recrutements des prêtresses d’Isis et de Mater Magna, où la proportion d’affranchis devient significative. Dans ce dernier cas, on touche alors à la position même du culte dans le panthéon romain, puisque, tout en étant public, il appartenait aux sacra peregrina. Les affranchis répondaient alors, fictivement ou réellement, à une double exigence : étrangers à la cité, puisqu’ils pouvaient être d’origine orientale, et donc non-Romains de naissance, ils se présentaient aussi comme de potentiels spécialistes du culte et permettaient que les Romains restent à l’écart d’un culte étrange.

Les quatre contributions suivantes se concentrent autour des pratiques religieuses de groupes d’individus caractérisés par leur statut juridique. Parmi eux, ce sont les esclaves qui retiennent l’attention de B. Amiri et d’A. Binsfeld, lequel élargit sa réflexion aux affranchis. Souhaitant revenir sur les modalités de la présence des esclaves dans les cultes civiques, B. Amiri consacre une étude aux victimaires afin de démontrer que ceux-ci peuvent, dans le cadre du déroulement du sacrifice, « projeter une expérience de nature religieuse ». Actifs durant le sacrifice, ils sont dépositaires d’un savoir technique qui leur permet de réaliser les gestes nécessaires à la bonne exécution du rituel : par là-même ils partagent un même « habitus » que le reste des acteurs cérémoniels. Cependant, même si ces éléments invitent à ne pas rejeter entièrement l’esclave aux marges de la religion publique, il reste que sa visibilité reste problématique : le regard des Romains savait ne pas les voir. Des limites caractérisent également les possibilités d’intégration des esclaves et des affranchis par le biais de la religion telle qu’étudiée par A. Binsfeld à Trèves et à Mayence. L’examen de plusieurs dédicaces montre que des individus issus de ces deux catégories juridiques agissent dans le cadre des cultes municipaux et impériaux, faisant ainsi preuve de leur capacité à se mouvoir dans l’organisation religieuse publique de la cité. Cependant, la sociologie des dédicants ne concerne qu’un groupe restreint, puisque les esclaves et affranchis impériaux, ou de l’administration romaine, constituent l’essentiel d’entre eux. Les femmes font l’objet des deux dernières études de cette section. Les matrones d’abord, dont D. Šterbenc Erker examine les modalités de participation aux Jeux séculaires augustéens et sévériens. L’examen détaillé des protocoles permet de dresser une liste de l’ensemble de ces pratiques religieuses (prier, sacrifier, participer aux banquets sacrificiels) qui s’intègrent à un projet politique et idéologique plus vaste, porté par Auguste et repris par Septime-Sévère, où les matrones, en procréant, sont les pierres angulaires de la continuité et de l’accroissement de la cité. L. Beaurin offre un autre éclairage sur le culte d’Isis en réexaminant le lien privilégié supposé entre cette déesse et les femmes. Récusant à l’aide de données chiffrées une supériorité numérique des dédicantes sur les dédicants, l’A. signale en outre que la présence des femmes dans le culte isiaque se caractérise par des rôles subalternes. En revanche, c’est dans le « domaine de l’expérience religieuse personnelle » que le culte d’Isis offrait une grande variété de modes de participation que les femmes pouvaient mettre à profit pour construire leur identité sociale (initiation, prêtrises, évergésies, associations isiaques).

La dernière partie rassemble trois contributions relatives à l’émergence et l’affirmation du christianisme. Chr. Stein, attentif à définir comment l’historien peut utiliser le concept de marginalité, s’attache à comprendre pourquoi celle des premiers chrétiens n’a finalement pas été un obstacle aux conversions. Adoptant une démarche fondée sur la sociologie, l’A. identifie trois facteurs ayant pu favoriser la conversion d’un individu au christianisme, alors même qu’elle le reléguait vers les marges de la société. Les degrés d’intégration religieuse et sociale, ainsi que celui de la contrainte légale sont ainsi successivement examinés à l’aide d’exemples précis afin de dresser un portrait de cette « population à risque », candidate à la marginalité. L’étude de cas consacrée au traité de Lucien de Samosate Le Pérégrinos complète cette approche en offrant un exemple individuel de conversion, que l’ironie du philosophe attribue à une volonté de gloire et de richesse, ou à l’ignorance. B. Decharneaux montre surtout grâce à ce récit que Lucien offre un témoignage fort et sans fard du mépris qu’inspiraient les premières communautés chrétiennes aux élites de l’Empire et la marginalité sociale dans laquelle elles souhaitaient les confiner. Pour clore ce panorama, M. Ghetta propose un examen des manifestations de la fin du paganisme en Gaule et en Germanie. S’appuyant sur divers dossiers archéologiques, notamment dans la cité de Trèves, l’A. s’interroge sur les pratiques religieuses lisibles à partir du IIIe s. et invite à relativiser largement l’idée d’un abandon généralisé des lieux de culte païens. Mettant en relief les transformations socio-économiques de la Gaule au IIIe s. et la disparité des contextes régionaux, M. Ghetta nuance l’idée d’un « changement religieux » et invite au contraire à prendre acte des multiples signes d’activités cultuelles païennes aux IIIe et IVe s.

Notion particulièrement élastique, la marginalité requiert, dans chaque contexte d’étude, un effort de définition conséquent afin de lui donner une réelle efficience historique. Si certaines contributions en font l’économie, aux dépens peut-être du dialogue interne à l’ouvrage, celui-ci fournit cependant un ensemble de réflexions qui viennent alimenter le débat historiographique sur la dynamique des appartenances religieuses et politiques, tant par la variété des sujets abordés et des approches que par l’invitation faite aux lecteurs à interroger les catégories utilisées pour appréhender la société et la religion romaines.

Audrey Bertrand, Université Paris-Est Marne-la-Vallée

Publié en ligne le 3 décembre 2018