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Rire et dialogue est issu d’un colloque international qui s’est tenu à Poitiers les 17 et 18 novembre 2014. Il réunit douze études précédées d’un avant-propos qui éclaire les circulations possibles à l’intérieur du recueil. Ariane Eissen, Michel Briand et Sandrine Dubel ont réalisé un important travail de synthèse d’une matière qui se laissait difficilement réduire. Le projet postule en effet l’interdisciplinarité et s’inscrit dans une diachronie large : de Théocrite aux solos comiques contemporains. L’étude de Gilles Col sert de réflexion liminaire ; les onze études restantes ont été distribuées thématiquement et chronologiquement en trois chapitres :

– « Modèles antiques » comporte trois études consacrées, l’une à Théocrite, les deux autres à Lucien.

– « Les « fils » de Lucien » réunit quatre contributions dont le point commun est l’héritage lucianesque : à la Renaissance, plus largement chez Érasme et Rabelais, au XVIIIe dans La Conversation de Lucien avec Érasme et Rabelais aux Enfers de Voltaire et au XXe avec l’exemple insolite de Giorgio Manganelli.

– « Rire et sociabilité » est axé sur le rapport du dialogue avec le public et avec la société dans laquelle il s’inscrit. Les quatre études partent d’objets divers : le roman comique, le dialogue philosophique Le Neveu de Rameau, les dialogues éducatifs des Lumières et le dialogue du comédien avec son public.

Ces chapitres ne doivent cependant pas être tenus pour des cadres hermétiques et dans son avant-propos, Ariane Eissen indique « quelques pistes utiles à une circulation plus libre entre chapitres » (p. 8), pistes judicieuses auxquelles nous renvoyons le lecteur.

L’interdisciplinarité, la diachronie n’étaient pas les seules difficultés auxquelles les éditeurs étaient confrontés. « Rire dialogal », « usages plaisants du dialogue », « comment et pourquoi l’on rit dans les dialogues » (p. 7) sont autant de reformulations qui disent l’ambiguïté plus fondamentale de l’objet. Car le dialogue s’entend d’une forme de discours (dialogue versus récit) ou d’un genre littéraire. Or, les auteurs se sont alternativement intéressés à l’un et/ou l’autre de ces « dialogues ». Ainsi, Christine Kossaifi (« Rire et dialogue en miroir, L’exemple des Idylles VII et I de Théocrite ») analyse, à l’intérieur d’un genre lui-même difficile à définir, les Idylles, la signification du sourire de l’un des interlocuteurs du dialogue. Le dialogue est ici une forme de discours enchâssée dans un récit et la question posée est celle de l’interprétation à donner à cette didascalie en marge du dialogue : le sourire. Cet intérêt porté à la forme dialogue, c’est ce que nous retrouvons également dans les articles de Gilles Col, d’Ariane Eissen, de Patricia Gauthier et de Bernard Faivre. Dans « Dialogue, rire, cognition : quelques pistes », Gilles Col décortique les processus cognitifs qui vont, dans le cas particulier du dialogue, produire le rire. Dans le dialogue conçu comme un « flux » le mécanisme du rire est identique à celui du monologue : le rire résulte d’un décalage entre ce qui est attendu et ce qui est construit, d’un « glissement de cadre » (p. 26) ; le propre du dialogue est « la répartition de la construction du sens, ou plutôt de la co-construction du sens » (p. 22). Nous laissons les lecteurs découvrir l’analyse de la répartie de Jacques Chirac en 1988 : « Connard ! –Enchanté ! Moi, c’est Jacques Chirac ! ». Ariane Eissen (« Rire d’un dialogue impossible avec Giorgio Manganelli ») analyse de son côté cette forme particulière de dialogue qu’était l’« interview impossible » (p. 129), émission radiophonique conçue en 1974 pour la RAI, où un écrivain s’essayait à interroger un personnage ayant existé. C’est dans la façon dont G. Manganelli met en scène l’impossibilité d’établir un dialogue avec le fabuliste Phèdre qu’Ariane Eissen identifie un héritage de Lucien : le rire iconoclaste. Patricia Gauthier (« Rire dans les dialogues de roman comique ») étudie les différents procédés comiques à l’œuvre dans les dialogues de roman comique (notamment les emprunts à la comédie et à la farce), mais elle identifie également dans le « soulignement stratégique du risible » (p. 150) la construction d’une connivence avec le lecteur : l’installation d’« un dispositif qui place ce lecteur aux côtés du narrateur, aux dépens du personnage » (p. 151). Or, c’est aussi à cette connivence « aux dépens du personnage » que s’intéresse Bernard Faivre (« Le dialogue à une voix »). L’auteur montre comment le théâtre classique oblitère le public, même quand il doit justifier le monologue ou l’aparté : en aucun cas, le personnage ne doit s’adresser au public ; en cela, le théâtre classique rompt avec le théâtre médiéval, où le spectateur est partenaire du monologue du personnage. Cependant, en dépit même de l’interdit, une connivence peut se construire entre l’acteur et le spectateur aux dépens du personnage, connivence dont les solos comiques portent jusqu’à nos jours la trace.

L’objet des sept autres études n’est plus la forme mais le genre « dialogue ». Encore faut-il préciser la dualité du rire selon « qu’il s’agisse du rire mis en scène dans le dialogue ou du rire que peut susciter ou non le dialogue » (p. 7). Anne-Marie Favreau-Linder (« ‘Ici tu pourras rire sans fin…’ : Lucien et le rire des morts (Dialogues des morts) ») consacre son étude au rire des morts dans les Dialogues des morts. C’est un rire issu de la tradition cynique : la mort égalise tous les hommes et avère le ridicule de leurs prétentions. Le dialogue fonctionne comme un memento mori, mais un memento mori qui emprunte à la comédie plus qu’à la philosophie sa méthode. Michel Briand (« Méta-dialogue et satire dans la Double Accusation ou les tribunaux de Lucien ») s’intéresse lui au rire « que peut susciter le dialogue ». Analysant la Double accusation, il montre comment le rire est la « modalité principale » (p. 67) de cet hybride que crée Lucien en associant le dialogue philosophique et la comédie.

Jean Lecointe (« ‘Lhomme est le propre du rire’. Le dialogue lucianique au prisme de l’humanisme renaissant ») recense les traits hérités de Lucien dans la poétique érasmienne. Mais il met également en lumière un procédé commun dans la production du comique, la « réplique para tên doxan », dont il observe le mécanisme dans deux autres œuvres de la Renaissance. Double travail donc : à la fois sur l’héritage du dialogue lucianesque comme genre et sur les procédés comiques propres à la forme dialogue. Bernd Renner (« ‘Vous jà ne m’en ferez rire’ : rire, ironie et dialogue de Lucien à Rabelais et Béroalde de Verville ») étudie « l’évolution du rire dialogique de Lucien à Rabelais » (p. 102) – étude d’un certain rire dans une forme qui, chez Rabelais, n’est pas nécessairement celle du dialogue –. L’auteur part de l’admiratio de Rabelais pour Lucien pour mieux souligner la spécificité de la satire rabelaisienne, farce tragique et complexe, reflet d’un contexte politique et religieux inquiétant. L’étude de Dominique Bertrand (« Rire avec les morts : un dialogue auctorial de Voltaire avec Lucien ») se place du côté du genre, et plus précisément de cet « hypergenre » (p. 113) que devient le dialogue des morts inventé par Lucien. L’auteur montre comment Voltaire, dans La Conversation de Lucien avec Érasme et Rabelais aux Enfers, non seulement se distingue de la tradition antérieure, et en particulier de Fontenelle, mais se saisit pleinement du dispositif propre au genre dans sa lutte contre l’intolérance religieuse : le masque des personnages sert à mieux dire la vérité en déjouant la censure.

Les deux derniers articles qu’il nous reste à évoquer interrogent la manière dont le dialogue peut circonscrire le rire. Dans le cas du Neveu de Rameau que nous soumet Françoise Le Borgne (« De la scène comique au dialogue philosophique : la question du rire dans Le neveu de Rameau »), le rire contre lequel Diderot doit se défendre est celui des antiphilosophes ; le dialogue apparaît « comme un moyen ingénieux de limiter les pouvoirs corrupteurs du rire » (p. 166). Dans les dialogues éducatifs du XIIIe étudiés par Jeanne Chiron (« Du rire de consensus à l’éloge de la gaieté dans les dialogues éducatifs des lumières »), l’éducateur veut préserver l’enfant d’un rire que, dans son ensemble, la société juge bas. L’auteur indique cependant comment le dialogue éducatif peut faire du rire un instrument et cite le cas exceptionnel de Louise d’Épinay. Du rire « dans le dialogue », nous passons à celui qu’il suscite dans un but pédagogique.

Pour conclure, Rire et dialogue est un recueil au réseau complexe, où les études se font écho là où ne l’attend pas nécessairement. Cela en fait sa richesse. On pourra seulement regretter que les éditeurs n’aient pas explicité dans la définition du « rire dialogal » les fils qui lient forme dialogue, genre dialogue et rire.

Anne Balansard A. Balansard, Aix-Marseille Université, TDMAM UMR 7297

Publié en ligne le 3 décembre 2018