Cette œuvre dense, née d’une longue fréquentation de l’auteur avec les grandes figures de l’Antiquité tardive, réunit trente articles publiés entre 1996 et 2007, augmentés de cinq études inédites comportant une bibliographie actualisée. Elle témoigne de l’extraordinaire renouvellement des études historiographiques tardoantiques, sous l’impulsion notamment de la série des Historiae Augustae Colloquia, auxquels l’auteur a apporté plusieurs contributions significatives ces dernières années et vient donc prendre tout naturellement place aux côtés du récent recueil de Scripta varia de son maître J.-P. Callu {{1}} . L’enquête, très approfondie, porte sur les relations polémiques qui mettent aux prises païens et chrétiens entre les années 370 et 417 de notre ère dans une perspective opposée à celle du « camp des irénistes », souvent issus des universités anglo-saxonnes, qui refusent de voir dans la production littéraire qui fleurit du temps de Valens à celui de Théodose II autre chose que le « produit de l’oisiveté d’antiquaires désTmuvrés », pour reprendre les termes mêmes de l’auteur (Antiquus error, p. 11). Elle se fonde sur une Quellenforschung réinterprétée à la lumière de l’idéologie et de l’intertextualité et s’articule en cinq sections. La première section (1. Le quatrième siècle : historiographie et christianisme) s’organise autour du Bréviaire d’Eutrope, dédié en 370 à l’empereur Valens. Partant du postulat que « tout abrégé est une déformation orientée, par ses choix et ses silences, des faits rapportés » (Antiquus error, p. 55), l’auteur restitue sa pleine portée idéologique à cet ouvrage de commande, qui n’apparaît plus comme le résultat scolaire d’une simple entreprise d’archiviste, mais comme un véritable manifeste politique rédigé par un haut fonctionnaire cultivé et soucieux de sa carrière personnelle, d’ailleurs promu au proconsulat d’Asie dès l’année suivant sa publication. La deuxième section (2. Saint Jérôme et ses sources profanes) est tout entière consacrée à Jérôme historien, et en particulier à sa Chronique, la première d’obédience chrétienne en langue latine. Pour ce faire, le Stridonien n’a pas dédaigné de lire, voire d’utiliser, en les adaptant, les Tmuvres de ses prédécesseurs ou contemporains païens, parmi lesquelles figurent sans doute le Bréviaire d’Eutrope, la Kaisergeschichte d’Enmann ou la Leoquelle, entendue comme la source latine prosénatoriale également utilisée par Pierre le Patrice, Léon le Grammairien et l’historien byzantin Zonaras. Dans une étude inédite ajoutée en conclusion à cette section, l’auteur attribue par ailleurs à Jérôme la paternité de la Mosaicarum et Romanarum legum collatio. Tout comme la Chronique hiéronymienne cherche à démontrer l’antériorité des grandes figures bibliques – dont Moïse –, par rapport aux héros de la mythologie grecque, la Collatio vise à démontrer l’antériorité du droit fixé par Moïse sur celui des princes contemporains. Il ne s’agirait donc pas moins, dans les deux cas, que d’« encourager l’activité législative du Prince très chrétien en l’orientant dans le sens biblique qui n’est autre que le sens de l’histoire » (Antiquus error, p. 154). La troisième section (3. Ammien Marcellin et la tradition héroïque) s’attarde sur les Res Gestae, où la dénonciation politique perce à plusieurs reprises au travers de schémas littéraires héroïques subvertis. L’auteur y démontre en particulier comment Ammien adapte à la crise de son temps de prestigieux modèles historiographiques : sous l’influence de Tite-Live, notamment, et des auteurs du Roman d’Alexandre, c’est précisément au rang de nouvel Alexandre qu’il tente d’élever son héros, l’empereur Julien, l’opposant ainsi à la figure de Valens et peut-être, en filigrane, de Théodose même. La quatrième section (4. L’Histoire Auguste : un faussaire démasqué) est centrée sur l’Histoire Auguste, dont St. Ratti place la composition entre 392 et 394 et sur son auteur jusqu’à présent inconnu, qu’il faut identifier, selon lui, à Nicomaque Flavien senior. Cette identification se fait sur la base de critères internes à l’Tmuvre, mais aussi de l’inscription de 431 rédigée par Flavien junior à la mémoire de Nicomaque senior l’identifiant comme l’auteur d’Annales qui ne feraient qu’un avec l’Histoire Auguste. Cette hypothèse lumineuse est confortée par le réemploi d’une formule empruntée à la Vie d’Héliogabale : le liuor improborum, une formule consacrée dans le clan des Nicomachi, qui renvoie à une « mythologie » familiale codée, désignant les ennemis politiques personnels de Nicomaque Flavien senior (Antiquus error, p. 240). Au fil des pages se précise ainsi le portrait de ce fin lettré et grand politique, préfet du prétoire de l’empereur Théodose certes, mais aussi l’un des chefs du camp païen qui, rangé sous la bannière de l’usurpateur Eugène, s’opposa aux troupes de Théodose lors de la fameuse bataille du Frigidus en l’an 394 et se suicida au lendemain de la déroute militaire de son camp. Figure fascinante que celle de ce grand aristocrate, qui n’était visiblement dépourvu ni d’humour (Antiquus error, pp. 266-269), ni de vanité littéraire : son immense culture ne se cantonnait pas aux auteurs profanes (parmi lesquels Ammien Marcellin, Végèce ou Pacatus), mais embrassait jusqu’aux Écritures saintes, Tertullien, Lactance ou Jérôme. Symmaque le déclarait « ambidextre », à la fois historiographe et rhéteur reconnu et l’invitait à réunir dans ses Tmuvres complètes les deux genres littéraires – senatoriae actiones et Romanae rei monumenta – où il s’illustrait (Antiquus error, p. 247). Outre l’Histoire Auguste, St. Ratti lui attribue également au passage la paternité de trois autres textes : une loi de 390 légiférant sur les relations entre hommes (Code Théodosien IX, 7, 6), qu’il aurait rédigée en sa qualité de questeur du palais ; une traduction latine, désormais perdue, de la Vie d’Apollonios de Tyane par Philostrate ; la troisième des Declamationes maiores pseudo-quintiliennes, enfin, qui nous est parvenue sous le titre de Miles Marianus – sur ce dernier point, nous reviendrons plus bas. La cinquième section (5. Claudien, Rutilius Namatianus et les Chrétiens) examine la production de ces deux auteurs à la lumière des allusions, citations et références détournées ou parodiées à la littérature chrétienne contemporaine. S’il est en effet avéré que les chrétiens lisaient les païens, la réciproque est également vraie : les païens ont pratiqué les auteurs chrétiens et « leur zèle religieux et patriotique, loin d’être éteint ni même assagi jusqu’à l’aube du cinquième siècle, aimait à y puiser d’innombrables occasions de quolibets, moqueries et parodies irrévérencieuses qui soulageaient leur impuissance politique et comblaient leur envie d’en découdre avec le camp des vainqueurs. Les derniers païens ont ainsi su trouver dans l’antiquité de leur piété – la seule qualité que les chrétiens reconnaissaient à leur antiquus error selon le mot de Prudence – la force de prolonger leur résistance beaucoup plus longtemps que l’histoire officielle ne veut bien le reconnaître », pour reprendre les termes mêmes de St. Ratti, qui explicitent le titre de son volume (Antiquus error, p. 13). On permettra à l’auteur de la présente recension de s’attarder un peu plus longuement sur les Declamationes maiores et le Miles Marianus, plusieurs fois évoqués dans les travaux de St. Ratti. Tel qu’il se présente à nous, le recueil des Maiores est une anthologie de textes dus à plusieurs auteurs, notamment appelés à servir de modèles de discours dans les « classes » du forum de Trajan. Or un manuel passe par définition de main en main ; ce genre d’ouvrages est donc, peut-être plus encore que d’autres textes hérités de l’Antiquité, exposé aux accidents de transmission qui nous enlèvent toute chance de connaître leur source. Voilà sans doute pourquoi les Declamationes maiores, tout comme, d’ailleurs, les Declamationes minores du pseudo-Quintilien ou les Excerpta de Calpurnius Flaccus, restent encore pour nous une énigme : nous ne savons toujours pas qui les a composées, ni quand. L’attribution et la datation du recueil, fort débattues depuis plus d’un siècle, ont, de fait, donné lieu à des hypothèses dont la diversité n’est pas sans rendre perplexe sur les chances d’obtenir un jour une réponse sûre à cette question. Les dix-neuf pièces réunies dans cette anthologie se distribuent selon la critique – autrement dit, depuis les travaux de C. Rittter {{2}} – en quatre groupes distincts : deux déclamations isolées, les déclamations 1 et 10, qu’aucun lien stylistique n’unirait entre elles, non plus d’ailleurs qu’avec le restant du recueil et deux « écoles » de déclamations distinctes représentées, la première, par les pièces 3, 6, 9, 12 et 13, la seconde, par toutes les autres, à savoir les déclamations 4, 5, 8, 11 et 14 à 19. La critique moderne tend à placer dans l’ensemble la rédaction de ces textes au II e siècle de notre ère, tout en reconnaissant qu’ils pourraient fort bien être encore plus tardifs {{3}} . Si l’on entre plus avant dans le détail des controverses touchant le Miles Marianus, le morceau serait à dater des années 50 à 100, selon N. Deratani {{4}} ; des années 100 à 197, selon C. Ritter, qui veut y voir l’Tmuvre d’un disciple de Quintilien {{5}} , et plus précisément entre 150 et 200, selon G. Golz {{6}} ; du milieu du IV e siècle de notre ère enfin, selon C. Schneider {{7}} ; bref, il n’est aucune voie qui n’ait été explorée. Sous sa forme actuelle, le corpus résulte en tout cas d’une compilation tardive et s’est probablement formé à la manière du recueil des Panégyriques latins. Or, tout porte à croire que cette anthologie de textes fit l’objet, peu avant l’année 384, d’une édition ou, plus probablement, d’une réédition, qui en assignait la paternité à Quintilien et lui valut dès lors la gloire posthume que lui reconnaissent certains auteurs antiques dès le dernier quart du IV e siècle de notre ère {{8}} ; nous disposons donc ainsi d’un terminus ante quem assuré pour l’ensemble du recueil. Nous savons par ailleurs que saint Jérôme connaissait les Grandes déclamations pseudo-quintiliennes, au contraire de Lactance, qui, une génération plus tôt, ne semble connaître que les Petites déclamations, et il n’y a là rien d’étonnant, si l’on songe que Jérôme avait probablement eu l’occasion de découvrir quelques-unes de ces controverses d’école lors des études qu’il fit à Rome, sous la férule du grand Donat. Sur toutes ces questions, le lecteur pourra se reporter, en plus des travaux cités par St. Ratti, à l’étude de C. Schneider 9 . Étant donné la rareté des témoignages extérieurs, seule une patiente et attentive analyse du texte, du vocabulaire et des concepts utilisés ou de la technique employée permettraient peut-être de s’approcher d’une solution de l’énigme : c’est ici que la Quellenforschung prend tout son sens. C’est cette Quellenforschung qui conduit St. Ratti à repousser la date de composition du Miles Marianus en 383-384 et à en attribuer la paternité à Nicomaque Flavien senior sur la base de « convergences lexicales (vocabulaire de l’infamie liée à la passivité sexuelle), morales (condamnation de l’homosexualité masculine et du rôle des exolètes) et idéologiques (appel au sursaut patriotique contre les barbares) » avec l’Histoire Auguste (Antiquus error, p. 255), que l’on pourra compléter par C. Schneider, « L’histoire dans la rhétorique : les enjeux politiques du Miles Marianus dans le recueil des Grandes déclamations pseudo-quintiliennes », Cahiers des Études Anciennes 42, 2005, p. 99-122. Certaines des convergences relevées sont percutantes, comme le rapprochement opéré entre ps.-Quint., Decl. mai. 3, 9 et la Mosaicarum et Romanarum legum collatio 5, 3, 1-2 condamnant les relations entre hommes ; plusieurs sont intéressantes, comme le parallèle établi entre le Miles Marianus et l’Epitoma rei militaris de Végèce (Antiquus error, p. 256-259) ; d’autres s’avèrent nettement moins convaincantes, comme celles qui portent sur le vocabulaire sexuel : les termes patientia ou corruptor, de même que le groupe pudet dicere sont trop prosaïques et trop courants pour que l’on puisse en tirer une démonstration probante (Antiquus error, p. 245). Pour confirmer – ou infirmer – l’hypothèse de St. Ratti en la matière, il ne reste donc plus qu’à élargir l’enquête aux Declamationes maiores émanant selon la critique moderne du même auteur ou, à défaut, de la même école, à savoir les Maiores 6, 9, 12 et 13 – de quoi largement alimenter les controverses des philologues pour plusieurs siècles… C’est ici en définitive, on l’aura compris, une étude qui pousse le lecteur hors des sentiers battus pour l’amener à s’engager sur des voies résolument nouvelles.
Catherine Schneider
[[1]]1. Culture profane et critique des sources de
l’Antiquité tardive. Trente et une études de 1974
à 2003, paru en 2006 dans la Collection de l’École
Française de Rome.[[1]]
[[2]]2. C. ritter, Die quintilianischen
Declamationen. Untersuchung über Art und Herkunft
derselben, Freiburg i. Br.-Tübingen 1881.[[2]]
[[3]]3. Pour une synthèse, voir en dernier lieu
A. stramaglia, « Le Declamationes maiores
pseudo-quintilianee : genesi di una raccolta
declamatoria e fisionomia della sua trasmisssione
testuale » dans Approches de la Troisième Sophistique.
Hommages à Jacques Schamp, E. amato éd.,
Bruxelles 2006, p. 555-588.[[3]]
[[4]]4. N. deratani, « De rhetorum Romanorum
declamationibus. II : Quaestiones ad originem
maiorum, quae sub nomine Quintiliani feruntur,
declamationum pertinentes », Revue de Philologie,
de Littérature et d’Histoire Anciennes, s. III, 1, 1927,
p. 289-310.[[4]]
[[5]]5. C. ritter, Die quintilianischen
Declamationen. Untersuchung über Art und Herkunft
derselben, Freiburg i. Br.-Tübingen 1881, §3,
p. 267-268.[[5]]
[[6]]6. G. Golz, Der rhytmische Satzschluss in den
grösseren pseudo-quintilianischen Declamationen,
Breslau 1913.[[6]]
[[7]]7. C. Schneider, [Quintilien], Le soldat de Marius
(Grandes déclamations, 3), Cassino 2004, p. 24-37.[[7]]
[[8]]8. C. schneider, « Quelques réflexions sur la
date de publication des Grandes déclamations pseudoquintiliennes
», Latomus 59, 2000, p. 614-632.[[8]]