Après la publication retentissante du livre d’A. M. Carruba, La Lupa Capitolina. Un Bronzo medievale, Rome 2006, un colloque s’était tenu à Rome en 2008, dont les actes, publiés en 2010 sous la direction de G. Bartoloni : La Lupa Capitolina: Nuove prospettive di studio, constituaient une première réaction, plutôt sceptique, d’un certain nombre de chercheurs italiens à la nouvelle datation. Le court, mais dense, volume, 161 pages, en réalité environ 80, puisque les trois contributions ici réunies rédigées en allemand ont été traduites et publiées en même temps en anglais (cette double publication était-elle vraiment utile ?), s’inscrit, sous un titre un tant soit peu racoleur, dans les suites de la démonstration qui paraît pour l’instant assez vraisemblable que la Louve capitoline ne daterait pas de la Rome archaïque, mais de l’époque médiévale.
Il est vrai que la valeur symbolique de l’oeuvre et la place qu’elle occupe dans l’imaginaire universel confèrent à cette nouvelle proposition, qui se fonde sur l’étude technologique, la force d’un véritable séisme, et donnent aux réactions une charge émotionnelle qui n’a pas toujours permis des analyses objectives : A. Carandini avait fort justement souligné, à l’occasion du colloque, que certains aimeraient bien en profiter pour régler son compte à l’analyse stylistique, incapable dans ce cas de proposer la juste datation. Nous n’entrerons pas ici dans ce débat, assurément faussé par des affirmations parfois dignes d’un scientisme que l’on imaginait dépassé.
Le présent ouvrage s’articule en trois études : un rappel clair par E. Formigli des données de l’étude technologique et des conclusions que l’on peut en tirer ; une présentation par M. Radnoti-Alföldi du dossier de la Louve tel qu’il ressort des sources antiques ; un examen enfin par J. Fried du contexte dans lequel un grand bronze représentant une louve a pu prendre place dans la Rome médiévale. Elles sont toutes trois très bienvenues. Il était indispensable en effet de considérer avec recul et de manière non polémique l’ensemble du dossier ouvert par la nouvelle proposition de datation. Ce n’est pas tout de montrer que la Louve n’est pas antique ; encore était-il nécessaire d’examiner de manière précise ce que les sources antiques disent de celle-ci, du groupe dont l’existence est assurée et de son devenir ; mais il fallait également essayer de justifier la création dans la Rome médiévale d’un groupe analogue.
E. Formigli, dont on connaît l’expertise en matière de technique des bronzes antiques, commence donc très logiquement par rappeler les principaux résultats obtenus, et en quoi ils sont significatifs (« Die Lupa Capitolina: Zur Geschichte der Grossbronzen », p. 15-22). Après un rappel rapide de l’histoire de l’étude technique des bronzes antiques, l’auteur insiste tout particulièrement sur deux points qui lui paraissent essentiels : l’absence de soudure pour les éléments rapportés de la Louve et le caractère très négligé de la finition de l’œuvre, autant de caractéristiques qui lui paraissent exclure une origine étrusque ou romaine. Mais on appréciera sa présentation très équilibrée des apports de la physique et de la chimie à la connaissance des bronzes antiques, dont l’étude des oeuvres récemment découvertes à Arles dans le Rhône vient de démontrer une fois encore tout l’intérêt, et son plaidoyer chaleureux (p. 17) pour un dialogue entre les sciences dites « dures » et l’histoire de l’art pour parvenir à une connaissance équilibrée des oeuvres.
Il revenait à M. Radnoti-Alföldi de traiter du destin de la Louvre Capitoline, et de montrer pourquoi il ne pouvait s’agir de l’Tmuvre parvenue jusqu’à nous (« Die Schicksale der Lupa Capitolina. Ihr möglicher Weg nach Konstantinopel und ihr Ende 1204 », p. 35-75). Elle trouve le point de départ de son analyse dans l’Tmuvre du chroniqueur byzantin Niketas Choniatès, le panégyrique qu’il rédige en 1207 pour Théodore Laskaris, et le passage de sa Chronikè diégesis dans lequel il décrit le sac de Constantinople en avril 1204 par les Latins de la 4 e Croisade. Or Niketas, pour mieux souligner la cupidité des pillards, signale qu’ils sont même allés jusqu’à faire fondre les statues de bronze qui ornaient la ville, y compris celles qui se trouvaient dans l’hippodrome. Niketas en mentionne un certain nombre, en particulier une série d’animaux, parmi lesquels figurait une louve allaitant les jumeaux, qui, fait remarquer M. Radnoti-Alföldi, avait pour les Latins une valeur particulière. Toute la question est évidemment de savoir si ce groupe est ou non le groupe fameux qui s’était trouvé pendant longtemps à Rome, érigé en 296 av. J.-C. par Gnaeus et Quintus Ogulnii. M. Radnoti-Alföldi sait bien que c’est là un point crucial de la démonstration, et elle reprend donc très habilement l’ensemble du dossier, pour tenter d’en faire la preuve. Revenant sur le texte de Virgile (Aen. 8, 630 sqq), elle insiste sur l’attitude de l’animal, la tête retournée vers les deux nourrissons, qui la distingue par exemple de l’image que l’on rencontre sur le denier de P. Satrienus, sur lequel la louve a la tête dirigée vers l’avant, la patte étendue. M. Alföldi rappelle alors la fortune de la louve avec les jumeaux sur les monnaies, encore au IV e s. ap. J.-C., mais aussi, de manière plus générale, dans l’art romain. De ce tableau, deux points importants méritent d’être retenus : l’association de la louve avec l’idée de l’éternité de Rome (ROMA AETERNA), et surtout le fait qu’il y avait en définitive à Rome plusieurs groupes analogues.
Reste à expliquer la présence du groupe en bronze à Constantinople. M. Radnoti-Alföldi souligne à juste titre qu’on a du mal à imaginer qu’il ait pu faire partie des Tmuvres que Constantin avait fait rassembler dans tout l’empire pour orner la nouvelle capitale : la valeur symbolique qui y était attachée était trop forte pour que l’empereur en dépouille l’Vrbs – même s’il l’avait fait pour le Palladium. Mais après tout, puisqu’il y avait plusieurs groupes analogues, on pourrait aussi considérer qu’il était possible d’en faire venir un, comme un témoignage des liens qui unissaient les deux cités. M. Radnoti-Alföldi envisage alors les événements violents qui auraient pu conduire à arracher à l’Vrbs la louve des Ogulnii. Il y en a deux, le sac de 410 et celui de 455. Plusieurs pages sont consacrées à évoquer les événements de 410. Mais rien à dire vrai ne permet d’évoquer la louve, même pas le passage de Procope mis en avant, qui souligne l’attachement des Romains pour les monuments du passé de leur ville et leurs efforts pour les protéger : il est pour le moins aventureux de conclure qu’après le passage d’Alaric, le groupe est toujours à Rome. En ce qui concerne Genséric, Procope fait explicitement allusion au fait que le souverain vandale a emporté à Carthage bon nombre d’oeuvres d’art. Mais de nouveau rien ne permet d’affirmer que la louve et les jumeaux (et précisément celle du Capitole) faisaient partie du butin, pour être récupérés en 533 par Bélisaire et transportés à Rome : c’est la situation que, déjà, avait imaginée S. Zweig pour le chandelier du Temple, mais il faisait oeuvre de romancier. On ne saurait donc affirmer que c’est bien la Louve capitoline que les Croisés, en avril 1204, ont envoyée à la fonte ; c’est une possibilité, mais rien de plus.
La troisième contribution, celle de J. Fried, tente de répondre à une question essentielle : si la Louve capitoline n’est pas antique, mais médiévale, dans quelles circonstances et pour quelles raisons a-t-elle été réalisée ? C’est une très savante et très passionnante enquête à laquelle se livre l’auteur. Partant de l’évocation très négative qu’en fait Dante dans son Enfer (Inf. 1, 49-54, 58-60), J. Fried rappelle qu’il faut attendre la fin du XV e s. pour que la louve, à laquelle les jumeaux n’ont été ajoutés que tardivement, trouve sa place à l’intérieur du palais des Conservateurs, dans la salle qui prendra son nom, et devienne le symbole de Rome. À en juger d’après les analyses technologiques, la statue aurait été fondue entre le Xe et le XVe s. Il était donc indispensable d’examiner de près le témoignage du Libellus de imperatoria potestate in urbe Roma, des alentours de 900, souvent cité dans le dossier, qui fait mention d’un lieu dit ad lupam près du Latran. On suivra volontiers la démonstration de J. Fried suivant laquelle il ne saurait y avoir ici de rapport avec la Louve capitoline. Mais le manque de sources ne permet pas davantage de savoir quand et pourquoi celle-ci fut créée : l’anglais Gregorius y voit, vers 1230-1240, une figure de fontaine qui aurait perdu sa fonction après un accident. Un siècle plus tard, en 1347, la louve n’apparaît pas parmi les symboles qu’utilise Cola di Rienzo, célébré par Pétrarque comme un « nouveau Romulus », alors pourtant que le type était bien connu à l’époque médiévale et utilisé ailleurs, à Pérouse ou à Sienne, pour célébrer en images la fierté de ces cités de leur fondation romaine. J. Fried l’avoue sans ambigüité (p. 122) : on ne saurait émettre que des hypothèses sur ses origines. En 1240, Gregorius l’avait vue dans le portique du palais du Latran. Elle en sera ensuite enlevée à une date inconnue pour être placée sur la façade de la tour des Annibaldi (Casa della Lupa), non loin du palais. La question de l’origine de l’animal reste donc ouverte. À juste titre, J. Fried récuse les Papes comme commanditaires : la louve n’est ni un symbole spirituel ni en rapport avec l’Église. Il fallait donc une circonstance profane. J. Fried passe en revue sinon les événements, au moins les différentes périodes, pour en exclure beaucoup, écartant peut-être un peu rapidement le témoignage du diptyque de Rambona comme indice d’un rappel de la Rome antique. Mais c’est une argumentation très serrée, et plutôt convaincante, qu’il développe, montrant que pendant une longue période, quel que soit le désir qui se fait souvent jour de remettre à l’honneur le souvenir de grandeur passée de Rome au sein de la Commune, la louve n’y a pas sa place. On sera volontiers d’accord avec lui pour penser qu’il faut peut-être alors songer à la volonté individuelle de quelques notables fiers de leur grandeur présente et conscients du passé de leur cité. J. Fried propose, de manière hypothétique, mais avec des arguments très séduisants, de les reconnaître autour de 1150 dans la famille des comtes de Tusculum : leurs prétentions généalogiques, soutenues notamment par les écrits de Pierre Diacre, constitueraient à elles seules un élément de poids, même s’il n’y avait pas encore bien d’autres indices. Les comtes possédaient une résidence à Rome, sur les pentes du Quirinal, tout en ayant des liens avec l’abbaye du Mont Cassin, qui aurait pu fournir les compétences techniques pour fondre le bronze. Les années 1170 toutefois virent la ruine de la famille : c’est à ce moment que la louve, de signe ostentatoire, serait devenue élément de fontaine, puis décor du palais papal.
La démonstration est conduite avec grande prudence, mais l’hypothèse est savamment étayée. Elle donne en quelque sorte une étoffe nouvelle à cet exceptionnel monument, un temps dépouillé de sa fonction symbolique, mais qui la retrouverait ainsi, signe non plus de la fierté de la Rome archaïque, mais d’une grande famille ambitieuse qui, l’une des premières, s’était rattachée explicitement aux mythes des origines de Rome. Cette enquête magistrale, trop incertaine, son auteur le sait bien, pour emporter la conviction de tous, mais qui donne à la Louve de nouveau une épaisseur historique, conclut de manière brillante ce petit volume qui met bien par ailleurs en évidence les caractéristiques techniques de la statue, qui confortent la datation nouvelle. On continuera cependant de s’interroger sur le destin du groupe capitolin et sur les circonstances de sa disparition, en 1204 à Constantinople où à un autre moment.
François Baratte