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Nicolas Preud’homme est agrégé et docteur en histoire et diplômé en géorgien de l’Inalco. Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Lyon, il a été enseignant‑chercheur ATER à l’Université de Lille, à Sorbonne Université et à l’université d’Orléans. Ancien membre du laboratoire ArmEn de l’Université de Florence et chercheur associé du Centre Beyond Canon de l’Université de Ratisbonne, il poursuit aujourd’hui ses recherches sur la Caucasie du sud et de l’ouest comme membre associé de l’UMR 8167 Orient & Méditerranée.
L’ouvrage À la porte des mondes est une monographie issue du travail de doctorat de l’auteur. Il propose ainsi une synthèse sur une région peu connue aux confins orientaux de la mer Noire, l’Ibérie du Caucase. Il s’agit de la première somme en langue française portant sur les évolutions politiques, économiques et culturelles de cette région à l’époque antique, allant du IIIe siècle avant notre ère au VIIe siècle de notre ère. Elle renouvelle la somme sur l’histoire de la Géorgie du caucasologue Marie‑Félicité Brosset, rédigée au XIXe siècle. L’auteur apporte également un renouveau historiographique par rapport à certains travaux géorgiens anciens, comme ceux de Cyril Toumanoff. S’inscrivant à la suite des études de David Braund sur le Caucase et la Colchide et de Frank Schleicher, il propose ainsi une approche d’histoire globale et connectée de cette région. Ses nouvelles hypothèses sont développées à partir d’une étude rigoureuse d’une grande diversité de sources, souvent inégales et éparses, allant de traces épigraphiques en armazique, en perse ou en grec, aux textes littéraires des auteurs antiques, byzantins et médiévaux, en passant par l’analyse de sources archéologiques et numismatiques. Ce travail a été rendu possible par la maîtrise des langues méditerranéennes, caucasiques et orientales de l’auteur. Il reconnaît néanmoins que l’inégalité des sources ne permet pas de retracer une histoire continue de l’Ibérie du Caucase mais seulement d’en saisir les grandes tendances.
Le texte est complété par une chronologie, un tableau comparatif des différents rois ibères selon les différentes sources, des cartes, plans de sites et photographies des sites et objets archéologiques dont il est fait mention, des photographies et des facsimilés des inscriptions étudiées ainsi que des graphes de la répartition chronologique des monnaies analysées par l’auteur et un index des noms. Il s’agit donc d’un ouvrage scientifique majoritairement destiné à un public de spécialistes, mais qui, par son approche et son style, peut également être lu par un public plus vaste.
L’ouvrage présente les évolutions politiques, culturelles et économiques de l’Ibérie du Caucase, royaume issu d’une portion du domaine achéménide, apparu vers le IIIe siècle avant notre ère, dans l’actuelle Géorgie centrale et orientale, autour du cours moyen du fleuve Koura. Par sa position géographique, ce royaume est à la frontière entre empires romain et iranien et monde des nomades des steppes du Nord, ce qui explique ses influences diverses. Il présente un système politique original que l’auteur caractérise de « royaume de consociations assemblant autour d’une élite princière et d’un roi [souvent associé à un pitiaxe (prince)] divers peuples et communautés autochtones et allogènes » (p. 451), ce qui en fait un territoire morcelé ethniquement et politiquement avec de nombreux particularismes. Cette mosaïque interne et ces influences plurielles externes expliquent la grande adaptabilité des élites dirigeantes pendant toute la période étudiée, l’affirmation du royaume à partir du Ier siècle avant notre ère, devenant une puissance régionale en Caucasie du Sud, ainsi que l’ouverture, par la suite, aux mutations religieuses et notamment à la chrétienté.
L’ouvrage présente ainsi l’évolution politique du royaume ibère dont l’auteur distingue six phases. Il aborde, dans un premier temps et malgré l’absence de sources explicitement datées, la naissance de ce royaume entre le IIIe siècle et 150 avant notre ère, autour de l’acropole d’Armazi. Il s’agit d’un royaume modeste, intégré successivement aux sphères d’influence séleucide, parthe, arménienne et pontique. Une deuxième phase se distingue à partir de 65 avant notre ère et des conquêtes de Pompée : le royaume passe sous influence romaine et ce jusqu’au règne de Tibère. Les rois deviennent socii et amici du peuple romain, passant « de la position de vaincu[s] à celle de partenaire[s] » (p. 75) à la fin du Ier siècle avant notre ère. Si la période 65 avant notre ère – 35 de notre ère est mal documentée, une troisième période apparaît entre 35 et 260 de notre ère. La politique royale est alors originale selon l’auteur : les rois cherchent l’appui des Romains mais ne se privent pas de jouer de leur concurrence avec l’empire iranien ou de s’allier avec les Alains pour tenter de servir leurs propres ambitions régionales, notamment vis-à-vis de l’Arménie et de l’Albanie. Le royaume ibérien s’affirme alors comme une puissance régionale qui bénéficie de l’appui romain pour instaurer une relative hégémonie sur la Caucasie du Sud, ce qui permet également aux rois de consolider leur position à l’intérieur du territoire. L’auteur y voit une sorte d’apogée politique et culturel de l’Ibérie du Caucase. La quatrième phase, parfois appelée « crise du IIIe siècle », est marquée par l’hégémonie sassanide sur la Caucasie du sud entre 260 et 297/8. L’influence romaine baisse à partir du IIIe siècle, à mesure qu’émerge une élite dirigeante en rupture avec les anciens rois, mais semble perdurer jusqu’au début des années 260, selon l’auteur qui revient sur la datation basse, v. 282/3, proposée par Cyril Toumanoff (1969, p. 22). Avec la révolution mihranide, le nouveau pouvoir se place sous la faveur de l’Iran sassanide, qui avait déjà mis fin au pouvoir arsacide en Arménie (milieu du IIIe siècle). Cette phase est marquée par la disparition des monnaies romaines, la baisse des relations diplomatiques avec Rome au profit de celles avec les Sassanides. Le pouvoir ibérien se convertit alors, sous le règne du roi de Waručān, au manichéisme. La paix de Nisibe en 298-299 ouvre un nouveau temps où le partenariat romain est revivifié jusqu’en 368, par l’allégeance formelle du roi à l’empereur et la conversion de la famille royale au christianisme. Certains souverains sont, par ailleurs, des généraux romains (Bacurius). Ces liens avec Rome sont préservés même si le traité d’Acilisène (387) provoque la réinstauration d’une emprise sassanide sur la Caucasie orientale. La royauté est, enfin, abolie au VIe siècle de notre ère par le pouvoir sassanide, au profit d’un régime aristocratique. L’auteur suit, concernant la chronologie, les analyses de Frank Schleicher (2019, p. 90) qui revient sur les datations de Cyril Toumanoff (1963, p. 377 sq et 1969, p. 29) pour qui la fin de la monarchie datait de 580 environ (p. 421‑422). L’adaptabilité des dirigeants ibères et la stabilité du système politique expliquent, selon l’auteur, le maintien de « l’assise solide de l’aristocratie kartvélienne sans laquelle le pays ne pouvait pas être gouverné » (p. 449). Cette période est également marquée par le développement de la christianisation et l’affirmation d’une Église kartvélienne autonome, après le schisme arméno-ibère de 607-609. L’Ibérie connaît au VIIe siècle plusieurs offensives arabes mais aucune domination ne perdure sur la majeure partie du territoire avant la première moitié du VIIIe siècle. Le pouvoir bagratide s’est, quant à lui, développé dans les régions non soumises autour du Tao‑Klarǰetʽi.
L’auteur développe cette synthèse en douze chapitres. Dans un premier temps, il s’intéresse à l’origine des Ibères dans cette région, dans une perspective étymologique et géographique, en analysant également la place de ce peuple et de ce territoire dans l’imaginaire littéraire des Anciens (chapitre 1). Il met en évidence l’origine romaine du nom de ce territoire et en dessine le paysage comme un pays plus sec que la Colchide, au climat plus continental et soumis à des vents humides, structuré par des villes fortifiées. S’ensuivent deux chapitres chronologiques : le premier traite de cette région de l’époque de la troisième guerre contre Mithridate à son affirmation au Ier siècle grâce au soutien romain (chapitre 2) et le deuxième s’intéresse au moment d’apogée du royaume entre 72 de notre ère, date de l’invasion alaine, et 260, date à partir de laquelle l’influence sassanide permet un changement dynastique au profit des Mihranides (chapitre 3). Ce chapitre permet également à l’auteur de présenter la transcription, la traduction en français et le commentaire d’une stèle peu connue : celle des victoires du pitiaxe Śargas sous le règne de Mithridatès ou Mihrdat II, datée, peut-être, d’un peu après 72 de notre ère, dans l’hypothèse d’une alliance alano-ibère (p. 91-100). Il tente, de même, de rétablir la chronologie des différents rois de l’Ibérie malgré les sources lacunaires. À la suite de cela, trois chapitres présentent de manière thématique et diachronique l’économie de ces territoires (chapitre 4), fondée sur l’agriculture (irrigation et pastoralisme), les ressources forestières, l’artisanat (céramiques, cuir, métaux dont joaillerie) et le commerce depuis les pôles urbains (en « collier de perle » (p. 153) le long de la Koura), les lieux du pouvoir en Ibérie (chapitre 5), notamment la citadelle-palais d’Armazi (p. 159-166) et ce qui pourrait être, selon l’auteur, le palais princier du pitiaxe ibère de Dedop’lis Gora (p. 166-174), proche du complexe culturel de Dedop’lis Mindori (IIe siècle avant notre ère-Ier siècle de notre ère), ainsi que l’organisation de la société, en quatre classes influencées par le modèle iranien, et ses institutions (chapitre 6). Le pouvoir royal est contrebalancé par une aristocratie puissante qui occupe des fonctions militaires, religieuses et judiciaires. Y « domine en revanche l’idée d’une patrimonialité de la royauté, dont la légitimité s’entretient par sa capacité à gagner et à conserver son domaine constitué par l’ensemble de ses biens, villes, terres, richesses et hommes » (p. 199). Cette étude est en partie menée grâce à l’analyse de sources du Haut Moyen Âge. Une section est dédiée au rôle des femmes, notamment à celui des reines. Les chapitres 7 et 8, dans une approche chronologique, sont consacrés d’une part à la « crise du IIIe siècle » et aux conséquences de la révolution mihranide et d’autre part au IVe siècle, marqué par les rivalités politiques et économiques, notamment entre Romains et Sassanides ainsi que par des mutations religieuses. L’auteur revient en particulier sur Mirian, le premier roi chrétien d’Ibérie, mais qui n’a sûrement pas été le premier Mihranide (p. 254-256) ainsi que sur le rôle de Nana, sa seconde épouse, dans la conversion du royaume au christianisme. Cette conversion a, selon l’auteur, servi de ciment de cohésion du réseau nobiliaire déstabilisé par les conséquences des conflits romano-perses des IIIe et IVe siècles. Ces dynamiques religieuses sont approfondies dans le chapitre 9 qui décrit le polythéisme ibère composite, influencé par des éléments sémites, iraniens et hellènes, et les monothéistes de la région. Il y développe plus particulièrement le mouvement de christianisation qui s’affirme à la fin du IVe siècle, né de facteurs exogènes (réseaux de missionnaires) et endogènes (christianisme adapté au milieu local) par l’analyse de récits de martyrs de l’Église kartvélienne du Haut Moyen Âge. Le chapitre 10 s’attarde, quant à lui, sur la parole (grecque et armazique) et les gestes du pouvoir, où l’écrit était détenu par une élite avant le développement de la première écriture géorgienne, l’asomtʽavruli, au tournant des IVe et Ve siècles de notre ère. Puis, un chapitre chronologique met en lumière les évolutions de cette région à un moment où la royauté ibère connaît des revers, entre les Ve et VIe siècles (chapitre 11). Enfin, un dernier chapitre ouvre sur la manière dont l’histoire de l’Ibérie du Caucase a été écrite puis réécrite à travers les âges, de la période médiévale (chroniques, hagiographies) aux réemplois géorgiens actuels (chapitre 12).
Malgré des sources éparses et inégales, l’auteur dresse ainsi une synthèse nuancée des connaissances que nous pouvons avoir aujourd’hui sur l’Ibérie du Caucase, de sa création vers le IIIe siècle avant notre ère à sa chute au VIIe siècle de notre ère. Il s’agit d’un travail de recherche sérieux et rigoureux, qui comble une lacune historiographique française sur ce sujet.

 

Manon Courtois, Sorbonne Université , UMR 8167 – Orient & Méditerranée

Publié dans le fascicule 1 tome 127, 2025, p. 299-302.