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.Ce volume réunit onze contributions présentées lors d’une série de rencontres qui ont réuni, entre 2014 et 2018, des spécialistes de l’Antiquité tardive exerçant principalement dans les Universités de Liège, de la Sarre, de Lorraine et de Luxembourg. Les articles comptent en règle générale huit à quinze pages, sauf les deux derniers, qui tiennent plutôt de la notule. La brève introduction et les onze articles sont tous en français (deux ont été traduits de l’italien et de l’allemand). Ils sont suivis d’une bibliographie générale autorisant un référencement commun auteur-date qui, comme souvent, n’est pas sans problème, certaines références en bas de page n’ayant pas de répondant dans la bibliographie. Le spectre thématique et chronologique couvert par ces études est vaste, mais l’unité du volume est bien là : il s’agit, comme l’indique bien le titre, de travaux portant sur l’alimentation dans l’Antiquité tardive, entendue ici au sens large puisque les sources mobilisées vont de Philon d’Alexandrie aux papyrus postérieurs à la conquête arabe de l’Égypte. Les éditeurs ont habilement réparti ces études en trois sections principales, plus un épilogue réunissant les deux notules.

La première section, intitulée « À la table des Romains », est la plus hétérogène. Cécile Bertrand-Dagenbach propose d’abord une lecture de l’Histoire Auguste qui passe en revue le comportement alimentaire prêté à dix empereurs, d’Hadrien à Tacite et conclut à l’impossibilité de mener une étude historique sur l’alimentation des empereurs des IIe et IIIe siècles à partir d’une source qui accumule les poncifs et les jeux littéraires.

Pierre Leclercq offre une méthode d’analyse du De re coquinaria d’Apicius qui, s’il est attribué à un gastronome du Ier siècle, a bien été compilé à la fin du IVe et est connu par des manuscrits carolingiens. La tabulation sous Excel des divers renseignements contenus dans les recettes (ingrédients, indications sur le goût ou la couleur, cuisson, etc.) permet d’obtenir des données chiffrées – par exemple, pas moins de 13,65% des recettes d’Apicius contenant une sauce offrent une combinaison de poivre, livèche et cumin – mais aussi de retrouver aisément, à des fins d’analyse et de comparaison, des recettes ayant des caractéristiques communes. L’auteur montre ainsi qu’il est peu probable qu’on trouve des émulsions stables – c’est-à-dire des préparations comparables à la mayonnaise – parmi les sauces contenant des œufs et de l’huile.

Yann Berthelet étudie les critiques émises par trois auteurs chrétiens latins – Tertullien, Arnobe et Augustin – à propos des lectisternes et sellisternes, banquets offerts aux dieux dans la religion romaine : critiques en quelque sorte attendues puisque ces rituels semblent illustrer de manière éclatante l’anthropomorphisme du « paganisme » et la vanité du « culte des idoles ». Or ce que montre l’auteur, c’est que non seulement ces critiques sont rares, mais qu’elles ne formulent pas les mêmes arguments : les critiques chrétiennes du « banquet des dieux » sont sporadiques, peu cohérentes et peu intéressées par la condamnation de l’anthropomorphisme.

La deuxième section porte sur l’Égypte et sur la riche documentation que nous livre cette région. Marie-Hélène Marganne offre une utile synthèse sur ce que les papyrus nous apprennent de l’alimentation des Égyptiens sur la longue durée, de l’avènement de Dioclétien à la conquête arabe. On y trouve de fait des informations variées, allant des recettes de cuisine (dans un papyrus grec du IIIe siècle conservé à Heidelberg) à la liste d’approvisionnement d’une officine vendant des vins aromatisés, en passant par des indications d’ordre diététique ou sur la tenue du ménage.

Nathan Carlig et Antonio Ricciardetto se penchent sur le lexique alimentaire dans les glossaires et manuels gréco-coptes entre la fin du VIe siècle et le début de l’époque arabe. Le principal, compilé vers 570 par le notaire et poète Dioscore d’Aphrodité et conservé à la British Library, a fait l’objet d’une édition dès 1925, mais trois autres papyrus conservés à Vienne et à Yale et édités plus récemment, s’avèrent également intéressants. Ces textes n’abordent cependant les sujets alimentaires que par l’intermédiaire du lexique de l’agriculture et de l’élevage : le blé, la vigne ou la datteraie sont cités, pas le pain, le vin ou les dattes.

Annalaura Miccoli étudie un aliment mentionné dans les papyrus égyptiens depuis l’époque ptolémaïque : la figue sèche. Ces mentions permettent de montrer que, même si coexistaient dans le pays deux types de figues, celles du sycomore et celles du figuier commun, les figues sèches consommées en Égypte ont longtemps été importées du Levant, en particulier par les temples. Or, quelques papyrus permettent de suggérer que l’Antiquité tardive a vu se développer une culture et une commercialisation locales de ce produit, en particulier dans les oasis.

La troisième section rassemble des travaux sur les repas juifs et chrétiens. Dans un article qui est le seul à ne pas être centré sur l’Antiquité tardive, Timo Klär revient sur un vieux débat : celui des liens entre les Esséniens et les premiers chrétiens. Les manuscrits de la mer Morte, les œuvres de Philon et de Flavius Josèphe ou le Nouveau Testament sont autant de sources qui mentionnent la tenue de repas communautaires. L’auteur suggère que la stricte réglementation des repas esséniens a pu servir de modèle aux premiers dirigeants chrétiens soucieux de mieux cadrer une pratique qui, à l’origine, était sans doute peu formalisée.

Les allusions à l’alimentation dans l’œuvre de Jérôme font l’objet de l’article de Heinrich Schlange-Schöningen, qui s’attarde d’abord sur le traité Contre Jovinien, puis sur certains des choix de traduction opérés dans la Vulgate. Parmi les thèmes abordés, on trouve d’abord la justification et la promotion du renoncement à la viande, qu’il convient sans doute d’inscrire dans un rejet plus global du luxe alimentaire, condamné pour des raisons morales autant que sanitaires.

Dans un article assez court, Andrea Binsfeld offre quelques réflexions sur le banquet funéraire chrétien dans l’Occident romain à la fin du IVe et au début du Ve siècle, principalement à travers des extraits de Paulin de Nole et d’Augustin. Les banquets funéraires, symboles de l’unité des communautés, auraient évolué vers des pratiques de moins en moins réellement alimentaires, et donc de plus en plus symboliques.

Enfin, les deux notules de l’épilogue présentent deux moyens de « mettre à l’abri de tout dommage celui qui a bu trop de vin » ou, plus prosaïquement, pour « éviter la gueule de bois ». Le premier, exposé par Marie-Hélène Marganne, est dû à Oribase, médecin de l’empereur Julien. Le second, offert par Antonio Ricciardetto, nous vient d’un papyrus égyptien qui préconise le port de couronnes de fleurs pendant la beuverie : leur parfum protégerait contre les maux de tête !

Nous avons donc là une belle collection d’études variées mais avec une forte cohérence thématique. On regrettera cependant que le rapport aux langues anciennes reste souvent trop distant. En effet, les nombreuses et parfois longues citations ne sont généralement données qu’en français, sans mention du texte original en note. Dans certains articles, elles sont en outre tirées de traductions existantes : ce n’est pas en soi un problème, mais il arrive que la traduction utilisée ne soit pas précisée – c’est le cas, par exemple, pour des citations du Nouveau Testament – et il arrive également qu’elles soient empruntées à des traductions différentes au sein d’un même article, ce qui ne facilite pas la comparaison – c’est le cas pour l’Histoire Auguste. De même, l’encodage du De re coquinaria est fait à partir de la traduction française et non du lexique latin original. Ce défaut ne concerne d’ailleurs pas que les langues anciennes : dans l’article sur saint Jérôme, les termes de la Vulgate sont étudiés en regard de la traduction de Luther sans que les termes allemands soient indiqués. C’est particulièrement dommage dans un livre consacré à l’Antiquité tardive qui n’est pas particulièrement épais et dans lequel les textes grecs et latins, voire coptes, auraient pu figurer en bonne place.

 

Alban Gautier, Université de Caen Normandie, Centre Michel de Boüard (CRAHAM, UMR 6273)

Publié en ligne le 25 janvier 2024