Enfin paraît aux Belles Lettres une édition traduite et annotée de l’opuscule plutarquéen 63) sur « l’Intelligence des animaux ». Ce dense traité moral et rhétorique de 63 pages méritait, à la suite de nombreuses éditions 12) depuis l’editio princeps d’Alde Manuce, figurer dans la CUF et d’être servi par un spécialiste avisé de la littérature zoologique et la littérature tardive, en la personne de Jean Bouffartigue (JB). L’édition est impeccable, à la traduction comme à l’accompagnement savant (l’introduction et les notes) s’applique jugement que son auteur porte sur l’oeuvre originale : « pleine d’agrément, intelligente et légère ». L’éditeur, à partir des 26 mss connus dont 23 utiles), propose un certain nombre améliorations (965E8, 966B9, 976A9, 978E12, 983A1, 983D2, 983E9), parfois importantes (960D8, 966A10, 985A9, 985B6), rapport aux éditions contemporaines de Hubert (Teubner 1954) et Helmbold (LTmb 1984) ; il identifie de nouvelles lacunes (975A10, 977A8, 983E10-12), et propose quelques enquêtes subtiles sur des loci deperditi (voir 976B et p. XXXVIII-XXXIX). Les relations complexes entre les manuscrits des quatre familles », remontant à un archétype unique représenté surtout par l’édition planudéenne ms. a), père de la majorité des mss. et très proche du plus ancien (Parisinus graecus 1957, X e s. = F), ne donnent pas lieu à un stemma formalisé. Cette absence n’est pas une carence mais témoigne de l’évaluation lucide d’une complexité manuscrite qu’un dendrogramme familial souvent artificiel, quoiqu’appréciable l’œil, schématise et fausse, aboutissant régulièrement à des stemmata bifides.
Le texte est un témoin essentiel de cette sollicitude pour les animaux qui se manifeste dans une tradition que l’on a pu dire « néo-pythagoricienne », mais qui est loin d’être doctrinalement homogène, et qui s’étend de Théophraste (De la piété) à Porphyre (De l’abstinence), dont JB a justement proposé naguère dans la même collection, avec M. Patillon, une édition de référence (1977, 1979, 1995). La finesse de Plutarque exigeait une approche subtile de ce traité où s’emboîte platoniquement, dans un cadre rhétorique qui en dédramatise les enjeux tout en en soulignant le sérieux, un dialogue éthologique dans un agôn rhétorique. La φρόνησις animale, sous tous ses aspects, est le sujet central, illustré par des exemples qui manifestent une organisation fine des comportements animaux, voire une pensée symbolique, justifiant que l’on traite leurs relations intra- et interspécifiques comme d’authentiques relations sociales, affectives, éthiques, intégrant une dimension technique qui peut en faire des modèles ou des archétypes (ἀρχέτυπον : 966E) des arts humains (971A sq.). La concurrence entre les deux groupes d’animaux (les oiseaux se répartissant selon leur biotope entre la terre et la mer) n’est qu’un prétexte : même si les orateurs les opposent, leurs exploits intellectuels et culturels et leurs qualités morales s’additionnent et plaident pour une profondeur éthique du ζῷον. Le texte tourne souvent à l’inventaire, égrénant un chapelet d’anecdotes hétéroclites (ποικίλον : 970 E), qui donnent le vertige et prétendent combler, par l’abondance d’exemples et une éthologie projective et engagée, la faille logique entre la description des phénomènes et celle des processus mentaux ; les « arguments » sont tirés de l’interprétation finaliste et réfléchie des comportements animaux éventuellement traduits en syllogismes (969A). La saveur des innombrables anecdotes rapportées par Plutarque et puisées au grand réservoir paradoxographique des Alexandrins est parfaitement restituée dans la traduction. Mais il ne s’agit pas seulement de paradoxographie (cf. p. XIII), terme aussi traditionnel que vicieux, qui exhibe le goût (au reste philosophique) pour les phénomènes étonnants, en occultant la valeur éthologique souvent réelle des notations transmises. Pour accompagner et éclairer cet essai une grande connaissance naturaliste était indispensable, et JB manifeste cette maîtrise dans les notes fines qui n’esquivent aucune obscurité (voir aussi de l’auteur «Problématiques de l’animal dans l’Antiquité Grecque» Lalies 23, 2003, p.131-168).
Le texte égrène sur la thématique un grand nombre d’arguments théoriques qui, comme bon nombre d’anecdotes, remontent à Aristote et témoignent du développement philosophique, sous son impulsion, de l’éthologie animale : la distinction entre connaissances innées et acquises (963C), le décalage théorique des propriétés animales sur le mode analogique généralisé du « comme si », qui dédouane l’homme de ses devoirs moraux (961C), la solidarité des sens et de l’intelligence, —qui semble avoir été un motif théophrastéen important (repris par son successeur Straton, voir 961A)—, la perversion culturelle que constitue la sarcophagie (959D), les raisonnements souvent spécieux des Stoïciens (souvent proches de la position du Peripatos : Plut. 963F sq.) pour exclure les animaux de la sphère morale (960C sq.), le scandale moral de la chasse —qui permet à JB de proposer une analyse fine du rapport du texte au Traité de chasse, occasion du dialogue, dont il montre que son auteur n’est probablement pas Plutarque. Les principaux témoins parallèles (Aristote, Pline et surtout Élien) sont régulièrement contrôlés. Au plus peut-on regretter l’absence de l’Alexander (ou De Animalibus) de Philon, le traité le plus ancien sur cette problématique, préservé dans une version arménienne (éditions du Cerf, 1988, ed. A. Terian), sans doute très fidèle littéralement à l’original (Terian 1988 : 23-24, 78-79), qui offre des parallèles instructifs pour bien des passages (Terian 1988 : 73) et présente de nombreux exemples communs (§16-71). Ces textes puisent à des sources communes (parmi lesquelles Posidonius pourrait avoir joué un rôle important), sans qu’il y ait de dépendance directe entre aucun des auteurs de ce quatuor, comme le rappelle justement JB à propos du rapport entre Élien et Plutarque.
La position de Plutarque n’a rien de dogmatique et JB en propose adéquatement une appréhension nuancée. Il fait remarquer (p. XXV-XXVII) que la qualité intellectuelle reconnue à certains animaux et, sur cette base, supposée peu ou prou à tous n’est pas la raison, mais plutôt le calcul et une certaine forme de conscience (littéralement laσύνεσις), qui manifeste non seulement une sensibilité affective mais aussi une compréhension. Il souligne aussi que la dimension affective et compassionnelle — ou la « sensibilité animale » (sous les deux aspects de l’affectivité animale et de la sympathie humaine)— est cruciale dans le regard de Plutarque, et ne se traduit pas par une théorisation de l’intellectualité animale. On pourrait néanmoins discuter l’interprétation littéraliste qu’il propose de l’usage dἄλογα par le moraliste, témoin selon lui d’un refus de Plutarque d’accorder le λόγος aux bêtes ; non seulement, comme il le rappelle (p. XXVIII), le terme est conventionnel, mais celui de λόγος est assez diffus, dans les textes qui ne s’imposent pas une rigueur dogmatique, pour s’appliquer, même dans l’esprit de Plutarque, d’une façon ou d’une autre (ἁμωσγέπως : 960A7), aux animaux. La consécration moderne de certains concepts philosophiques majeurs ne signifie pas que leur emploi est toujours scrupuleusement contrôlé par les auteurs anciens. En outre, les activités intellectuelles reconnues aux animaux par les interlocuteurs(σύνεσις, διανοία, λογισμός) supposent des conduites rationnelles et les termes relèvent éventuellement d’un emploi euphémistique ; la connaissance, la conscience et le raisonnement constituent d’ailleurs des usages de la raison plus évidemment « techniques » que ce qu’exprime abstraitement la frontière du λόγος.
Certes, Plutarque ne parle pas in propria persona mais les différents orateurs s’accordent sur l’existence d’une réflexion et d’une moralité animales, tel Autoboulos reconnaissant sans scrupule chez les animaux toutes les modalités intellectuelles (φρονεῖν, διανοεῖσθαι, λογίζεσθαι, λόγος, διανοία… 963D). . Par ce traité Plutarque, quelle que soit —au-delà de son « sentiment »— sa « doctrine » personnelle, engage une réflexion précieuse dans le domaine appelé aujourd’hui « éthologie cognitive », qui ne s’effraie plus d’user pour les animaux de termes autrefois réservés, comme intelligence, cognition, technique, langage, raisonnement… culture.
Arnaud Zucker