L’ouvrage de Zoé Pitz, issu de son doctorat, s’inscrit dans une historiographie en constant renouvellement depuis plusieurs décennies. L’approche et le sujet choisis offrent cependant des apports très novateurs. Le corpus, les « normes rituelles grecques » (vocable plus englobant et plus juste, préféré à l’ancienne catégorie des « lois sacrées »), ouvre à un vaste empan chronologique (VIe siècle av.-IIe siècle après. J.-C., avec une concentration sur la fin de la période classique et le début de l’époque hellénistique) et géographique avec de beaux dossiers connus (Athènes, Cos…). L’autrice fait quelques pas de côté, avec la littérature et l’iconographie essentiellement vasculaire, tout en reconnaissant les limites de l’approche. En effet, si les vases dévoilent une abondante iconographie, essentiellement athénienne, sur une chronologie réduite (surtout VIe-Ve siècles), ils mettent essentiellement en images des rites idéaux, voire espérés ou fantasmés. La construction qu’ils offrent du rite est partielle, parfois partiale. L’approche au ras des sources par l’analyse du riche vocabulaire des inscriptions normatives fait entrer plus près des pratiques rituelles et questionne les liens entre destinataires des sacrifices et animaux offerts. Pour ce faire, plusieurs critères sont passés systématiquement au crible : espèces, sexes, âges, couleurs. Dans le rituel qui organise les relations entre mortels et immortels, le médium – l’animal – est nécessairement éclairant, tant par ses liens avec les divinités que par les pratiques rituelles (sacrifices préliminaires, holocaustes, découpes, partages…) dans lesquelles il est inséré. Cinq catégories inégales en nombre sont ainsi étudiées : les animaux sacrifiés, sacrifiables, interdits (plus rarement spécifiés), et ceux dans les sacrifices purificatoires et juratoires.
Z. Pitz propose un travail statistique, possible par l’ampleur du corpus (plus de mille occurrences d’animaux), explicitant tout au long des chapitres sa méthode, les emprunts et les difficultés, avant de dévoiler des résultats toujours prudents. Par moins de 80 documents analytiques (tableaux, diagrammes…) seront des outils précieux pour des utilisations ultérieures de cette recherche, tant pour ceux qui travaillent sur les rites que ceux qui s’intéressent aux animaux. Les limites sont le renouvellement du corpus, au gré des découvertes archéologiques, et l’impossible généralisation des conclusions. En effet, le dossier de sources, malgré son apparente uniformité, est disparate, laissant peu de place à une lecture fine des évolutions ou des régionalisations. La méthode pointilleuse, au fil des pages, contrecarre ces écueils et ramène la recherche au plus près des certitudes, sans cacher les limites.
L’autrice a choisi de penser son questionnement à partir d’une documentation fermée, même si elle annonce en introduction croiser d’autres sources. Les pas de côté vers la littérature et les vases pourraient être ponctuellement complétés, au moins par deux types de données, même si elles ne recoupent pas systématiquement celles de l’épigraphie : les reliefs votifs qui immortalisent un rite effectué en un lieu donné pour une divinité le plus souvent spécifiée et l’archéozoologie, en fort développement depuis le tournant du siècle. Les recherches ostéologiques ou ostéoarchéologiques mettent en effet en avant des contrastes entre époques, des modalités fluctuantes parfois au sein d’une même cité, voire d’un même sanctuaire, là où les textes normatifs modèlent un cadre plus rigide. Dans les deux cas, les sources archéologiques et épigraphiques permettent de déconstruire les catégories (trop) étanches, façonnées par les théories du sacrifice élaborées depuis le XIXe siècle.
D’autres critères pourraient parfois conforter la lecture proposée du bestiaire sacrificiel. On pense notamment à la beauté qui transparaît dans bon nombre de textes normatifs et qui est recherchée pour donner de l’éclat aux fêtes, nouvellement fondées ou renouvelées. Elle dépasse bien sûr le seul choix des animaux pour s’étendre aux parures des participants, aux objets, aux matières utilisées etc. Elle pose aussi la question des critères de sélection des animaux : qu’est-ce qui « fabrique » le beau (mâle ou femelle, couleurs, intégrité…) ?
Zoé Pitz dégage les associations divinités/animaux et tente de trouver des éléments explicatifs aux choix des fidèles. La question du genre est essentielle, même si les logiques de genre ne sont pas toujours claires, en tout cas pas toujours systématiques. Ainsi, le dossier autour des femelles gravides et des mâles non castrés déborde plusieurs chapitres. L’association de Koré avec ces derniers pourrait surprendre au premier abord. Cependant cette dernière doit se lire à la fois en tant que divinité recevant le rite (seule honorée), mais aussi appréhendée au sein d’un panthéon, où se tissent les liens avec les autres puissances divines. Ainsi, l’association à Déméter, si elle est fréquente, est aussi éclairante. Le couple de déesses et celui formé par les animaux qu’elles reçoivent (femelles gravides / mâles non castrés) renforcent la compréhension en lien avec la fertilité-fécondité de la végétation, des humains mais aussi des animaux. La croissance, dans la culture grecque, doit se lire non en catégories distinctes mais nouer en gerbe toutes les catégories, dans une lecture métaphorique mais aussi biologique. L’association de Korè avec les animaux mâles, en particulier non castrés, si elle peut surprendre, renvoie sans doute à une compréhension de la divinité, associée dans le mythe et dans le culte, à la puissance sexuelle, au mariage et à la reproduction, qui sont des corolaires au rapt de la jeune fille dont les liens avec la sexualité et la puissance se font aussi malgré elle.
La notion de genre transcende les divinités et les animaux associés pour les sacrifices. Les résultats présentés invitent à utiliser des catégories plus fluides, de sexe et de genre. La problématique recoupe par exemple celle du sexe des détenteurs/détentrices de sacerdoce ou les acteurs/actrices du culte. Si les analogies sont fréquemment la règle, les écarts sont tout aussi intéressants, comme récemment Marie Augier a pu, par exemple, le montrer pour des prêtrises associées à Dionysos ou plus largement par les questionnements amenés par Manfred Lesgourgues. On retrouve dans ces autres questionnements des résultats mis en avant dans l’ouvrage.
Le cas de Dionysos est particulièrement intéressant et transparaît à plusieurs reprises dans l’ouvrage avec une association récurrente aux caprins, aux jeunes animaux (et pas seulement pour des sacrifices propitiatoires) et un cas au moins de sacrifice de femelle à Phryxa. Cette divinité incarne, entre autres, l’altérité et la traversée des frontières. Qu’elle soit associée aux jeunes animaux n’a rien de surprenant. Accompagnant les métamorphoses et la croissance des plantes, des animaux et des enfants, Dionysos se joue des frontières de genre depuis les modalités de sa naissance, jusqu’aux épisodes du mythe et de son culte. Le « jeune homme efféminé », mentionné par l’autrice, est fréquemment associé à des rites liés à la jeunesse et à la construction de la masculinité, lui offrir des chevreaux prend alors tout son sens.
La richesse des dossiers traités interdit tout résumé. D’autres fils pourraient être tirés pour des divinités spécifiques ou des animaux. Et c’est l’un des attraits de la monographie de Zoé Pitz : pouvoir être lue selon le plan proposé, mais aussi déconstruite selon les thématiques, les divinités, les animaux, des modalités pratiques rituelles, pour que chacun y trouve des ressources pour ses propres travaux autour des sacrifices.
Véronique Mehl, Université Bretagne Sud
Publié en ligne le 11 décembre 2025.
