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Cent neuvième volume de la collection Ancient Commentators on Aristotle fondée et éditée par R. Sorabji et co-éditée par M. Griffin, la traduction par Michael Share du Commentaire des Catégories 6-15 d’Aristote par Philopon vient compléter la traduction de la première partie du Commentaire de Philopon du même traité d’Aristote[1].

Cette traduction rend accessible un commentaire des Catégories singulier et original à plusieurs titres. On sait que dans l’enseignement néoplatonicien classique, le commentaire des Catégories suit l’introduction à la philosophie et à la logique que constitue la lecture de l’Isagoge de Porphyre ; plusieurs commentaires du traité Catégories issus de la tradition néoplatonicienne ont été rédigés (huit sont connus, répartis en deux familles distinctes : la famille porphyrienne – commentaires de Porphyre, Deuxippe, Boèce, Simplicius ; l’alexandrine : Ammonius, Philopon, Olympiodore, David [Elias], selon l’interprétation de C. Luna[2]). Or, Philopon, d’origine égyptienne, était un membre chrétien de l’école néoplatonicienne d’Alexandrie au VIe siècle apr. J-C. Critiqué par les païens pour sa foi chrétienne, il fut aussi critiqué par les orthodoxes en raison de son monophysisme, avant de s’exclure de la communauté chrétienne dominante à Alexandrie en raison de son trithéisme, courant dont il finira par s’écarter. Considéré par H.-D. Saffrey comme l’éditeur officiel des cours d’Ammonius, plus indépendant qu’Asclépius[3], Philopon délivre ici un commentaire deux fois plus long que celui de son maître alexandrin Ammonius. Quoiqu’éditeur d’Ammonius, Philopon se présente ainsi comme « une figure atypique et pas complètement orthodoxe » « à l’intérieur de l’école alexandrine »[4] . Ensuite, ce commentaire ne se présente pas comme le rapport des notes du séminaire d’Ammonius, mais n’est pas non plus un exposé explicite des réflexions de Philopon, lors même que certains passages révèlent une réflexion propre à Philopon.

Outre la datation de ses commentaires des traités aristotéliciens, un point discuté par les spécialistes de Philopon est la question de savoir quand Philopon a rompu ou du moins exprimé son désaccord avec son maître Ammonius, à propos de Physique 4, sur l’éternité du monde. Selon R. Sorabji[5], et ce que confirme M. Share, ce commentaire des Catégories a été rédigé tôt par Philopon, avant sa rupture avec son maître. On y trouve néanmoins déjà des objections et des remarques dignes d’un commentateur chrétien (169, 19, p. 381, voir infra). Cependant, Philopon n’a pas encore accompli sa conversion chrétienne et sa rupture avec l’aristotélisme – il faut attendre son commentaire au livre 8 de la Physique d’Aristote.

L’intérêt de ce commentaire, outre sa proximité avec celui d’Ammonius, réside dans les remarques philologiques et conceptuelles de Philopon. M. Share s’appuie ici sur l’interprétation de C. Luna, selon laquelle ce commentaire de Philopon vient compléter et enrichir le commentaire édité de manière anonyme d’Ammonius, ou rédaction ἀπὸ φωνῆς Ἀμμονίου (notes de cours prises par un élève anonyme d’Ammonius et circulant probablement en versions plus ou moins différentes)[6]. Le cours oral d’Ammonius ne serait pas la source commune de ces deux commentaires, l’ἀπὸ φωνῆς anonyme et celui de Philopon, mais le rapport entre les trois s’organiserait selon la séquence suivante : d’abord le cours oral, puis l’ἀπὸ φωνῆς anonyme, enfin le commentaire de Philopon. Le commentaire anonyme serait donc une source pour Philopon.

M. Share entend renforcer la thèse de C. Luna et relève quatre-vingt-neuf passages semblables du point de vue du sens entre les deux commentaires. Dans son introduction, il met en évidence par des remarques quantitatives les ajouts effectués par Philopon par rapport au commentaire d’Ammonius, et en rend raison par la prolixité habituelle de Philopon, Ammonius étant connu au contraire pour ses explications sobres et concises. Philopon apporte ainsi de la matière nouvelle.

M. Share détaille la quatre-vingtaine d’additions de Philopon (p.2 à 7 de son introduction), soulignant la lecture attentive et minutieuse d’Aristote de la part de Philopon, ainsi qu’une certaine connaissance des autres traités d’Aristote, dont le traité des Seconds Analytiques et celui de la Physique.

L’interprétation de ces ajouts implique aussi de se reporter aux autres Commentaires du traité des Catégories : C. Luna avait souligné dans son étude qu’à partir du grand commentaire aux Catégories de Porphyre, le A Gedalios aujourd’hui perdu, deux branches de commentaires se distinguent, soit directement (la branche porphyrienne), soit via Jamblique (la branche alexandrine). Selon C. Luna, Ammonius a accès à la tradition commune via l’enseignement de son maître Proclus, qui a probablement préféré Jamblique au détriment de Porphyre et a sans aucun doute ajouté des éléments de son propre chef. Philopon et Olympiodore ont puisé dans Ammonius, et David dans Olympiodore. Luna ne trouve pas de trace que Simplicius aurait eu connaissance des commentaires d’Ammonius ou Philopon. Prolongeant la démarche interprétative de C. Luna, M. Share fait la liste de passages parallèles dans le texte de Philopon, avec des commentaires antérieurs – par exemple Porphyre – ou postérieurs – David ou Olympiodore. Il considère qu’un parallèle avec Porphyre ou Simplicius renvoie vers une source commune. Or, selon M. Share, Philopon n’a pas seulement accès à ce que C. Luna appelle la tradition commune, c’est-à-dire seulement à ce qu’il recueille via Ammonius.

M. Share note par ailleurs que de nombreuses remarques de Philopon témoignent de sa formation de γραμματικός et de ses intérêts philologiques, par exemple ses remarques linguistiques sur ἕξις en 37 et 38 (p.16). De la même manière, pour défendre l’authenticité de la partie sur les postprédicaments (les chapitres 10 à 15 des Catégories), considérée comme inauthentique dès Andronicos de Rhodes, Philopon s’appuie sur des considérations grammaticales. Or parmi les commentateurs des Catégories, Philopon est le seul à justifier ainsi cette partie. Philopon formule aussi des remarques qui montrent qu’il a des références chrétiennes en tête (p.16).

Dans ce commentaire aux Catégories, Philopon ne formule pas les désaccords qu’il formulera dans ses autres commentaires des traités d’Aristote, mais des « signes de son indépendance d’esprit » (p. 18) sont visibles. Philopon a donc une tendance singulière à critiquer ou corriger Aristote que n’ont pas les autres commentateurs.

En conclusion de son introduction, M. Share souligne que l’originalité de ce commentaire par rapport aux autres commentaires de Philopon soulève plusieurs questions : premièrement, les notes du séminaire d’Ammoius ont-elles été prises par Philopon lui-même ou proviennent-elles d’un secrétaire de séance anonyme ? Deuxièmement, pourquoi Ammonius n’est-il pas mentionné explicitement dans le titre de ce commentaire ? Est-ce parce qu’il y a finalement peu d’Ammonius dedans ? Troisièmement, quel statut ce commentaire possède-t-il ? S’agit-il du rapport du séminaire d’Ammonius ou des notes rédigées par Philopon pour son propre enseignement ?

Venons-en maintenant à la traduction du commentaire de Philopon. M. Share rend accessible aux non-hellénistes ce commentaire original des Catégories. Quelques points de traduction sont peut-être discutables, par exemple le fait que le syntagme aristotélicien κατὰ συμβεβηκός soit plusieurs fois traduit « derivatively », et non pas « accidentally », « par accident » (voir p. 37 = 92, lignes 19, 23, 26 ; p. 45 = 102,5). Certes, en un sens, l’accident est dérivé par rapport à la substance, mais dans la mesure où la paronymie est également rendue par derivation[7], cela peut prêter à confusion, alors même qu’en 116, 16, συμβεβηκότα est bien traduit par « accidental ». On peut aussi noter qu’en 85, 22-23, φυσικῶς est traduit par « in the nature of things » (p. 31), infléchissant le sens aristotélicien classique de φυσικῶς, qui désigne non pas la nature des choses, mais la manière physique et donc scientifique d’appréhender les choses. On peut aussi s’étonner que « the reader » traduise τὸν ἀκροατήν (102, 25, p. 46), ou que le terme ἀντιφάσις en 146,9 soit traduit par « opposing alternatives » (p. 85), alors qu’en contexte aristotélicien, ἀντιφάσις signifie plus exactement contradiction.

Il reste que dans son ensemble cette traduction est très précieuse en rendant accessible ce commentaire qui, à propos des relatifs, rappelle en 103,32-104, 25 (p. 47) de manière développée la réfutation de Protagoras par Aristote en Métaphysique Gamma (1007b18-1008b12 et 1009a6-1011a2)[8], et par Platon dans le Théétète. Philopon ici aussi développe davantage son commentaire, comparé à celui d’Ammonius. On note également l’usage de figures, en particulier celle du carré pour représenter les oppositions entre substance et accident, connu sous l’apellation « carré ontologique »[9]. Ce schéma apparaît au début du commentaire des Catégories 1a20 de Philopon en 28, 23, faisant écho à un autre carré, celui des opposés[10], présent dans le commentaire d’Ammonius au traité De l’interprétation d’Aristote[11], ainsi que sous sa forme achevée dans le commentaire de Boèce au même traité[12]. Ces passages de Philopon présentant ou mentionnant ce carré dit ontologique témoignent ainsi de cette tradition de commentaire qui consiste à éclairer les textes d’Aristote par des schémas, inaugurant une longue histoire des carrés des opposés dans la théorie de la logique et de l’ontologie. Le commentaire de Philopon est remarquable aussi du point de vue de la justification de l’ordre d’exposition des catégories et de la manière dont les quatre premières – substance, quantité, qualité et relatifs – se combinent pour générer les six autres catégories, selon que la substance se combine avec elle-même ou avec l’une des trois autres (voir 163, 1 sq.). De la même manière, Philopon en 168, 18-169, 3 (p. 104) rend raison de l’ordre et du nombre des opposés, selon que les opposés sont dans les choses ou dans les «statements» (λόγος). Ainsi Philopon analyse le texte d’Aristote de manière fine et éclairée en comparant le concept de privation dans la Physique avec celui des Catégories. À propos de la privation, Philopon note que cette opposition est plus forte que celle des contraires dans la mesure où la privation ne peut se changer en son opposé, la possession (à la différence des contraires qui peuvent changer en leur opposé). Philopon remarque alors (169, 16‑19) qu’un aveugle ne peut recouvrer la vue, selon les lois de la nature ou de l’art, à moins peut-être d’un pouvoir divin. Ces quelques lignes sont considérées comme la preuve du christianisme de Philopon[13]. Les remarques de Philopon sont aussi bien plus développées que celles de son maître Ammonius à propos de l’opposition de l’affirmation et de la négation (dix-sept lignes dans le commentaire de Philopon, là où Ammonius y a consacré trois lignes). Philopon explique ainsi que l’opposition de contradiction est en quatrième place parce qu’elle est l’opposition la plus forte : elle divise pour toutes choses, existantes ou non existantes, le vrai et le faux. En 184,16-185, 20, Philopon utilise une méthode mise en œuvre par Porphyre dans l’Isagoge, un calcul pour rendre raison de la place à part de l’opposition entre affirmation et négation. Et dans ce long passage, Philopon commente aussi des lemmes là où Ammonius ne fait aucune remarque. Par exemple en 184, 1 (p. 117) concernant l’énoncé « on ne peut devenir bon après avoir été mauvais », Philopon déroule des concepts clés de l’éthique d’Aristote. Enfin, en 202,10-203,21 (p. 133‑135) Philopon explique la différence entre le changement qualitatif et les autres changements de manière bien plus développée que ne le fait Ammonius, à l’aide du schéma du carré et de l’équerre (γνώμων).

Pour conclure, cette traduction de la deuxième partie du commentaire de Philopon aux Catégories d’Aristote s’avère très précieuse, pour notre connaissance de Philopon et de sa manière de commenter Aristote, ainsi que pour l’interprétation de la tradition scolaire variée des commentaires aux Catégories d’Aristote, inaugurée par Porphyre, et de la transmission des textes considérés comme relevant de la logique au Moyen Âge.

 

Juliette Lemaire, Centre Jean Pépin, UMR8230 Cnrs, Ens-PSL

Publié dans le fascicule 1 tome 123, 2021, p. 368-371

 

[1]. Philoponus: On Aristotle Categories 1–5 with Philoponus: A Treatise Concerning the Whole and the Parts trans. by R. Sirkel, M. Tweedale, J. Harris, Londres 2015.

[2]. Dans Simplicius, Commentaire sur les Catégories, Ch.2-4, Paris 2001, p. 301.

[3]. Dans « Le chrétien Jean Philopon et la survivance de l’école d’Alexandrie au VIe siècle », REG 67, 1954, p. 396-410, ici p. 405 – DOI : https://doi.org/10.3406/reg.1954.3375.

[4]. Voir G. R. Giardina, notice Philopon (Jean), Dictionnaire des philosophes antiques, vol. V/A, R. Goulet dir., Paris 2012, p. 455-502.

[5]. Voir « Dating of Philoponus’ Commentaries on Aristotle and of his Divergence of his Teacher Ammonius » dans R. Sorabji ed., Aristotle Re‑interpreted, Londres-New York, 20162, p. 367‑392.

[6]. Voir C. Luna, dans Simplicius, Commentaire sur les Catégories, Ch. 2-4, Paris 2001, p.355.

[7]. Voir par exemple page 107, lignes 20-21 dans le texte de Philopon, la phrase τὸ δὲ ἀνακεῖσθαι ἢ ἑστάναι ἢ καθέζεσθαι αὐτὰ μὲν οὔκ εἰσι θέσεις, παρωνύμως δὲ ἀπὸ τῶν εἰρημένων θέσεων εἴληπται est traduite par « to be lying or to be standing or to be sitting are not themselves positions but are derived paronymously … » ( p. 51).

[8]. Le livre Gamma de la Métaphysique d’Aristote est désigné par Philopon comme le troisième livre de la Métaphysique.

[9]. Voir notamment F. Nef, « Les catégories aristotéliciennes et la division de l’être : types de divisions et types d’ontologies », Cahiers philosophiques de l’Université de Caen 46, 2009, p. 45-78, https://doi.org/1040000/cpuc.1233

[10]. Sur les premiers carrés des opposés, je me permets de renvoyer à mon étude : J. Lemaire, « Is Aristotle the Father of the Square of Opposition ? » dans J.-Y. Béziau, Stamatios Gerogiorgakis éd., New Dimensions of the Square of Opposition, Munich 2017, p.33-69.

[11]. Voir « la figure des propositions déterminées », dans le commentaire d’Ammonius au traité De l’interprétation d’Aristote, 92, 31-34 (édition Busse, 1897, Ammonii in Aristotelis De interpretatione commentarius, G. Reimer, Berlin).

[12]. Boetii Commentarii in librum Aristotelis Peri hermêneias, pars posterior, 151, 8-154, 29.

[13]. Voir la note 498 à ce passage, dans laquelle M. Share rappelle que Busse dans la préface de son édition de Philopon pointait déjà ce passage à tonalité chrétienne.