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On pourrait s’étonner de voir G. Freyburger s’être chargé de l’édition du texte de Censorinus intitulé De die natali en latin, tant les intérêts scientifiques de l’auteur de « Fides. Étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu’à l’époque augustéenne » sont a priori éloignés de la matière traitée dans cet opuscule. On peut également s’interroger sur le périmètre de la collaboration de A.-M. Chevallier, car nous n’avons aucun renseignement là-dessus. Pour autant, s’il semble que l’intérêt pour ce travail éditorial soit né de la découverte d’un exemplaire annoté de Censorinus dans la bibliothèque de Beatus Rhenanus de Sélestat, un certain nombre de publications de G. Freyburger sur cet auteur du IIIe siècle ont jalonné la maturation du travail éditorial.
L’introduction (I-LXXX) aborde les différents points attendus : I – Censorinus, II – Le dédicataire Q. Caerellius, III – Le De die natali, IV – Plan du De die natali, V – Les sources du De die natali, VI – La religion dans le De die natali, VII – Langue et style, VIII – Établissement du texte, le tout suivi d’un Conspectus siglorum (lxxxi- lxxxiii).
Les sources utilisées dans l’introduction, comme l’indiquent les notes, sont trop souvent les éditions italienne et allemande de Rapisarda (2001) et Brodersen (2012), l’éditeur ignorant d’ailleurs la traduction anglaise par N. Parker de 2007. À cette documentation s’ajoutent nombre de citations, en français, du texte même de Censorinus, sans qu’il soit tenu compte de la mise en texte et du projet d’écriture de l’auteur. L’expression répétée de la vraisemblance témoigne de l’incertitude qui entoure, aux yeux de G. Freyburger, l’homme et son œuvre (« a peut-être encore pu […] », « pourrait », « certainement »…). Or, un certain nombre d’outils à la disposition du chercheur auraient permis de passer d’assertions possibles ou vraisemblables à des affirmations plus fermes, ou encore d’éviter l’écueil de prendre pour un témoignage digne de foi ce qui ressortit à la mise en scène. C’est ainsi qu’à l’entrée I, le titre de la seconde sous-partie « Un personnage de rang modeste » est contestable vu ce qui avait été dit sur la famille de Censorinus, à moins qu’il ne doive être relié aux rapports intellectuels – et/ou sociaux ? – entre « un ancien ‘apprenant’ par rapport à un Caerellius très savant » (p. XIII) et, dès lors, à la dissymétrie entre le destinateur et le destinataire. Une telle présentation qui deviendra topique, si elle ne l’est déjà, se trouve ici exprimée de façon très rhétorique, par le jeu d’opposition et de chiasme, en 1.11 : ita ego, a quo plura litteris percepi, tibi haec exigua reddo libamina, dans une formule louangeuse pour le dédicataire. Ce type de couple est appelé à devenir un véritable locus communis dans les œuvres comme celle-ci, qui vont se multiplier sous l’Empire (à ce propos, les références répétées à Macrobe [fin IVe-début Ve s.] devraient être mises en perspective, car les deux auteurs n’appartiennent pas du tout à la même période). Il est dès lors inopportun de voir là l’image exacte d’une quelconque réalité.
En outre, si l’éditeur souligne que la date exacte de la composition est précisée – « fait rare dans l’histoire de la littérature latine » (p. XII) –, il ne commente pas, en 2.1, le fait encore plus rare que le titre de l’ouvrage soit donné par son auteur lui-même. On a donc des traits originaux qui distinguent d’emblée le court texte de Censorinus.
En III, sous le titre « Un ouvrage érudit », les pages XXVI-XXVII à propos des premiers témoignages sur le De die natali devraient plutôt figurer dans une partie sur « La réception de l’œuvre » qui ne figure malheureusement pas dans cette introduction. À la fin de ce paragraphe, la référence à Apulée et au fameux obibam de la fin des Métamorphoses étudié entre autres par S. Tilg conduit l’éditeur à supposer une imitatio pour la clôture – plutôt abrupte – de l’ouvrage : « Censorinus pourrait quant à lui avoir voulu terminer son livre sur l’idée d’un cycle achevé, d’un temps accompli » (p. XXX). Sans parler des genres littéraires qui sont bien différents, le obibam apuléen apparaît dans un contexte qui n’a rien à voir avec l’énumération des différents moments du jour et de la nuit chez Censorinus. En outre, l’emphase des pages d’ouverture laisse attendre, en bonne logique, une conclusion tout aussi rhétorique.
Dans cette introduction par ailleurs convaincante, je voudrais revenir sur deux points développés d’abord en V sur la source varronienne, ensuite en VI sur la place et les formes du pythagorisme.
La piste varronienne pour les développements de nature arithmologique, quelles qu’en soient les applications, est aujourd’hui quasiment abandonnée depuis les travaux de I. Hadot, sur Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique. Comme nous n’avons quasiment rien conservé des ouvrages sources supposés, la référence au polygraphe relève de la pétition de principe. L’utilisation par Censorinus d’un lexique grec spécialisé pourrait en revanche témoigner en faveur d’une source grecque. Or, si ce type d’écrit n’existait pas encore du temps de Cicéron, il circulait dans le monde romain, depuis le IIe siècle de notre ère, des outils épistémologiques comme le « traité élémentaire de mathématiques pour aider à lire Platon » de Théon de Smyrne. Le titre latin de l’œuvre du Smyrnien qui s’y présente lui-même comme philosophe platonicien, Expositio rerum mathematicarum ad legendum Platonem utilium (Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon) se passe de commentaires : c’est un compendium qui présente assez brièvement ce qu’il faut savoir dans la science des nombres, pour comprendre certains développements platoniciens, comme le mythe d’Er dans la République et surtout les pages du Timée sur la construction numérique de l’âme du monde. Rien n’empêche de penser que notre auteur ait utilisé une source de ce genre. La matière traitée par Censorinus, que l’on retrouvera chez Favonius Eulogius ou dans les Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella, mais aussi dans les commentaires philosophiques de Calcidius au Timée de Platon et de Macrobe au Songe de Scipion de Cicéron, perpétue d’une certaine façon les développements « arithmétiques » (c’est-à-dire liés au nombre) d’un Théon, mais fait de notre auteur, dans le monde latin, un pionnier dans ce domaine, ce qui aurait mérité d’être davantage souligné.
Par ailleurs, si l’entrée « religion » est pertinente par la coloration religieuse des premiers chapitres, la place de Pythagore dans ce cadre l’est moins, pas plus que celle du « néo‑platonisme » qui « se fait entièrement solidaire du paganisme face au christianisme » (p. LV). Les choses sont loin d’être aussi simples et tranchées, et ces remarques sont même nettement erronées, surtout si l’on se réfère, par exemple, aux témoignages d’auteurs chrétiens. Du reste, les exercices d’ascèse qui permettent à Plotin d’entrer en relation avec l’Un ne sont pas si éloignés des pratiques parallèles des chrétiens, et, dans la philosophie antique, la métaphysique elle-même suffit à intelliger un au-delà ou un en-deçà. Si le nombre, sous ses diverses applications, ressortit moins à la science qu’à la philosophie, c’est dans le même cadre philosophico-mathématique que s’inscrivent également les développements des autres auteurs cités plus haut. La philosophie de Pythagore est précisément celle du nombre, le Un étant la monade transcendante et divine tandis qu’à partir de la dyade – le deux –, nous entrons dans le monde immanent et matériel. C’est dire que Pythagore, chez tous ces auteurs, est un philosophe et non le tenant d’une religion. Nous y reviendrons.
En VII, l’entrée « Une langue ‘scientifique’ » s’impose car, comme le précise à juste titre l’éditeur, « […] la matière à traiter était sur bien des points complexe et d’un abord difficile, et Censorinus la considère dans toute sa complexité » (p. LVIII). Cela n’empêche pas un authentique travail rhétorique dans l’expression de maints passages, mais surtout, ce qui n’est pas précisé dans cette introduction, une prose métrique d’une grande richesse – par exemple, dès la première phrase du c. 1 : […] argento nitent (spondée-crétique) […] (di)ues uocatur (dichorée) […] ista non capiunt (trochée‑péon 1er). Quant au développement sur adque pour atque (p. LXIII-LXV) qui « ne nous paraît pas un archaïsme, mais une erreur de graphie », il eût été plus pertinent de le trouver en VIII, en lien avec l’étude des manuscrits.
Concernant le second volet – traduction et commentaire –, la traduction, précise, correcte et agréable à lire, n’appelle pas de commentaire particulier. Sa lecture permet de mesurer à quel point la construction de ce texte est réfléchie, chaque volet du développement commençant par des embrayeurs qui articulent les différentes parties et la progression du raisonnement (7.1. Superest dicere […], 8.1. Sed nunc Chaldaeorum ratio breuiter tractanda […], 9.1. […] transeo ad opinionem pythagoricam […], 11.1 […] redeo ad propositum, etc.). Les notes de l’éditeur, très circonstanciées, sont dans l’ensemble d’une grande utilité. Qu’il me soit permis cependant de préciser quelques points sur les sujets qui me sont plus familiers. À propos des développements doxographiques sur l’origine première des hommes (c. 4), sur l’origine de la semence (c. 5), sur la formation de l’embryon, la différenciation sexuelle et la question des jumeaux (c. 6) de même qu’aux c. 7, 15 et 17, les références aux très nombreux philosophes doivent conduire à rappeler en note ce que l’on sait de chacun d’eux, mais à partir des notices – qui font désormais autorité – du Dictionnaire des philosophes antiques dirigé par R. Goulet, ainsi du c. 4 n. 2 où le développement sur Pythagore aurait gagné à utiliser la très riche et quasi-exhaustive notice de C. Macris. À la suite de ces chapitres doxographiques, Censorinus annonce, au début du c. 7, le second volet de son étude en des termes qui – pour essentiels qu’ils soient – n’appellent pas de note : Superest dicere de temporibus quibus partus soleant esse ad nascendum maturi ; qui locus eo mihi cura maiore tractandus est, quod quaedam necesse est de astrologia musicaque et arithmetica attingere, « Il me reste à parler des espaces de temps au bout desquels les fœtus arrivent habituellement à maturité pour naître. Cette question, je dois la traiter avec d’autant plus de soin qu’il me faut toucher à certains points d’astrologie, de musique et d’arithmétique ». Certes Censorinus commence par les Chaldéens, terme générique pour désigner les astrologues à Rome, mais il évoquera plus loin l’astronomie (cc. 18-20 sur le mouvement des planètes et sur le calendrier), astrologia, du reste, désignant l’astronomie au sens large (tandis que l’astrologie stricto sensu était désignée sous le terme plus rare, et décalqué du grec, de mathesis, comme le titre du traité d’astrologie de Firmicus Maternus – Mathesis). Cela étant, l’annonce du recours à trois – astronomie/logie, musique et arithmétique – des quatre disciplines scientifiques (il manque la géométrie qui n’a pas lieu d’être convoquée dans le cadre temporel de notre opuscule) désigne une source nettement pythagoricienne car ce sont là trois des quatre sciences du nombre qui constitueront le quadrivium médiéval et qui étaient déjà enseignées comme telles à l’époque impériale. Nous en avons, avec Censorinus, le premier témoin latin.
En 12.2, on aurait aimé avoir une explication à l’affirmation que les « dieux immortels […] procèdent de l’âme divine », dont le sens ne va vraiment pas de soi. En 13.1, l’exposé sur la musique des sphères aurait mérité un schéma et des références à la littérature secondaire. Au c. 14.2, si G. Freyburger s’étonne en note 1 que Servius attribue à Varron « une classification en partie différente » des cinq étapes de 15 années chacune, une peu plus loin en 14.6, le même Varron rapporte aux Étrusques un autre découpage ; et Aulu-Gelle résume, en III, 10, le contenu du traité varronien, aujourd’hui perdu, sur les Hebdomades et sur le rythme hebdomadaire des âges de la vie, sans le rapporter à Hippocrate mais, plus généralement, aux médecins. Signalons qu’en 14.3, les durées septénaires des âges de la vie mises au compte du père de la médecine grecque sont tout à fait erronées : la 3e étape ne correspond pas à 28 mais à 21 (= 3 x 7), la 4e à 28 (= 4 x 7) et pas 35, la 5e à 35 (= 5 x 7) et pas 42, la 6e à 42 (= 6 x 7) et pas 56 ; tout se passe comme s’il y avait eu un/des saut/s du même au même dans les copies du texte. Pour en revenir à la tradition varronienne, si les textes avaient survécu, on aurait certainement vérifié que cette tradition était loin d’être univoque ; or ces textes précisément étaient déjà en grande partie perdus avant même la mort du philosophe néo-pythagoricien du fait du pillage de sa bibliothèque pendant qu’il était proscrit, au témoignage encore d’Aulu-Gelle : Tum ibi addit se quoque iam duodecimam annorum hebdomadam ingressum esse et ad eum diem septuaginta hebdomadas librorum conscripsisse, ex quibus aliquammultos, cum proscriptus esset, direptis bibliothecis suis non comparuisse (III, 10, 17).
Bref, il faut savoir gré à G. Freyburger de cette édition qui rend accessible un texte volontiers jugé mineur et pourtant un unicum dans un genre dont nous n’avions jusque-là aucun autre exemple et pionnier dans des développements alliant clarté et grande érudition. Pour autant, en plus d’offrir, comme au c. 3, « l’analyse la plus complète sur le Genius que nous ait laissée la littérature latine » (p. 62. n. 1) ou, comme en 17.7 et sqq., « le témoignage le plus important qui nous soit parvenu » à propos de la conception romaine du siècle (p. 92 n. 19), l’opuscule de Censorinus inaugure une longue tradition pythagoricienne d’expression latine sur les sciences dites « mathématiques ». On retrouvera chez des auteurs postérieurs comme Calcidius, Martianus Capella, Favonius Eulogius, Macrobe, voire Augustin, nombre de développements émanant de sources analogues à celles du Jour anniversaire de la naissance, opuscule avec lequel les éditeurs de ces différents auteurs ont souligné, depuis de nombreuses années, les ressemblances.

 

Béatrice Bakhouche, Université Paul-Valéry Montpellier III, CRISES- EA4424

Publié dans le fascicule 1 tome 123, 2021, p. 364-367