Le volume publié sous la direction de Françoise Graziani et Arnaud Zucker réunit 15 articles de spécialistes d’époques et de champs disciplinaires différents sur la mythographie de l’altérité et de la diversité culturelle. Les réflexions présentées dans ce volume collectif sont plus précisément le résultat de deux rencontres internationales organisées par le réseau Polymnia, groupe de recherche international sur les mythographes anciens et modernes, qui ont eu lieu à Corte et à Nice en 2014, dont les enjeux étaient, comme le précisent les curateurs du recueil dans l’introduction, de susciter une réflexion sur l’interculturalité en partant de l’étude des traditions et figures mythiques de l’Antiquité et de leur évolution jusqu’à la Renaissance. Perméables, poreux, changeants, les mythes se prêtent à des phénomènes de diversification, d’agrégation, d’hybridation, devenant souvent le medium à travers lequel est représenté ou assimilé l’autre, avec sa culture et ses mœurs. La mythographie devient alors un instrument de lecture privilégié pour appréhender la construction d’identités nouvelles, inclusives et stratifiées, de personnalités et groupes marqués par la superposition et le mélange de cultures différentes que la rencontre avec l’étranger a rendu possibles.
Le volume s’articule en quatre parties, la première, dédiée aux « Circulations », s’ouvre avec la contribution de Minerva Alganza Roldán (« Extranjero (ξένος) » y « Hospitalidad ( ξενία) » como categorías mítico-historiográficas en Diodoro de Sicilia (Biblioteca Histόrica, libros I-V) sur la figure de l’étranger et le thème de l’hospitalité dans les premiers cinq livres de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, à savoir la section consacrée aux traditions mythico-historiques de cette œuvre qui se veut une histoire universelle et qui est donc marquée par l’adhésion au principe du cosmopolitisme. Cette idée de l’appartenance à un même ensemble de toute l’humanité influence la façon avec laquelle Diodore considère l’étranger, en refusant l’opposition antinomique entre Grecs et Barbares, mais soulignant plutôt l’apport des barbares au progrès humain et leur adhésion générale aux principes de l’hospitalité (avec des exceptions, certes, mais qui sont contrebalancés par des exemples opposés d’attitudes accueillantes).
Suit l’article de Giampiero Scafoglio (« Le long voyage d’Énée. Comment un étranger est devenu l’ancêtre des Romains »), qui parcourt le mythe d’Enée dès son origine homérique (voire pré-homérique, à savoir la tradition orale reprise par Homère lui-même, le cycle troyen, notamment l’Ilioupersis d’Arctinos, et, plus tard, l’Hymne homérique à Aphrodite) pour montrer comment ce héros troyen, présenté dans les récits plus anciens comme celui qui sera destiné à régner sur Troie après sa chute, se transforme, probablement sous l’impulsion d’une version du mythe remontant à l’Ilioupersis de Stésichore d’Himère, en migrant, étranger, pour finalement être décrit, sous la plume de Virgile, comme le meneur d’un bellum iustum contre les peuples italiques, afin de réaliser la mission divine de ramener les Troyens, descendants de Dardanos, à leur antiqua mater, leur terre d’origine. L’analyse synthétise clairement, sans oublier de renvoyer à la vaste bibliographie sur ce thème, des traditions hétérogènes, qui se sont greffées sur la figure mythique d’Énée au fil des siècles et des messages politiques dont ce héros fut le vecteur, et d’en résumer les développements et les enjeux jusqu’à l’élaboration virgilienne, soucieuse de présenter l’époque augustéenne comme un retour à un nouvel âge d’or, un nouveau règne de Saturne. Dans cette conception cyclique de l’histoire, Énée, chaînon nécessaire de cette reconstitution, ne peut plus être un étranger.
La question des mobilités et des parentés est également au cœur de l’article suivant (« La République du genre humain. L’ethnologie mythographique de Boccace »), que Françoise Graziani consacre à la Genealogia deorum gentilium de Boccace, œuvreoétique encyclopédique, fiction mythographique où le poète toscan erre à travers la Méditerranée sur les traces des mythes grecs, des plus anciennes cosmologies et généalogies divines jusqu’aux entreprises des héros de l’épopée. En défaisant la masse emmêlée du patrimoine mythologique gréco-romain, Boccace souligne la continuité généalogique entre dieux et hommes, ainsi que l’importance de la concorde universelle de la « république du genre humain » promue par les échanges maritimes. Derrière la volonté de complaire à son commanditaire, Hugues de Lusignan, « roi de Jérusalem et de Chypre », Boccace, baignant lui-même dans le multiculturalisme qui avait permis la récente redécouverte de l’héritage littéraire du paganisme grec, véhicule un message universaliste qui célèbre, derrière les diversités intrinsèques, la parenté « ethnique » de nations, et qui vise à la réconciliation entre la chrétienté et les vestiges des anciennes civilisations des « gentils ».
La seconde partie, intitulée « Représentations », s’ouvre avec l’article de Robert L. Fowler (« Foreigners in Early Greek Mythography »). Sa réflexion se concentre sur la question des origines des traditions ethnographiques et mythiques concernant les peuples non Grecs dans les sources grecques, sur l’objectivité de leurs auteurs et sur leur compréhension de l’autre, dans le cadre de la culture grecque de l’époque archaïque et classique, incontestablement hellénocentrique. En partant du débat historiographique autour de la représentation des autres peuples – notamment les Égyptiens – chez Hérodote, l’auteur transpose les mêmes questionnements au sujet des récits des mythographes plus ou moins contemporains de l’historien d’Halicarnasse : à quel point sont-ils influencés par le point de vue des non Grecs dont ils parlent ? Quelle est en revanche la place du préjugé hellénocentré dans leurs récits ? À travers une série d’exemples puisés dans la tradition fragmentaire d’Hécatée de Milet, Hellanicos de Lesbos, Charon de Lampsaque et Xanthos de Lydie, l’auteur mesure les multiples nuances produites dans cette littérature par la description des peuples étrangers, dont il ne faut pas négliger le rôle actif qu’ils ont pu jouer dans la création d’un discours grec sur eux.
L’article d’Ezio Pellizer (« Stranieri e Achei nei Cataloghi ») retrace de façon à la fois érudite et enjouée le processus de mécompréhension des vers homériques qui conduisit, peut-être dès Hésiode, à transformer une épithète homérique, celles de galactophages, « mangeurs de lait », qui définissait un mystérieux peuple de l’arrière-pays thrace, les Hippémolges (Il., XIII, 5-6), en ethnique, en donnant ainsi naissance, dans la littérature successive, à ce peuple imaginaire. Dans le flou de connaissances sur les peuples lointains, informations ethnologiques et inventions fantaisistes se mêlent étroitement en formant une géographie paradoxale que seule une connaissance plus étroite de ces contrées éloignées mettra en question.
Dans le cadre des représentations, notamment des a priori historiographiques, Bernard Sergent démonte l’idée colportée par « une certaine historiographique celtologique » selon laquelle les Druides celtiques étaient des pythagoriciens. Examinant à rebours la tradition littéraire à l’appui des données archéologiques, l’auteur dément, non sans un ton quelque peu polémique, cette idée reçue suscitée par une lecture simplifiée d’un passage d’Ammien Marcellin, sans doute inspiré de Timagène. Les Druides furent certes versés dans les mathématiques et l’astronomie, tout comme les Pythagoriciens, sans pour autant avoir reçu ces savoirs spécifiques des Grecs. À la base de l’équivoque il y aurait la tendance, propre aux auteurs anciens et pas seulement, de ramener l’inconnu au connu avec des comparaisons (en l’occurrence celle entre Druides et Pythagoriciens, sans doute pour souligner la commune organisation en confréries des deux groupes) qui peuvent se prêter à des lectures simplistes.
Dans les scholies à l’Alexandra Lycophron, le mot barbaros qualifie, comme l’explique Renée Koch Piètre dans sa contribution (« Le barbare dans les scholies de Lycophron de Tzetzès »), la dernière de la section, non seulement la langue des non-Grecs auxquels Lycophron fait allusion dans plusieurs occurrences de son poème, mais le parler du poète Lycophron lui-même, coupable d’avoir déformé la langue grecque pure. Dans sa condamnation explicite du vocabulaire du poète obscur par excellence, son scholiaste, Jean ou Isaac Tzetzès, veut certes mieux faire ressortir la finesse de son analyse et l’intérêt de son travail exégétique, mais célèbre involontairement la valeur et l’originalité d’un poète qui a su se rapprocher des frontières du genre et qui, en donnant la parole à la prophétesse « barbare » Cassandre, a été sensible à des traditions mythologiques marginales et à des mots étranges et étrangers.
La troisième section « Translations » réunit sous le dénominateur commun de la traduction et de l’interpraetatio, des contributions focalisées sur la rencontre entre les traditions proche-orientale et égyptienne et la mythologie grecque. Ainsi, l’article de Philippe Borgeaud (« Traductions hellénistiques et romaines de récits hébraïques ») retrace, à travers le choix d’exemples éloquents, les modalités avec lesquelles la culture hellénistique se rapporte au texte biblique. Celles-ci se concrétisent par la fabrication de contre-récits, souvent produits de querelles anciennes, ou alors avec des traductions du texte biblique. Ces dernières, dans le souci de combler le fossé entre les catégories culturelles et cultuelles du texte d’origine et ses récepteurs grecs et romains, adaptent les récits bibliques de façon réductionniste, ou finalement en les transformant volontairement, en les brouillant intentionnellement, non sans une volonté d’instrumentalisation.
La contribution de Youri Volokhine (« Traduire, interpréter, adapter, intégrer. À propos des dieux proche-orientaux dans l’Égypte du Nouvel Empire ») traite de la question des traductions et de l’interprétation des noms et des fonctions de certains dieux du panthéon proche-oriental dans les documents égyptiens du Nouvel Empire, en prenant notamment l’exemple des épouses orientales du dieu égyptien Seth : Anat et Astarté. Or, dans cette opération de captation de divinités allogènes, accompagné d’un processus d’adaptation et interprétation, le contexte historique joue un rôle de premier plan, car indissociable d’une volonté politique de contrôle des territoires frontaliers de la part des pharaons de la seconde moitié du IIe millénaire av. J.-C.
Les deux articles suivants, d’Arnaud Zucker (« Mythologie égyptienne et œcuménisme théologique dans le De Iside et Osiride de Plutarque ») et de Sydney H. Aufrère (« Ce que Typhon dissimule, Isis le révèle. Étymologies allégoriques des noms de Typhon et d’Osiris dans le De Iside et Osiride de Plutarque ») constituent les deux volets d’un diptyque consacré au traité moral de Plutarque sur les divinités égyptiennes (De Iside et Osiride). Comme le montrent les deux auteurs, en s’appuyant chacun sur des méthodologies et données différentes mais complémentaires, la lecture du néoplatonicien Plutarque vise non pas à déceler des analogies entre la théologie égyptienne et la pensée grecque, notamment platonicienne, mais à montrer leur synoikeioisis, à savoir leur convergence, qui s’appuie de fait sur une dimension théologique universelle, un œcuménisme théologique. Le propos de Plutarque se décline par une lecture exégétique des divinités égyptiennes qui, au prix d’une simplification outrancière de leurs caractères et compétences et de réinventions quelque peu arbitraires, aboutit à l’affirmation d’une religion universelle destinée à un public hellénisé.
La dernière et quatrième partie, « Hybridations », s’ouvre avec l’article de Jacqueline Fabre-Serris sur le culte de la déesse phrygienne Cybèle à Rome et sur la justification de ses aspects les plus ‘exotiques’ et plus éloignés de la morale des Romains (présence de prêtres castrés notamment) par Varron, Lucrèce et Ovide (« Cybèle, déesse étrangère et romaine ? Religio, mythographie et genre (Varron, Lucrèce, Ovide) »). Il en ressort que l’intégration de la déesse dans le panthéon romain, par ailleurs à un moment de l’histoire romaine où la question de l’identité était cruciale, et la place exceptionnelle de son temple, sur le Palatin, donc à l’intérieur du pomerium, ont été le résultat d’un processus de minimisation des éléments les plus gênants de sa personnalité et de son culte et d’adaptation de sa figure aux valeurs traditionnelles, et plus particulièrement à la chasteté, la vertu féminine la plus valorisée.
Encore une déesse, mais moins bien identifiée, est au cœur de la contribution suivante, de Claude Françoise Brunon (« Athéna, Héra et Mout-Nekhbet. La Vierge, la Mère et le Vautour ») : il s’agit ici de définir le profil de la déesse désignée par le hiéroglyphe n°11, le Vautour, dans le traité Hieroglyphica d’Horapollon du Nil, commentaire de signes d’écriture égyptiennes rédigé à la fin du Ve s. ap. J.-C. L’auteur, païen familiarisé à la culture hellénistique et à l’ancienne culture pharaonique, explique que le signe du Faucon renvoie aux divinités grecques d’Athéna, d’Héra et à une plus vague déesse Céleste. Ces déesses aux caractères diversifiés et incompatibles (la vierge, l’épouse et le ciel) sont ici évoquées à la place d’une seule déesse égyptienne, Mout-Nekhbet, que l’auteur, qui s’adresse à un lectorat hellénophone, assimile tout naturellement à trois divinités du panthéon hellénique qui partagent, chacune de façon différente, un aspect de l’identité multiforme de Mouth-Nekhebet. L’action d’Horapollon est ainsi révélatrice de la superposition et de la fusion complètes des deux cultures dont il est nourri.
Simone Beta consacre son article (« Hécube ou Médée ? Les devinettes mythologiques du XIVe livre de l’Anthologie Palatine ») à un sujet qui semble à première vue s’éloigner du thème du volume : celui des énigmes, genre littéraire largement pratiqué dans l’Antiquité. Le mot qui désigne ces devinettes est en grec xenikon, « étranger », adjectif qui renvoie dans ce cas à l’état d’âme du lecteur qui, devant une devinette, a l’impression de se trouver devant quelque chose d’étranger, d’incompréhensible. L’auteur s’amuse ainsi à donner quelques exemples et propositions de solutions, notamment pour l’épigramme d’AP XIV, 27 qui évoque par ailleurs une héroïne, Médée ou Hécube, barbare.
La dernière contribution, de Jean-Yves Tilliette, présente un exemple intéressant de récupération, de ‘recyclage’, de la tradition classique par la littérature chrétienne : la légende d’Orphée, personnage qui préfigure en quelque sorte le Christ et qui connaît un certain succès dans la littérature du XIe et XIIe s., où il incarne à la fois le bon poète, le savant amoureux, le libérateur de son aimée ravie par le roi des fées. L’adaptation du héros grec aux réflexions de l’époque (l’amour, la mort), en marge de la valorisation de cette figure christique par la théologie chrétienne, témoigne de la vitalité de la mythologie grecque et de ses figures et de leur réutilisation pour les adapter au goût du temps.
Il s’agit d’un volume très riche, comme le montrent du reste la bibliographie et les index, dont le caractère hétérogène, du point de vue géographique et chronologique, constitue sans doute le principal point fort. L’approche multidisciplinaire et transpériode, qui risque certes de désorienter par endroits le lecteur, permet toutefois de considérer la problématique au cœur de la réflexion d’un point de vue plus large, plus universel, certainement constructif. On ne peut finalement que saluer le caractère international de cette collaboration, placée sous le signe de l’ouverture et du dialogue sur un thème plus que jamais actuel.
Maria Paola Castiglioni, Université Grenoble Alpes
Publié en ligne le 5 décembre 2019