La papyrologie offre une documentation d’une richesse inégalée sur la musique gréco-romaine et il suffit de consulter les congrès de papyrologie et la revue Zeitschrift für Papyrologie und Epigrafik pour mesurer l’importance accordée ces dernières années aux études centrées sur ce type de source. On distingue deux volets dans cette approche. Il y a d’une part la démarche des spécialistes de la papyrologie musicale – une discipline dont on place les origines en 1890, avec la découverte du papyrus de l’Oreste d’Euripide – qui portent leurs efforts sur la technique de déchiffrement des fragments notés de musique vocale ou instrumentale. Mais il existe un autre pan de la papyrologie qui permet d’aborder la vie musicale dans l’Égypte gréco-romaine à travers les contrats de musiciens qui documentent les spécialités musicales et les performances, et ce sujet a fait l’objet de travaux nourris. Le propos de ce petit livre, édité avec soin dans la collection des Cahiers du CeDoPal, est en fait plus restreint que ne le laisse entendre le titre annoncé, puisque seul le volet musicologique est ici abordé, tandis que les performances des musiciens et danseurs et leur statut social sont laissés de côté.
L’ouvrage est composé de quatre « chapitres », mais il ne s’agit pas d’un manuel qui résumerait la question ; ce sont quatre articles consacrés à différents aspects de la papyrologie musicale. Ces études sont précédées d’une courte introduction, signée des deux éditeurs, qui est l’occasion de rendre hommage au philologue François Duysinx, disparu en 2013. Il orienta ses travaux vers la musicologie antique à l’Université de Liège (il laisse notamment une édition commentée du théoricien de la musique Aristide Quintilien) et s’illustra en tant que compositeur de mélodies « à l’antique », dès 1941-42, pour les Bacchantes d’Euripide, Antigone et Œdipe‑Roi. Le volume proposé ici perpétue en quelque sorte cette tradition liégeoise et ambitionne de combler l’absence de livre en langue française « accessible aux non‑spécialistes » concernant l’apport de la papyrologie à la connaissance de la musique. Si l’on s’en tient au domaine musical, il est vrai que les travaux qui prévalent dans le paysage académique sont des études très spécialisées, souvent en langue anglaise ou italienne, et que les synthèses destinées à un public plus large sont rares.
Le premier article est signé d’un pionnier de la musicologie grecque antique, Egert Pöhlmann (« Le retour de la musique grecque antique et la contribution de la papyrologie »), auteur en 2001, avec Martin West, du catalogue Documents of Ancient Greek Music (DAGM) qui est devenu la référence en la matière. E .P. a rédigé une introduction utile qui a l’avantage de résumer les contours de la discipline et les étapes de la recherche. L’auteur rappelle que le bilan dressé en 2018 faisait l’inventaire de soixante-quatre fragments musicaux connus à cette date, dont quarante-et-un conservés sur des papyri, datés entre le IIIe s. av. n. è. et le IVe s. de n. è. Ces papyri proviennent « de collections de musiciens professionnels », les technitai de Dionysos. Il expose l’importance du traité d’Alypius, et les compléments d’explication apportés par l’Anonymi Bellermann, pour déchiffrer les signes réservés à la mélodie. Il dresse un historique des découvertes des fragments musicaux, avec un corpus constitué très tôt, dès le XIXe siècle, et qui ne s’est enrichi au fil du temps que de façon sporadique (depuis 2001, seuls trois nouveaux papyrus musicaux ont été publiés). Ensuite, E. P expose la relation entre mélodie et prosodie dans la poésie et prend l’exemple des hymnes grecs (les inscriptions delphiques et les péans de Mésomède de Crète transmis dans des manuscrits) pour aborder ensuite la musique de scène aux Ve et IVe s. av. J.-C grâce aux fragments de l’Iphigénie à Aulis et de l’Oreste d’Euripide. La présentation s’achève par les témoignages d’époque impériale et notamment la Médée de Carcinos le Jeune. En conclusion, l’auteur regrette que les papyrus musicaux, qui n’ont pas « le fini des papyrus littéraires alexandrins », aient été trop souvent sous-estimés, mais ce qui était vrai autrefois ne l’est sans doute plus aujourd’hui.
La seconde contribution, signée Sylvain Perrot, s’articule autour de l’exemple du P. Yale CtYBR inv. 4510 (de provenance inconnue), daté du début du IIe siècle de notre ère sur des critères paléographiques. Ce fragment poétique, avec notation vocale et rythmique, illustre bien l’apport des papyrus achetés : il fut acquis en 1996 par la bibliothèque de Yale. L’editio princeps n’a été établie qu’en 2000 et dorénavant sa lecture stimule les spécialistes de la musique grecque. La lecture de ce document, que propose de reprendre S. P., permet de questionner le processus de transmission du répertoire musical grec et l’auteur s’attarde sur les deux phases de l’écriture marquées par l’intervention de deux scribes : l’un chargé du texte poétique, l’autre des signes musicaux. Il pointe les ratures observées sur le document et signale un oubli de texte que le scribe chargé de la notation musicale a voulu combler. En préambule, S. P. rappelle la controverse autour des vers d’Euripide accompagnés de signes musicaux : sont-ils de la main du grand tragique ou ont-ils été composés par d’autres compositeurs à une date ultérieure, peut-être même à l’époque impériale ? Cette question débattue est posée pour plusieurs papyri et pour d’autres auteurs tragiques. S. P. examine le papyrus de Yale dans une analyse autant littéraire que musicale – l’enjeu consiste à déterminer l’échelle et le genre – où il se risque avec prudence à reconnaître un hymne à Apollon avec une scène se déroulant à Delphes (p. 44 et 48). Il propose in fine sa version avec transcription musicale. La lecture de ce papyrus, qui appartient au répertoire théâtral, n’a pas fini d’exciter la curiosité des papyrologues si l’on se réfère à la parution récente d’une étude de Laurent Capron en 2023, dans la revue Greek and Roman Musical Studies, qui permet de confronter l’interprétation des deux auteurs.
Marie-Hélène Delavaux-Roux articule sa réflexion autour d’une question : « Les musiques des papyrus grecs antiques étaient-elles conçues pour la danse ? » Le point de départ est un passage d’Athénée (XIV 631c), assez controversé, où il est dit que « dans la danse hiporchématique, le chœur danse en chantant ». Elle confronte le témoignage d’Athénée à celui d’Aristoxène (fr. 108) et précise qu’il n’est pas assuré que l’hyporchème ait été chanté et dansé par les mêmes personnes. La question posée en préambule est en effet celle de la pratique conjointe du chant et de la danse dans les pièces de théâtre : dans quelles circonstances cela était-il possible ? Fallait-il adapter la chorégraphie afin de permettre aux danseurs de chanter dans des conditions acceptables quand on sait l’importance attachée par les Anciens à l’excellence du chant ? Elle élimine d’emblée les morceaux trop difficiles à chanter comme la plainte de Tecmessa (P. Berol. 6870) et procède à une mise en série des morceaux de tragédie afin d’établir le rapport entre les échelles musicales, le registre vocal et le genre des personnages. Elle propose également une relation entre le répertoire musical et les émotions (supplication, compassion…) classées selon les échelles et les tropes. Pour conclure, M-H.DR sélectionne des exemples de musiques notées sur papyrus qu’elle considère conçues pour la danse (Euripide, Oreste et Iphigénie à Aulis ; Sophocle le Jeune, Achille (?)), mais comme elle le reconnaît (p. 72), « les quelques partitions que nous avons étudiées ne prouvent pas de manière absolue qu’elles ont été écrites pour la danse », ce qui laisse le lecteur dans l’expectative. Mais selon l’autrice, des arguments plaident en faveur d’une performance dansée : composés pour des chœurs de danse au théâtre, il est probable que ces airs notés aient été dansés et chantés, probablement dans un tempo très lent afin de permettre l’émission du chant. La question reste ouverte, mais elle méritait d’être posée.
La dernière étude, celle de Mathilde Kaisin, porte sur « Les acteurs-chanteurs à Oxyrhynque à l’époque romaine ». Mais le titre est trompeur, car il ne s’agit pas d’un tableau sur les tragôidoi et komôidoi, sur leur carrière, leur rémunération ou sur la nature exacte de leur performance. Si une définition est proposée des mots tragôidoi et komôidoi (p. 77), à partir des travaux de Paulette Ghiron-Bistagne (à l’époque impériale, ils se spécialisent dans l’interprétation chantée d’extraits de tragédie et de comédie), on s’éloigne ensuite du sujet. En réalité, M.K, après avoir rappelé qu’Oxyrhynchos a fourni « le plus grand réservoir de partitions grecques (p. 78), opère un choix d’exemples d’extraits musicaux pris dans le corpus local, tous d’époque impériale et d’auteurs inconnus, à l’exception d’un fragment attribué à Ménandre (P. Oxy. 36, 2746 ; 44, 3161 ; 53, 3705 et 3704 ; 25, 2436 ; 65, 4461 et 4463, 4464, 4467). Ce sont presque tous des fragments de tragédie dont le texte est écrit dans un premier temps avant qu’une seconde main ne note les signes musicaux. Mais les tragôidoi et komôidoi n’apparaissent pas dans ces extraits et ils ne sont cités nommément que dans P. Oxy. 74, 5013 (un komôidos apparaît dans une liste d’artistes datée du IIe s. de n. è.) et dans P. Oxy. 79. 5203 (entre 50 et 150 ; pour le tragôidos). L’autrice postule que les extraits tragiques notés sur les papyri auraient constitué des « partitions de travail d’acteurs-chanteurs », implantés au sein des associations de technites, or nous sommes dans le domaine de la supposition et l’hypothèse avancée aurait mérité davantage de nuances. Elle aborde plus loin les papyri qui témoignent de la musique dite « populaire », celle des symphôniai se produisant dans les villages du Fayoum ; puis les fragments de traités musicaux afin d’opposer musique populaire et savante. Il est dommage que le propos se dilue alors pour aboutir à la conclusion : ces partitions seraient « des grands airs d’acteurs-chanteurs ». Enfin, je précise qu’on ne saurait traduire τύμπανον/tympanon par « timbale » (p. 77), au risque d’introduire une confusion dans l’esprit du lecteur. Comme le notait Jean A. Straus, il est essentiel de trouver le mot adéquat pour traduire, de la façon la plus précise possible, les termes utilisés par les Anciens pour nommer les instruments de musique dans les papyrus.
L’ouvrage, accompagné de planches donnant la reproduction des principaux fragments commentés (inscriptions sur pierre, papyri, manuscrits), offre une ouverture intéressante sur la papyrologie musicale et propose un échantillonnage bien représentatif des papyri avec notation musicale. Ce petit livre est une lecture stimulante sur les problèmes de la notation, de la transmission et du déchiffrement appliqués à des cas concrets. Mais si la première contribution offre un tableau qui reste très accessible, les autres études conservent un aspect technique indéniable qui pourra rebuter peut-être certains lecteurs, et il n’est pas certain que ce livre réponde au souhait émis en préambule : offrir une introduction aux « non‑spécialistes. » Mais les textes de chaque auteur ont en tout cas le mérite de montrer à quel point le déchiffrement est complexe et d’exposer les étapes de leur démarche méthodologique. Au-delà de leur strict contenu littéraire et musical, ces papyri témoignent des modalités de la réception de la musique grecque dans l’Égypte gréco-romaine et on aurait aimé en savoir plus sur ce point précis dans une conclusion finale. À l’instar d’Egert Pöhlmann, faisons le vœu que de nouvelles « partitions » soient identifiées dans les collections existantes, ou à l’occasion d’une vente, afin d’enrichir le corpus restreint des papyrus musicaux.
Christophe Vendries, Université Rennes 2
Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 557-561.