Le terme de République est un mot dont l’évidence et la présence dans notre culture politique contemporaine n’ont d’égales que l’indétermination de longue durée – indétermination théorique mais aussi politique – qui en gros dure de la Rome antique à la Révolution française, malgré les tentatives ici et là, entre XIIIe et XVIIe siècles, notamment en Italie, de définir une spécificité idéologique et politico-institutionnelle de la chose – comme l’a montré le volume collectif dirigé par Claudia Moatti et Michèle Riot‑Sarcey[1]. La première de ces indéterminations tient d’ailleurs à l’origine de la république dans le syntagme latin res publica avec le sens immédiatement polysémique d’une notion que l’on retrouve abondamment utilisée sous la république romaine proprement dite, mais aussi sous l’Empire. Questionner la res publica c’est donc évidemment questionner un pan crucial de l’histoire politique romaine, mais c’est aussi intervenir dans l’histoire politique tout court et dans la réflexion méthodologique sur la langue de cette politique.
Il convient d’emblée de mettre l’accent sur le caractère agonique de la proposition de Claudia Moatti, qui ouvre en l’occurrence une polémique nuancée mais une polémique ferme ne serait-ce que, justement, parce qu’il s’agit ici de faire émerger des enjeux donc une historicité de la question (d’où l’intérêt pour la notion de « germe » de Castoriadis que Claudia Moatti avait déjà développé dans son introduction à la publication du séminaire de 1984-1985 de Castoriadis intitulé Thucydide, la force et le droit ; ce qui fait la Grèce[2]). Dans l’introduction du livre, les cibles de cette polémique sont clairement identifiées même si le propos ne se perd pas dans une confrontation qui nous éloignerait de l’objet de la réflexion : ce sont à la fois tous ceux qui ne croient pas à l’importance d’une étude rigoureusement contextualisée (à savoir à partir des enjeux politiques circonstanciés) de la langue politique dans l’histoire de la cité et tous ceux qui limitent cette prise en compte des mots à ce qu’en font l’histoire des idées – trop centrée sur les œuvres – ou l’histoire des concepts – usant à rebours de concepts sans se soucier de savoir quand et comment ils furent construits en tant que tels. Bref, il s’agit de revenir à la vie des mots sans trop se fier à la longue durée sémantique du lexique politique. Pour être clair et même si les noms ne sont pas cités dans l’ouvrage, un des effets, sinon une des origines, du propos de Claudia Moatti est de poser des distances nécessaires par rapport aux travaux de la soi‑disant « école de Cambridge » (Quentin Skinner, John Pocock etc.) et à ceux de Koselleck et de ses collègues de la monumentale Geschichtliche Grundbegriffe : Historisches Lexikon zur politisch-sozialer Sprache in Deutschland (Les concepts fondamentaux en histoire : Dictionnaire historique du langage politique et social en Allemagne). Et sans doute, encore plus, de s’écarter des études de ceux qui souhaitent associer les rejetons de la philosophie analytique anglaise et ceux de la sociologie allemande dans une histoire mondiale des concepts. L’autre cible moins méthodologique et plus politique concerne ceux qui s’appuient sur les travaux cités plus haut pour développer une proposition politique contemporaine autour de la notion de « républicanisme », même gratifié du préfixe « néo » (Pilipp Pettit certainement, ses émules français peut-être).
De même, les leviers les plus utiles pour la réflexion ne se trouveront pas du côté de la discipline qui est le plus souvent convoquée quand on traite de la langue de la politique, à savoir la rhétorique : cela ne signifie pas que la rhétorique dans son histoire propre ne soit pas utile en l’occurrence mais plutôt que ce ne sont pas les catégories de la rhétorique telles qu’elles sont établies depuis les anciens Grecs (Aristote évidemment) et Latins (Cicéron et Quintilien bien sûr) qui suffiront à dire ce que l’ouvrage entend traiter.
Ces autres directions et choix de méthode sont écartés notamment parce qu’ils sont insuffisants pour dire l’historicité des querelles de signification, dans la mesure même où, quelle que soit leur attention aux mots, voire, pour l’école skinnérienne, au « contexte linguistique », ils perdent de vue le caractère radicalement et constamment instable et indéterminé de leur sens politique et donc de ce que recouvre leurs emplois – la plupart ayant tendance à user d’un sens anachronique pour le mot considéré, sans trop se soucier de la pertinence ou non de la chronologie de construction du sens en question. S’il en va ainsi c’est parce que l’objet de l’étude – la res publica – renvoie à cette chose qui justement n’est pas un concept, qui ne dépend pas d’un héritage grec et qui se constitue en un cas d’étude particulièrement approprié à une recherche sur ces mots de la langue de la politique, à la fois omniprésents et indéterminés et à leur fonctionnement dans le cadre d’une « histoire politique des catégories ». Il s’agit, même si la notion semble aller de soi et avoir été travaillée et retravaillée depuis toujours, de repartir de son indétermination, de sa fragilité et d’en faire le moteur d’une enquête devant porter sur la mobilité active, pratique et agissante de la langue politique. Il faut partir de ce qui manque, de la lacune dans la façon de dire « le nouage entre la langue et le réel » en mêlant l’étude des « avatars » et de la « pluralité des points de vue » pour mieux faire parler les « enjeux » qu’elle induit et mieux identifier les conflits qui la traversent (au nom de ce que Moatti appelle « altéronomie »). Cela signifie qu’au-delà de l’apparente stabilité de la langue on met l’accent sur la façon dont les acteurs peuvent « l’investir », le sens et l’efficacité naissant non de la répétition du mot mais de la singularité de ses usages. La continuité lexicale, ce constat premier de toute étude sur la langue de la politique (depuis plus de 2500 ans on utlise largement le même lexique politique), n’est donc pas dans cette perspective la marque d’une stabilité mais l’espace d’un questionnement renouvelé qui devient la surface d’enregistrement des conflits en cours, déterminés eux-mêmes par des tactiques et des stratégies qui relèvent de la conjoncture socio-politique et de ses rapports de force (ce que Machiavel appelait la « qualité des temps »). Dès lors, il sera possible d’accepter d’interroger la polysémie radicale des catégories et le mouvement de leur sens (ce que j’appelerai l’instable stabilité de la langue politique).
L’enquête va donc se concentrer sur les moments particuliers de coagulation non pas du sens mais des enjeux politiques. Nous sommes bien loin d’une histoire doucement progressive qui conduirait d’un minimum de détermination à une définition achevée et il ne s’agit pas de transformer le mot-outil (ne pouvant produire une autonomie ou une conscience de la spécificité du questionnement) en concept stabilisé (pouvant nourrir une histoire des idées et une transmission pacifiée de notions statiques). Le travail suppose donc d’accepter les allers et retours de l’indétermination selon une sinusoïdale qui suit les formes de condensation politique : dans les moments les plus critiques, au sens originel du mot (ces moments où sont établies des distinctions, des lignes de partage, des choix donc), le sens bouge soit parce que certains acteurs admettent une indétermination qui est susceptible d’engager des tournants et une inventivité politique inouïe, soit parce que d’autres acteurs, de façon plus ou moins instrumentale, proposent/imposent une signification unique et un sens stable, sur lequel appuyer un renforcement des pouvoirs en place. Au passage une question se pose qui est de savoir si la précision et la stabilisation de la signification est toujours du côté de la domination ou de la pacification des querelles sémantiques. Va-t-il de soi de considérer ainsi que indétermination, altéronomie et préservation de la dose nécessaire de conflictualité sont indispensables pour que la politique reste une dialectique ouverte (on pense à la question posée p. 30 du kenos et de la kénotique) ? Voilà en tout cas qui redessine les contours et les logiques de l’histoire des institutions en acceptant de reconsidérer les fragiles constructions historiques fondées sur notre propre expérience des ordres institutionnels possibles. Voilà aussi qui met la pluralité et la mobilité du sens (notamment leur application à des domaines différents : par exemple avec le passage de certains mots de la politique étrangère ou de la guerre à la politique intérieure) des mots de la politique au service d’une cartographie des conflits d’intérêts et des heurts sociaux. Voilà enfin qui oblige à dissocier la res publica de la question de la république comme forme institutionnelle historiquement déterminée, et encore plus du « républicanisme », sauf à vouloir sombrer dans une schématisation qui fragilise l’ensemble des propositions politiques avancées. Il s‘agit plutôt de comprendre comment par à-coups et par bribes se tisse une réalité qui a à voir avec le « public », comme espace politique (et non social) et dans sa différence avec l’espace privé de la famille, avec les règles transmises des bonnes mœurs des Anciens et traduites dans la vie de Rome ; et cela ne peut se faire qu’en maintenant l’indétermination de la res et en tout cas en l’arrachant à une perspective strictement institutionnelle.
Avec la tension instrumentale vers une stabilisation de la res publica se fait jour une réduction de celle-ci au gouvernement (dans un processus de quasi réification) ce qui ouvre la possibilité d’un fossé entre res publica et populus – ou au moins entre res publica et communauté politique (cf p. 110-112) ; politiquement cela se traduit par une forme de confiscation de la res publica par l’acteur dominant (que ce soit le Sénat ou, ensuite, l’Empereur). L’un des points centraux, l’une des convictions, du travail de Claudia Moatti est que l’histoire de la res publica doit être ainsi une histoire politique avant tout, à savoir que c’est une histoire des conflits au sein de la communauté politique romaine qui est illustrée par l’histoire sémantique de la res publica et dont cette histoire sémantique est une composante (et pas seulement une représentation ou une illustration). La distinction « comunauté ‑ societas iuris » est à cet égard importante comme le souligne la fin du chapitre 2 (p. 130) et elle engage deux conceptions du populus, de l’équilibre entre concorde / discorde et donc deux types de res publica – le tout au nom d’une entreprise de rationalisation et de destruction de toute alternative à l’ordre en place. La méthode adoptée conduit à mettre en évidence les moments de crise du pouvoir qui se caractérisent à la fois, et de façon indissoluble, par des crises politiques et par ce que l’on pourrait appeler des crises sémantiques, car s’y constitue un espace de tension entre les notions majeures de la réflexion sur la communauté politique. L’affaire des Gracques ou le moment Sylla en sont des exemples tout comme, évidemment, le passage au principat. Ce que prouvent ces conjonctures particulières, c’est que l’étude de la res publica montre qu’il n’existe pas de processus d’interrogation, de précision, de querelles ou de stabilisation sémantiques sans questionnement sur la nature, les devoirs et l’horizon du gouvernement dans son rapport avec l’ensemble de la communauté. Rien d’étonnant à cet égard que la réflexion et les mesures liées à l’état d’urgence et les éventuels pouvoirs extraordinaires, conférés à des magistrats ou à des gouvernants, deviennent un volet essentiel de cette évolution.
C’est ici que prend tout son sens ce que l’on pourrait appeler « la question Cicéron » (traitée notamment dans les chapitres 5 et 6, mais qui irrigue en fait tout le livre) qui est non seulement un des points d’équilibre – y compris dans sa chronologie spécifique – du parcours entrepris par l’ouvrage, mais aussi un point obligé de confrontation, au-delà de l’histoire politique romaine, avec un pan de la tradition de l’histoire de la pensée politique européenne. Or, le travail de Claudia Moatti permet de relire différemment Cicéron en tout cas de mettre l’accent sur d’autres nœuds qu’on ne le fait souvent en s’attardant sur des notions stabilisées (libertas, virtus, patria, religio etc) en insistant sur les processus dynamiques et les questionnements ouverts (sur la nature du peuple, sur la continuité de l’ État et sa sauvegarde, sur la participation au gouvernement etc.). On a donc là à la fois un apport d’ordre philologique ou conceptuel et une exigence méthodologique qui se construit et compte pour toute réflexion sur les usages contemporains de Cicéron (c’est un des points où ce livre fonde une alternative aux usages de Cicéron par l’école de Cambridge). Au‑delà se construit une image sombre et inquiète (au sens étymologique du terme) de Cicéron où la question de la mort et celle de la guerre (p. 219‑221) prennent le pas sur la célébration de la res publica.
Deux autres volets essentiels de l’étude concernent l’un la perception du temps et des passés et l’autre, la matérialité de la res. Pour le premier, il est marqué par le passage d’une perspective éclatée (p. 280) à la construction sous le princeps d’une continuité historique légitimante et entérine le fait qu’Auguste restitue, rétablit et conserve la res publica, qui n’a ici rien à voir avec le choix d’une forme institutionnelle comme la « république ». La question est alors de savoir si la res publica est occupée, accaparée, dévitalisée par un régime de nature tyrannique ou si elle peut survivre sous la tutelle d’un princeps. L’opposition entre bons et mauvais gouvernants structure la réflexion à l’époque impériale, la morale l’emportant ici sur le droit (cf p. 294). Pour le second (développé au chapitre 8), il est lié à la constitution d’un savoir pratique régulé de la chose publique, propre à sa gestion matérielle, technique, quantitative, à la disposition d’un homme politique qui se fait artifex. L’évolution recouvre une nécessité dépendant de l’extension de l’empire et de son administration. Un passage s’effectue à cette occasion d’une constellation res publica/libertas/ius à une constellation res publica/securitas/pax/felicitas avec la fixation d’un vocabulaire des choses publiques, au pluriel. On s’éloigne de toute confusion entre public et commun et se précisent de ce fait clairement les oppositions droit privé (propriété privée, dominium) vs droit public ; proprietas vs potestas ; distinction d’autant plus cruciale que publicus était employé pour dire ce qui était commun.
Du coup, peu à peu se dessine dans la deuxième moitité de l’ouvrage (même si elle était déjà de fait potentiellement présente depuis les passages sur les Gracques ou, au moins, sur l’issue des Guerres Puniques) une double tension dans l’histoire de la res publica. Une double tension dont les deux termes sont liés puisque la question du statut de la possession est pour partie liée à celle des territoires conquis par Rome et à la « romanisation » du monde comme engagement de civilisation. Sont ici questionnées d’un côté les modifications induites dans la res publica par la question de la propriété (et vice versa) et, de l’autre, celles que provoque l’expansion de l’empire de Rome (en tant qu’elle engage une forte territorialisation de la res publica). Cette tension pose deux problèmes majeurs – et qui provoquent d’une certaine façon deux déséquilibres symétriques. Deux problèmes qui gardent une constante actualité dans l’histoire des États et des communautés politiques. D’une part, ce que l’on pourrait qualifier de privatisation des biens publics ; de l’autre, ce qui relève d’une criminalisation de toute opposition politique au nom de la sécurité et de la tranquillité de la communauté politique. Au fil de confusions, d’instrumentalisations et de querelles sémantiques qui courent du IIe siècle avant au IVe siècle après J.‑C., il semble ainsi que la nouvelle hiérarchie se faisant jour dans les composantes de la res publica met au premier plan une double exigence : la définition (et la défense) de la propriété privée et le contrôle de l’ennemi intérieur comme ennemi public. Á cet égard il vaut peut-être la peine de relever que cette enquête qui refuse à juste titre toute idée de progression linéaire d’un état de la question à un autre et qui joue habilement avec le vieux débat sur l’anachronisme, en arrive quand même à avancer une forme de conclusion permettant d’écarter les écueils du relativisme potentiel, de questionnements sémantiques qui seraient trop déréalisants ou dématérialisants ou, enfin, d’une excessive fascination pour la longue durée sémantique – trois tendances qui sont constitutives d’un pan non négligeable des études dépendantes de ce que l’on est convenu de nommer le linguistic turn. Du même coup, l’ouvrage peut se réclamer à bon droit sans risque de dérive téléologique de la notion, chère à Castoriadis, de « germe » autorisant une exploration de toutes les « potentialités » (p. 412) de la res publica. Pas de modélisation donc, pas plus, heureusement, de recherche de « l’essence de la chose », encore moins de prétention à une définition stabilisée de l’objet d’étude mais la mise en série d’une suite d’effacements et de réapparitions de ces noyaux de sens propres à la res publica, une enquête dynamique portant sur une question qui devient, selon un syntagme présent dans la dernière page de façon significative, « référence mobilisatrice », politique donc. En effet, dans ce parcours, l’acceptation de l’incertitude et de l’indétermination devient en quelque sorte le prix à payer pour retrouver la vie des mots et leur charge historique, en tant qu’ils se lient à l’action des hommes, à leur engagement dans le monde, sans s’appuyer sur les certitudes sémantiques ni sur un programme à mettre en œuvre mais en partant de questions ouvertes justement parce qu’aucune des réponses proposées ne s’est avérée satisfaisante.
Jean-Louis Fournel, Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis
Publié dans le fascicule 2 tome 122, 2020, p. 636-640
[1]. La république dans tous ses états, Paris 2009.
[2]. Paris 2011.