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Certains objets de la vie courante sont plus que des objets d’usage, outils ou instruments ; ils sont aussi porteurs d’une signification culturelle et dépositaires d’un imaginaire collectif, par leur omniprésence dans les arts ou la philosophie. C’est le cas du miroir, objet millénaire de fascination, et qui fait l’objet de ce recueil. L’examen part de l’Antiquité et va jusqu’aux débuts de la Modernité, sans exclure absolument la période contemporaine ou pré-contemporaine (voir les remarques sur Oscar Wilde dans l’étude de N.P. Kakkoufa, « ‘So Skilfully Mirrored in His Art’ : (Re)Visiting Mirrors in Oscar Wilde’s The Picture of Dorian Gray »). Il se compose de seize essais répartis en quatre sections : « Philosophy, Reflections and Mirrors » ; « [Wo]men in the Mirror » ; « Liminal Mirror » ; « Mimetic Mirror ». La perspective globale est donc non seulement diachronique mais aussi transversale, comme le montrent les fréquents prolongements vers la technologie du miroir et son histoire, ou encore les connexions avec les études de genre ou les approches ethno-anthropologiques. On se reportera notamment aux articles de T. Bur, « Mirrors and the Manufacture of Religious Aura in the Graeco-Roman World » (chapitre 9) et de M. Gerolamou, « Plane and Curved Mirrors in Classical Antiquity » (chapitre 13). Il est notamment crucial de garder à l’esprit que dans l’Antiquité, comme le signale l’introduction, le cas des miroirs plats est l’exception et que la plupart des miroirs sont métalliques et légèrement sphériques, de sorte que les images qu’ils produisent sont toujours floues ou déformées jusqu’à un certain point. On insistera ici sur les études plus spécifiquement concernées par l’Antiquité grecque et romaine et en particulier sur la première partie.

L’article de A. Shirazi, « The Liver and the Mirror : Images beyond the Eye in Plato’s Timaeus », porte sur la fonction du foie dans le Timée de Platon, organe traditionnellement privilégié dans les pratiques divinatoire à cause de sa surface réfléchissante, et qui révèle chez Platon le domaine caché de l’intellect contribuant ainsi au contrôle de la partie désirante de l’âme. La partie inférieure n’entend pas la raison, mais elle peut être conduite et orientée dans la bonne direction par les images ainsi reflétées (p. 15). La contribution de K. Ierodiakonou, « Alexander of Aphrodisias on the Reality of Mirror Images », nous transporte en terre péripatéticienne et pose le problème du statut ontologique de l’image spéculaire. Si Aristote a peu parlé des miroirs, son héritier du IIe siècle, Alexandre d’Aphrodise, leur a consacré des pages importantes, où il relie les images des miroirs aux couleurs. Il soutient qu’il s’agit dans les deux cas de phénomènes relationnels – et par ce fait peu fiables, quand ils ne sont pas porteurs d’illusions – associant le sujet percevant, l’objet perçu, le medium transparent et la surface du miroir. Selon K. Ierodiakonou, toutefois, Alexandre ne prive pas ce type d’image de réalité : il s’agit d’une certaine sorte d’êtres, comme les peintures ou les représentations oniriques. Grâce à un détour par la théorie des relations (plus précisément : par la distinction entre ce qui requiert une relation sans se réduire à cette dernière, d’une part, et ce qui consiste proprement en une relation, d’autre part), elle montre de manière convaincante que les images des miroirs ne sont pas, pour Alexandre, de pures apparences réductibles à des propriétés subjectives (p. 27). Le troisième chapitre, « Catoptrology in Lucretius’ DRN (4.269-323) » est proposé par M. Garani. Il souligne la fonction heuristique des miroirs chez le poète épicurien, qui voit dans la catoptrique un instrument servant à la connaissance des réalités cachées (au niveau atomique), et un moyen supplémentaire de dénoncer la fascination commune pour le merveilleux. Il n’y a rien de magique dans les miroirs, dont les propriétés s’expliquent rationnellement par les principes de l’optique et de la mécanique, en accord avec les principes mêmes de la nature. Les textes sont précisément analysés et clairement reliés au contexte épicurien antérieur et postérieur (comme l’inscription murale de Diogène d’Œnoanda). La dernière contribution de cette première partie du volume, par M. Silian, « Tideus’ Theory of Reflection in On the Mirrors », permet de se faire une idée plus précise des traités antiques portant sur l’optique spécifique des miroirs, ou catoptrique. Nous ne disposons que d’une traduction latine du traité dont il est question, mais celui-ci présente un réel intérêt, d’autant qu’on y repère l’influence de Galien et de sa théorie de la vision, dans laquelle le pneuma joue un rôle essentiel. C’est sans doute ce qui explique l’importance de l’air intermédiaire, selon l’auteur du De speculis, dans l’explication des images de miroir. L’auteur de l’article donne en annexe la première traduction anglaise du traité, précédée d’une introduction sur l’histoire du texte et ses caractéristiques matérielles.

D’autres chapitres, en plus de ceux qui ont été déjà cités, concernent l’Antiquité, à un titre ou à un autre. Dans la seconde partie, qui envisage le miroir comme objet ‘genré’, notamment par son association traditionnelle à la beauté et à la toilette, on lira notamment l’étude de I. Bonati et N. Reggiani, « Mirrors of Women, Mirrors of Words : The Mirror in the Greek Papyri » – qui examine le champ sémantique et phonétique de la terminologie grecque du miroir, en particulier à partir de papyri grecs d’Egypte. Concernant ensuite (chapitre 6) les miroirs de bronze dans la société étrusque, leur usage cosmétique, mais aussi leur fonction d’encouragement à la vertu par les thèmes mythologiques et religieux de leur ornementation, on lira l’étude instructive de V. Mascelli, « A Flame on Etruscan Mirrors ? Meaning and Function in Daily Life and Religion of the Pattern on the Mirror’s Reflecting Side ». Le chapitre 10 (Daniel Marković, « The Mirror of Nature ») est une brève contribution à l’examen du thème du ‘miroir de la nature’ comme source d’analogies dans l’Antiquité, à partir de textes de Lucrèce, Cicéron et Plutarque. En soulignant l’importance de l’épicurisme dans la genèse de ce thème, l’auteur se démarque implicitement de l’idée selon laquelle, de l’Antiquité à la Renaissance, il serait exclusivement néoplatonicien. L’étude est rapide, souvent allusive – en particulier à propos de l’usage épicurien des analogies scientifiques ou encore à propos d’Anaxagore –, mais elle est suggestive.

Par contraste avec les approches technologiques, scientifiques ou simplement rationnelles des phénomènes de réflexion optique, le merveilleux littéraire a également sa place, par exemple dans le chapitre 14, rédigé par K.N. Mheallaigh, « Reflections on Lucian’s Lunar Mirror : Speculum Lunae and an Ancient Telescopic Fantasy », où l’on découvre que l’image fantastique du grand miroir lunaire reste toutefois reliée à un arrière-plan scientifique.

Scientifiquement original, de lecture agréable, précis sans excès de technicité, ce volume croise habilement des perspectives prometteuses. Si une réserve devait être formulée – moins qu’une réserve : une simple suggestion d’investigations complémentaires – elle concernerait le ‘côté obscur’ du miroir, quelque peu négligé. En voulant peut-être valoriser à l’excès leur objet, les concepteurs de ce volume tendent à marginaliser les dépréciations antiques du reflet spéculaire, dominantes comme on sait dans la tradition platonicienne (voir Platon, République, VI, 510a). Plotin (par exemple en Ennéades, III, 6, 9) va ainsi jusqu’à associer au miroir la matière, qui est selon lui pure privation, non-être absolu et cause principale du mal.

Pierre-Marie Morel, Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne.

Publié en ligne le 17 décembre 2021.