La publication en 2015 du livre de Stéphane Martin, Du statère au sesterce, a été reconnue par la communauté numismatique comme une avancée majeure pour la connaissance du fait monétaire en Gaule, ralliant les suffrages des spécialistes des monnayages celtiques comme de la monnaie romaine. Elle a valu à son auteur de se voir décerner la même année le prix de la Société des Professeurs d’Histoire Ancienne de l’Université (SoPHAU). Les apports méthodologiques et historiques de cet ouvrage, que l’on enrichira par la lecture de trois articles de l’a. en particulier[1], sont servis par une philosophie de la recherche qu’il serait souhaitable de voir s’imposer le plus largement possible. À notre sens, l’un des principaux acquis de cette approche tient en effet à la mise en ligne, sur un portail public, du catalogue de l’étude accompagné de l’ensemble des données brutes employées par l’a., au format texte, donc immédiatement exploitables sous les principaux logiciels tableurs[2]. Il appartient à chacun d’explorer librement ces données et d’approfondir ou de nuancer ainsi les interprétations proposées dans le livre. Ce choix de publication doit être d’autant plus vivement salué qu’il permettra ainsi au lecteur d’aboutir parfois à des conclusions stimulantes que l’a. n’avait pas omises au sein de sa thèse de doctorat, soutenue en novembre 2013, mais qui ont été laissées de côté lors de l’inévitable remaniement du manuscrit préalable à la publication de ce livre.
L’ouvrage s’ouvre par une assez longue introduction (p. 11-33), où est exposée la démarche adoptée, suffisamment singulière pour qu’il soit nécessaire d’en préciser ici les principaux aspects. C’est avant toute chose en archéologue que l’a. appréhende le fait monétaire, non pas par méconnaissance de la documentation littéraire et épigraphique ou de l’historiographie consacrée à ces questions – la bibliographie, abondante, occupe près de 40 pages en fin d’ouvrage – mais par une volonté clairement assumée de hiérarchisation de la documentation. Les données rassemblées portent donc exclusivement sur des monnaies mises au jour dans des contextes archéologiques bien identifiés, soit que la stratigraphie permette de dater clairement la perte ou l’enfouissement des pièces par l’apport d’autres types de mobilier céramique et métallique, soit que l’analyse historique fournisse sans ambiguïté une période d’occupation très brève, notamment dans le cas des camps militaires augustéens. Cette définition intentionnellement restrictive du contexte archéologique explique des décomptes de monnaies souvent plus restreints que ceux que l’on trouvera au sein d’autres publications. La matière n’en demeure pas moins abondante : l’a. comptabilise 873 contextes, dont 734 « très fiables », répartis au sein de 165 sites, pour environ 17 900 monnaies (p. 29). Ces choix justifient aussi que les trésors dépourvus de tout contexte archéologique retiennent assez peu l’attention de l’a., qui privilégie les dépôts sur site, idéalement stratifiés. Il n’en dénombre pas moins 205 au total, pour plus de 11 000 exemplaires répertoriés. La région étudiée, qui s’étend entre les vallées de la Seine, de la Saône et du Rhin, frappe tout à la fois par son extension et par la diversité des situations qu’elle présente du point de vue monétaire, notamment à travers une bipartition fondamentale entre le Centre‑Est et le Nord de la Gaule dont les effets se laissent encore percevoir durant les premières décennies du Ier siècle p.C., en dépit de la conquête romaine.
Comme il convient pour l’étude d’une problématique telle que le passage « du statère au sesterce » en Gaule, la démonstration de l’a. repose sur une approche diachronique, qui fonde la délimitation des quatre premiers chapitres, consacrés à des périodes de longueurs inégales : de La Tène D1 à D2a (150‑60/50 a.C., chapitre 1, p. 35-95) ; La Tène D2b (60/50‑30 a.C., chapitre 2, p. 97-175) ; la période augustéenne (30 a.C.‑15/20 p.C., chapitre 3, p. 179-249) ; enfin, les principats de Tibère, Caligula et Claude (15/20-50/55 p.C., chapitre 4, p. 252-328). Chacun de ces quatre chapitres se subdivise en trois parties, dont l’ordre est alterné, mais portant à chaque fois sur la circulation des monnaies gauloises, sur l’approvisionnement en espèces romaines et sur les usages monétaires. Ces trois questionnements sont une nouvelle fois déclinés, dans cet ordre et de manière synchronique, au sein du cinquième et dernier chapitre du livre (p. 353-399). L’a. leur fait précéder un développement à propos de l’apparition du monnayage dans le domaine celtique au IIIe siècle a.C., présenté comme nécessaire à la validation de ses propositions concernant le statut de la monnaie durant La Tène finale (p. 333-352). Stéphane Martin synthétise ensuite les principaux acquis de ses recherches : d’une part, l’inadéquation du cadre de la ciuitas pour la caractérisation des autorités émettrices gauloises, relevant plutôt de la responsabilité propre de lignages aristocratiques (p. 353-362) ; d’autre part, le volontarisme de l’administration romaine en matière d’approvisionnement monétaire des armées, qui contraste avec son laisser-aller en contexte civil (p. 362-369). Enfin, l’a. met en évidence la monétarisation poussée des économies celtiques à La Tène finale, qui n’est donc pas intrinsèquement liée à l’intégration dans l’Empire romain. Il défend ainsi l’idée d’un passage assez naturel « du statère au sesterce » en l’espace de quelques générations (p. 369-395). Il est hors de la portée d’une telle recension de reprendre dans le détail l’ensemble de ces propositions, et nous nous bornerons donc à évoquer quelques dossiers suscitant plus particulièrement notre intérêt.
La question la plus discutée à propos de l’influence exercée par Rome sur la production monétaire celtique avant l’Empire est certainement celle des « quinaires » gaulois du Centre-Est. L’a. élabore à ce sujet un modèle interprétatif nuancé, qui fait toute sa part à la marge de manœuvre des pouvoirs émetteurs gaulois (p. 68-84, 330). Il souligne que ce phénomène semble précéder l’explosion des importations de vin et des autres productions méditerranéennes après le milieu du IIe siècle a.C., et doit donc s’expliquer préférentiellement par des facteurs politiques, dont le cas de l’alliance entre Romains et Éduens fournit une manifestation possible. Selon lui, c’est bien la politique diplomatique active de Rome en Gaule interne qui justifie l’adoption précoce et spontanée de normes de production monétaire romaines entre Saône et Moselle, ce qui ne signifie pas que ces « quinaires » cessent d’être pleinement gaulois (p. 398). À ce propos, l’a. a certainement raison de souligner que l’alignement pondéral sur l’étalon romain et l’adoption de types romains constituent deux phénomènes distincts, qui ne vont pas toujours de pair (p. 81). Le second aspect est bien attesté dans le Centre-Est dès La Tène D1a, notamment avec le développement du monnayage à la légende KAΛETEΔOY (BN 8242-8297), et ce choix paraît d’autant plus remarquable que la monnaie romaine n’est pas attestée dans la circulation régionale avant le tournant des IIe‑Ier siècles a.C., à Bibracte ou à Gournay‑sur‑Aronde (p. 42-47). Le caractère intentionnel de l’alignement pondéral sur l’étalon du demi‑denier républicain est tenu pour acquis dès la première phase de ce monnayage[3], ce qu’il eût été préférable de vérifier par une étude plus approfondie des données métrologiques, de la même manière que le fait l’a. au sujet des as du Ier siècle p.C. (p. 297-305). La masse moyenne des monnaies d’argent « à la lyre » (BN 4850-4869) semble s’établir vers 2,0 g et, en l’absence d’un véritable hiatus chronologique et métrologique entre cette série et celles à la légende KAΛETEΔOY, il est possible que l’étalon adopté dans le second cas ne marque initialement qu’une étape supplémentaire dans un processus de réduction progressive des étalons pondéraux régionaux, suivant une logique désormais bien attestée dans la vallée du Rhône comme au sein d’autres territoires du monde celtique. Rappelons que le quinaire n’est pas frappé à Rome avant environ 100 a.C. et que la masse médiane des deniers romains issus des rares dépôts antérieurs à La Tène D1b mis au jour en Gaule, par exemple à Lastours (Aude)[4], ne dépasse pas 3,3 g, bien en dessous de l’étalon théorique à 3,8-3,9 g. Autrement dit, le rapport de 1/2 entre les deniers républicains et les premiers « quinaires » gaulois ne va pas de soi pour cette période et, si l’alignement pondéral des monnaies d’argent celtiques sur l’étalon romain est indéniable sur le long terme, il n’est pas certain que ce processus s’enclenche dès l’apparition de l’argent monnayé dans le Centre-Est de la Gaule.
Le chapitre 2, consacré à La Tène D2b, s’ouvre sur une synthèse stimulante au sujet des trouvailles monétaires de l’oppidum et des fortifications romaines d’Alésia (p. 99‑104), qui offriront désormais un complément indispensable aux publications antérieures. L’a. souligne la surreprésentation des espèces celtiques dans l’ensemble des sites du dispositif de siège et la part restreinte des dénominations en argent, exception faite du probable trésor de la plaine de Grésigny, bien identifié comme tel sur une base statistique (p. 103-104). S’il rappelle, à juste titre, que la provenance des monnaies gauloises employées par les légionnaires et les auxiliaires recoupe la géographie des opérations césariennes en Gaule en 53-52 a.C., l’a. néglige de rappeler que le faciès d’Alésia n’est pas plus représentatif que celui de Kalkriese, par exemple (p. 215). Aux inévitables aléas de la sélection des monnaies perdues et des fouilles archéologiques, il faut en effet ajouter un contexte historique particulier : quelques semaines avant le début du siège, César n’avait pas pu empêcher la défection d’une partie de ses auxiliaires éduens, qui avaient alors mis la main sur une grande partie de son trésor de guerre[5]. Dès lors, la surreprésentation des espèces gauloises à Alésia s’explique peut-être par la nécessité pour César de reconstituer rapidement ses fonds sur le terrain, et ne présume pas de la nature des sources d’approvisionnement de sa caisse militaire au cours des années précédentes. Pour l’ensemble de la période, les propositions audacieuses de l’a. concernant le statut des auxiliaires gaulois, leur rémunération et leur contribution essentielle à la défense des territoires (p. 158-160) devraient emporter l’adhésion de ses lecteurs. Nous souscrivons de même à l’idée d’une complémentarité des espèces d’argent et de bronze pour le paiement de la solde dès l’époque républicaine, qui va à l’encontre du modèle monométallique de l’argent généralement admis depuis les années 1970 (p. 146-155).
Si la période augustéenne peut à juste titre être perçue comme « le temps des changements » (p. 179), du fait des effets de la militarisation de la vallée du Rhin pour l’approvisionnement régional en monnaies romaines, on n’en est pas moins frappé de constater « le désintérêt que semble porter la puissance conquérante à la circulation monétaire des nouvelles provinces » (p. 352). En effet, l’administration romaine paraît essentiellement s’intéresser au paiement des troupes, et la pénétration du numéraire romain au sein des économies locales de la zone civile demeure encore embryonnaire (p. 182‑185). Les dernières grandes frappes monétaires gauloises sont datées par l’a. des années 40-30 a.C., et la production semble cesser totalement dès le changement d’ère ; pourtant, la circulation monétaire en contexte civil reste dominée par des espèces gauloises, pour la plupart récentes et locales, sauf dans les nouvelles fondations urbaines des périodes augustéennes moyenne et tardive, mieux approvisionnées en espèces coloniales puis provinciales romaines (p. 191‑206). Au bout du compte, les mutations amorcées sous le principat d’Auguste n’aboutissent donc à une véritable romanisation de l’économie monétaire qu’à l’époque de son successeur.
Pour le deuxième quart du Ier siècle p.C., Stéphane Martin accorde une grande importance à la question de la frappe monétaire en milieu provincial, en étudiant simultanément le dossier très discuté des « imitations » de monnaies romaines en alliages cuivreux et les trouvailles de matériel de production monétaire, assez nombreuses dans le Centre-Est (p. 279-312). Dans les deux cas, l’a. tranche clairement en faveur d’une impulsion impériale, pour pourvoir aux besoins des armées, rompant ainsi avec les réticences exprimées par Jean-Baptiste Giard[6]. Il s’agit d’une avancée importante vers une conception assouplie de la production monétaire dans le monde romain, rendue chaque année un peu plus nécessaire à mesure que se multiplient les découvertes de coins monétaires romains en Gaule. Sans que l’on puisse toujours déterminer si les frappes locales présentent un statut officiel ou bien officieux, le fait est que l’activité de l’atelier romain vise préférentiellement à approvisionner l’économie italienne, tandis que les armées des provinces gauloises semblent bien tenues de composer, pour l’essentiel, avec un mélange d’espèces provinciales romaines et « d’imitations » locales (p. 286).
La présentation générale est satisfaisante en dépit du prix modéré du livre, le style demeure clair et fluide et les coquilles se font rares, particulièrement passée l’introduction. Quelques cartes en couleurs, en fin d’ouvrage, viennent s’ajouter à celles en nuances de gris, plus nombreuses, qui émaillent le corps de texte. Concernant les cartes de répartition avec cercles proportionnels, qui présentent fréquemment des figurés superposés, on regrettera quelquefois que l’a. n’ait pas transformé les données quantifiées, par exemple par l’emploi de racines carrées, pour réduire le diamètre des cercles les plus volumineux et gagner ainsi en lisibilité. Une série d’indices et un assez long résumé en anglais en fin d’ouvrage complètent utilement la démonstration, dont on peut souhaiter qu’elle apparaisse ainsi d’autant plus accessible à l’ensemble de la communauté scientifique. Car c’est bien là l’un des principaux mérites de ces recherches : par la diversité des méthodes employées comme par l’amplitude des thématiques abordées tout au long de l’ouvrage, Stéphane Martin fait œuvre de numismate, mais aussi d’archéologue et d’historien.
Charles Parisot-Sillon
[1]. « Monnaies romaines, usagers gaulois et vice versa. L’exemple de la Gaule de l’Est » dans M. Reddé et al., Aspects de la romanisation dans l’Est de la Gaule, Glux-en-Glenne 2011, p. 937‑944 ; « Auxiliaria stipendia merere. La solde des auxiliaires de la fin de la guerre sociale à la fin du ier s. p.C. » dans M. Reddé éd., De l’or pour les braves ! Soldes, armées et circulation monétaire dans le monde romain, Bordeaux 2014, p. 117‑138 ; « Circulation de la monnaie et données archéologiques. L’apport de la stratigraphie à l’histoire monétaire », Pallas 99, 2015, p. 157-173.
[2]. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01344885 (consulté en mars 2017).
[3]. À ce sujet, voir par exemple K. Gruel, « L’alignement du denier gaulois sur l’étalon romain : datation et impact économique » dans J. Metzler, D. Wigg-Wolf éds., Die Kelten und Rom. Neue numismatische Forschungen, Mayence 2005, p. 29‑37.
[4]. M.-L. Berdeaux-Le Brazidec, M. Feugère, « Deux dépôts monétaires d’époque républicaine découverts dans l’Aude », Cahiers numismatiques 167, 2006, p. 25‑43.
[5]. César, Guerre des Gaules, VII, 55, 2.
[6]. Voir notamment J.-B. Giard, « La pénurie de petite monnaie en Gaule au début du Haut-Empire », Journal des Savants 2, 1975, p. 81-112.