S’inscrivant dans le mouvement actuel d’intérêt pour les compilations de l’antiquité latine tardive, l’édition des Noces de Philologie et de Mercure est en bonne voie dans la CUF, et l’on s’en réjouit, tant ces textes se révèlent précieux pour la restitution des savoirs anciens. Après L’arithmétique (livre VII), La dialectique (livre IV) et La géométrie (livre VI), nous disposons désormais du livre consacré à la musique, L’harmonie (De harmonia, titre préféré à De musica : en l’absence de témoignage manuscrit contraignant, J.-B. Guillaumin s’explique sur les raisons de ce choix p. 79). Il existait déjà plusieurs éditions successives des Noces chez Teubner, celles de F. Eyssenhardt (1866), A. Dick (1925) et de J. Willis (1983), et pour le seul livre IX, l’importante contribution de L. Cristante (Padova, 1987) — ce qui n’exclut nullement, pour un texte aussi difficile et riche, qu’une nouvelle édition critique n’ait sa place. J.-B. Guillaumin met en outre à la disposition du lecteur francophone la première traduction française moderne du livre IX, ainsi qu’un copieux commentaire qui fera date (commentaire qui, fâcheusement, n’est pas mentionné dans l’intitulé du volume : oubli ou modestie excessive ?). Cette édition est l’émanation d’une thèse de doctorat soutenue à Caen en 2008 sous la direction de Ph. Fleury.
Le livre, conformément aux habitudes de la CUF, commence par une abondante Introduction (p. VII-CXXVI), dans laquelle on ne trouvera cependant pas de présentation générale de Martianus Capella ni des Noces : Jean-Baptiste Guillaumin renvoie à celle qui figure dans l’édition du livre VII, L’arithmétique, premier livre des Noces édité dans la CUF par Jean-Yves Guillaumin en 2003. Tout au plus indique-t-il dans une note de bas de page qu’il se rallie pour la datation de l’oeuvre aux années 420. Sa propre introduction est donc réservée à la mise en évidence de la spécificité du livre IX, qui, étant le dernier des Noces, revêt un rôle particulier, à la fois clôture de l’oeuvre et synthèse. J.-B. G. étudie d’abord « Le livre IX comme conclusion de la fabula » (p. IX-XXIII) : le livre IX présente des éléments de structure communs avec les autres livres (entrée de la jeune fille Harmonie, exposé scientifique et enfin conclusion allégorique, avec une lacune assez longue entre les § 993 et 994). Cependant le récit allégorique initial, avant l’apparition d’Harmonie, est beaucoup plus long que dans les autres livres et les passages métriques sont plus développés. Ainsi le livre IX constitue-t-il véritablement la conclusion allégorique de la fabula. Ce livre est aussi représentatif de l’esthétique générale des Noces : J.-B. G. aborde successivement « l’esthétique de la satire ménippée » (brève synthèse qui s’appuie sur les travaux de D. Shanzer), « le jeu sur l’énonciation » (le poème final referme par un effet de symétrie la structure énonciative mise en place au début du livre I), « la portée didactique » du livre IX (il s’agit d’une compilation pédagogique, qui renonce délibérément à l’exhaustivité), et enfin, le plus important, « la lecture allégorique » (le procédé allégorique n’est pas un pur moyen de divertissement du lecteur, mais il permet de mettre en scène les convictions néoplatoniciennes de Martianus Capella : l’harmonie, sujet du livre IX, va au-delà de la simple technique musicale, elle est le principe qui sous-tend le système ontologique des Noces). La deuxième partie de l’Introduction, sous un titre excessivement modeste (« Les théories musicales de l’Antiquité : quelques jalons », p. XXIII-LXII), offre une véritable synthèse de la question. Certes, la matière n’est pas neuve : J.-B. G. s’appuie sur les ouvrages classiques d’A. Bélis, J. Chailley, M L. West, G. Wille (liste non exhaustive), mais son mérite est de présenter une description limpide de questions techniques parfois ardues en les mettant à la portée d’un lecteur attentif : opposition entre théoriciens de la musique, asservis à une doctrine philosophique, et techniciens exposant des règles pratiques ; et surtout historique de la littérature musicale, de Pythagore à Isidore de Séville, qui se conclut par un utile tableau synoptique (p. LIX-LXII). Ce panorama sert de cadre à la troisième et dernière partie de l’Introduction, « La spécificité de Martianus au sein des traités de musique latins » (p. LXII-CXI). Le livre IX des Noces est le seul traité latin à offrir un exposé délibérément didactique de la théorie musicale grecque. Et comme chaque fois que les Latins adaptent un savoir grec, ils ont à affronter le problème de la traduction des termes techniques : J.-B. G. démonte la façon dont Martianus Capella s’efforce de surmonter la difficulté, et il achève par un « Glossaire des termes techniques dans le livre IX », qui devrait être précieux pour les historiens de la musique (p. LXXI-LXXVI). Il dégage ensuite les procédés didactiques de Martianus Capella, puis ses sources : la principale est Aristide Quintilien, mais des sources secondaires sont aussi envisagées, avec le problème de la présence ou non de Varron (un « Tableau des sources et passages parallèles » figure p. CIV-CV).
S’agissant maintenant de l’établissement du texte, Jean-Baptiste Guillaumin, comme déjà Jean-Yves Guillaumin pour le livre VII, utilise les six manuscrits mis en évidence par J. Préaux, A H R B D T, qui se rattachent à l’archétype O 1 , plus huit autres, Q C E G (et G d pour les § 975-980) L N M K, tous du IX è s. (sauf K, à dater peut-être du début du X è ), et qui, eux, remontent à un état corrigé de l’archétype, O 2 . À ces manuscrits, déjà fort nombreux, J.-B. G. ajoute un recueil de textes musicaux du milieu du IX è s., nommé Q, qui n’avait jamais été utilisé dans l’édition de Martianus. Enfin, pour les passages métriques, il fait appel aussi à W (descendant de O 1 ) qui ne transmet que les poèmes des Noces. De tous ces manuscrits, J.-B. G. livre p. CXV un stemma complexe, et qui n’est, prévient-il, qu’« hypothétique ». Mais peut-il en être autrement quand un stemma contient autant de manuscrits, et que leurs relations sont brouillées par de nombreuses contaminations ? De ce grand nombre de manuscrits (même si les descendants de O 2 ne sont signalés que lorsqu’ils présentent une leçon intéressante), résulte un apparat forcément pesant, même si la présentation en est irréprochable. Pour alléger cet apparat, il nous semble qu’il aurait été possible de passer sous silence les leçons erronées livrées par un manuscrit unique. Par exemple, au § 907, lupus, assurément fautif, n’apparaît que dans W, tandis que tous les autres manuscrits donnent la leçon correcte, lepus. Valait-il la peine de mentionner l’erreur de W ? Autre exemple : au § 973 D donne letigimus au lieu de legitimus. Cette inadvertance évidente, qui n’éclaire en rien l’histoire de la transmission manuscrite, exigeait-elle une place dans l’apparat ? Les leçons qui méritent d’être discutées le sont dans les notes, avec science et clarté. C’est le cas en particulier pour les translittérations du grec, qui posent bien des problèmes : sont-elles le fait de Martianus ou de la transmission manuscrite ? Les altérations qu’elles ont parfois subies doivent-elles ou non être corrigées par l’éditeur moderne (comme par exemple sciadas (§ 926), leçon discutée p. 139, note 11) ? Il est rare que l’on ait à regretter l’absence de note justificative, comme au § 891 : sachant que les manuscrits avant correction portent caelice, qu’est-ce qui a fait préférer la conjecture de Dick/Willis, caelite, à celle des manuscrits corrigés et des autres éditeurs, caelico ? Reste que de façon générale les choix de J.-B. G. apparaissent comme prudents et argumentés.
La traduction, s’agissant d’un texte aussi difficile, est d’une excellente qualité. Cela est d’autant plus important que la connaissance du latin s’affaiblissant de plus en plus dans le public, les traductions de la CUF ne servent plus seulement à aider à la lecture du texte latin mais tendent tout simplement à s’y substituer. Dans les parties scéniques et allégoriques au style souvent contourné, J.-B. G. fournit un texte français clair et élégant (plus sans doute que l’original latin !). Il aurait pu parfois insister plus explicitement sur tel ou tel terme (ainsi au § 907, v. 8 et Tanais uersis saepe relatus aquis : « [cette incantation qui poussa…] le Tanais à inverser son cours à plusieurs reprises », où uersis et relatus sont confondus en une expression unique, « inverser son cours »). Mais ce qui rendra des services incomparables, ce sont les parties proprement musicales, où le travail de traduction exigeait en sus la maîtrise du domaine technique. Or, cette maîtrise, J.-B. G. la possède, et grâce à lui désormais les historiens de la musique qui ne seraient pas latinistes disposent d’un accès fiable à un texte fondamental pour eux. L’étendue du savoir de J.-B. G. se révèle pleinement dans les notes du commentaire (p. 79-295). Ce commentaire, d’une richesse impressionnante, mêle considérations philologiques, littéraires, philosophiques, musicales. Philologiques d’abord : le commentaire justifie lorsque c’est nécessaire les choix opérés dans les domaines de la critique textuelle, de la métrique, éventuellement de la traduction. Tout au plus certains lecteurs moins familiers de la mythologie pourront-ils regretter que ne soient pas élucidés certains surnoms (par exemple Bromius et Atlantias au § 889, Delius au § 891, alors que Tritonida au § 893 fait l’objet d’une note). De même, au § 908, le commentaire rapproche savamment Pegaseae uocis nectare des Choliambes de Perse, mais pour l’éclaircissement de l’allusion mythologique il faut attendre le §1000, où il est à nouveau question de Pégase, et la note afférente.
Ce ne sont là que de menus détails, mais qui comptent dans la mesure où cette édition ne sera pas lue seulement par des antiquisants, mais utilisée tout autant, voire davantage, par un public de médiévistes, d’historiens de la musique, de l’art, de la philosophie… Sur le plan littéraire, J.-B. G. est très attentif à l’élément scénique (oppositions dramatiques entre personnages, personnalité théâtrale des allégories), dont son commentaire fait percevoir, au-delà de la simple fonction ornementale, toute la portée symbolique et signifiante. Dans le domaine philosophique, les diverses composantes de la pensée de Martianus, en particulier néoplatonicienne, néopythagoricienne, chaldaïque, sont dans toute la mesure du possible distinguées et identifiées. Mais là où le commentaire s’avère particulièrement pertinent, c’est dans les parties techniques musicales (à partir du § 930). L’exposé musical de Martianus est le plus systématique de l’antiquité : il s’ensuit que les notes de J.-B. G. qui le développent finissent par constituer à leur tour un exposé ordonné, dans lequel le système développé par Martianus est expliqué en même temps que situé dans le contexte des écrits et des pratiques des musicologues et musiciens antiques, le tout assorti de pistes bibliographiques permettant au lecteur qui le souhaiterait d’approfondir encore l’information.
Enfin, l’ouvrage contient aussi une bibliographie modestement déclarée « succincte » (p. CXVIII-CXXVI), ainsi que, en fin de volume, un utile Index nominum et rerum. Bref, une édition d’une qualité exceptionnelle, qui fait honneur à la CUF et qui est appelée à rendre de grands services à de nombreux publics.
Mireille Armisen-Marchetti