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Le commentaire que propose Peter Riedlberger du huitième et dernier chant de la Johannide de Corippe ajoute une pièce à l’édition commentée toujours incomplète de cet ouvrage encore relativement peu étudié de l’Antiquité tardive. Il rejoint ainsi les commentaires de Maria Assunta Vinchesi pour le chant [[1]], Vincent Zarini pour le chant 2 [[2]] et Chiara Ombretta Tommasi Moreschini pour le chant 3 [[3]]. P. Riedlberger propose un nouvel établissement du texte problématique de ce chant, fondé non seulement sur l’unique témoin, très fautif, de l’œuvre, mais aussi sur les éditions existantes.

L’ouvrage se compose d’une présentation d’une centaine de pages, suivie du commentaire, puis d’une bibliographie et de deux index, dont l’un recense les passages de l’œuvre de Corippe – Johannide et Éloge de Justin II – cités dans l’ouvrage (p. 485-495), et l’autre est un index rerum qui rassemble aussi bien des noms propres que des notions grammaticales ou stylistiques ou un certain nombre de thèmes (p. 497-503). La riche bibliographie mentionnée (p. 457-484) nous a paru à jour et complète, et elle est fréquemment citée, sous forme abrégée, dans le corps du texte.

La présentation générale qui précède le commentaire commence par une introduction (p. 11-13) qui résume le sujet général de la Johannide – la répression d’une révolte maure dans l’Afrique depuis peu reconquise par les Byzantins – et mentionne l’absence de commentaire complet la concernant ; elle expose ensuite l’organisation générale de l’ouvrage. P. Riedlberger présente après cela la tradition manuscrite de la Johannide et les éditions existantes (p. 15-27). Nous ne disposons pour cette œuvre que d’un seul témoin, le Codex Trivultianus 686, daté de la deuxième moitié du XIV e siècle, et fautif en bien des endroits. P. Riedlberger reprend les remarques de ses prédécesseurs concernant ce manuscrit, évoque les témoins indirects, puis les différentes éditions qu’a connues ce poème depuis sa découverte en 1814. Ce premier point de l’introduction générale du commentaire est l’occasion pour nous de souligner la commodité de consultation de l’ouvrage : P. Riedlberger a inséré, dans les marges du texte de son introduction, des sous-titres qui permettent de repérer très facilement l’information et de suivre sans peine le déroulement du développement.

La suite de l’introduction consiste en deux parties assez développées, consacrées l’une au contexte historique, l’autre à la Johannide elle-même. L’étude historique (p. 28-63) s’ouvre sur la question du nom de l’auteur : P. Riedlberger considère en effet que son cognomen est non pas Corippus – comme c’est généralement admis – mais Gorippus, en se fondant sur des notices de Vadian et Cuspinian, ainsi que sur le Matritensis qui a gardé le texte de l’Éloge de Justin II. Je ne suis pas en mesure de discuter de l’opportunité de ce choix, ce qui demanderait une enquête approfondie, et me contenterai, pour ce compte rendu, de maintenir l’orthographe traditionnelle en français. P. Riedlberger s’intéresse ensuite à la biographie de notre auteur, qu’il replace plus largement dans le contexte historique de la période – la période de la domination vandale, puis la reconquête byzantine et les révoltes berbères qui l’ont suivie. Il évoque ensuite successivement les différents groupes principaux qui sont les acteurs du récit de la Johannide : les Berbères, les troupes et les officiers romains – c’est-à-dire byzantins, mais Corippe les désigne toujours comme « romains » –, et Jean Troglita – le général qui a mené la répression – et son entourage. L’ensemble est très bien documenté, très précis – par exemple sur le titre porté par les officiers romains ou les différents groupes qui composent l’armée byzantine.

La partie consacrée à la Johannide (p. 64-96) est une fois encore très claire et témoigne d’une étude en profondeur de l’œuvre dans son ensemble. P. Riedlberger souligne le goût de Corippe pour l’innovation lexicale, ainsi que pour l’emploi fréquent de tours que ses prédécesseurs et modèles n’ont employés pour leur part qu’une fois ou deux. Il propose également un développement très intéressant sur la question du genre de l’œuvre, en posant la question de ses modèles possibles, notamment les épopées portant sur des événements contemporains et aujourd’hui perdues, comme le de Bello Germanico de Stace. Il évoque également la possibilité d’une écriture et d’une publication en deux temps de l’ouvrage : les cinq premiers livres auraient été composés tout de suite après la première victoire sur les Berbères menés par Antalas en 546, puis l’ensemble, avec ajout des livres 6 à 8 qui portent sur la victoire sur les troupes de Carcasan, en 548. Selon lui, le poème, qui est œuvre de commande sans que l’on en connaisse le commanditaire exact, était destiné à accompagner les fêtes de célébration de la victoire de Jean.

La fin de cette partie introductive consiste en un résumé des chants 1 à 7 du poème et en des remarques préliminaires concernant l’édition. Le résumé est bien venu et clair et permet à qui n’aurait pas la trame narrative exacte du poème en tête de s’en faire une idée précise. Les remarques préliminaires exposent les différents problèmes d’orthographe et de lecture posés par le manuscrit et indiquent ensuite les choix faits par P. Riedlberger. Encore une fois, cette présentation a le grand mérite d’être très claire et de permettre au lecteur, qu’il soit ou non convaincu de certains choix, d’entrer sans peine dans le commentaire.

Pour ce qui touche au texte du chant 8 et au commentaire, P. Riedlberger se démarque de la tradition des éditions commentées en ne présentant pas le texte complet avec sa traduction avant de le commenter. Il choisit de subdiviser le chant en vingt-huit parties et de donner le texte en même temps que son commentaire. Le texte et la traduction se trouvent ainsi présentés au fil du commentaire, par blocs de quelques vers, dans des encadrés à fond grisé, toujours en haut des pages de droite, ce qui permet de les repérer sans peine. Ce choix présente l’avantage de permettre au lecteur de prendre connaissance du texte en même temps que de son commentaire, sans avoir à jongler entre des pages différentes et parfois fort éloignées. Son défaut est de ne pas permettre au lecteur d’avoir aisément une vision globale de l’ensemble du chant. Peut-être un résumé assez touffu du chant 8 avant le commentaire aurait-il pu pallier ce problème.

Du reste, la présentation matérielle du commentaire est par ailleurs fort commode : outre les encadrés présentant la traduction que j’ai déjà mentionnés, chacune des parties est introduite par un petit résumé qui en dégage également les enjeux principaux, et qui est signalé au lecteur par un épais trait gris au niveau de la marge de gauche : là encore, la consultation de l’ouvrage s’en trouve facilitée. Ces introductions sont toujours claires et parfois extrêmement bien venues. C’est le cas par exemple de l’introduction aux vers 164-179, p. 211 : alors que le récit des opérations militaires a été interrompu dans les vers précédents par celui de la mutinerie au sein du camp romain, P. Riedlberger prend la peine de remettre en contexte l’action qui reprend à ce moment-là ; de même, lorsque s’ouvre la dernière phase du combat, l’ensemble de la fin du texte est remis en perspective de façon synthétique (commentaire des v. 510-533, p. 399). On notera également la longue introduction à la première aristie de Jean Troglita (v. 389-427, p. 348-354), qui propose une synthèse intéressante sur les aristies dans la Johannide, ainsi que sur les problèmes d’onomastique et sur la question du réalisme des scènes de combat décrites. Ces passages, en somme, permettent de dépasser le caractère nécessairement micro-textuel d’un commentaire mot à mot, pour donner une vision d’ensemble de chacune des parties du chant.

Les encadrés présentant le texte donnent quelques vers latins, leur traduction et un apparat critique. Ils suivent généralement – mais pas toujours, malheureusement – les découpages syntaxiques, ce qui permet d’avoir à chaque fois un ensemble cohérent. D’après les sondages que j’ai pu faire, les traductions sont correctes et correspondent bien au mouvement du texte latin. Je reviendrai simplement sur un parti-pris, que P. Riedlberger expose dans ses remarques préliminaires : il a choisi de traduire par « Berbères » les différents noms de peuples mentionnés par Corippe quand ils ont un sens métonymique et désignent les Maures dans leur ensemble, sans souci de la réalité décrite. Si ce choix permet de clarifier les choses, il appauvrit aussi quelque peu le texte, puisque l’on peut penser qu’une partie des effets du texte repose sur l’emploi de ces termes « exotiques » qui renforcent le caractère fondamentalement étranger des populations maures rebelles. Ces ethnonymes parfois rares devaient paraître barbares aux oreilles des Africains romanisés et des Byzantins qui furent le premier public du poème et il est dommage que la traduction gomme ce phénomène. Ce choix serait cependant plus gênant si P. Riedlberger avait proposé une traduction en un seul bloc du chant : comme la présentation choisie permet de rester au plus près du texte et de son commentaire, le lecteur repère sans peine à chaque fois le terme choisi par Corippe.

Le commentaire lui-même se signale par sa richesse. Si l’on peut regretter l’absence de considérations littéraires générales qui permettraient de dégager l’intérêt du chant, et de l’œuvre, de ce point de vue, c’est que ce qui est l’objet même de l’ouvrage – il s’agit, comme l’indique le titre, d’un commentaire philologique, historique et liturgique – est suffisamment bien traité pour susciter le désir de remarques complémentaires… Je ne reprendrai pas en détail l’ensemble des 350 pages du commentaire. Les remarques sont de différents types et relèvent de la critique textuelle – l’établissement du texte de la Johannide est parfois difficile, de même que la lecture du manuscrit T –, de la mention des hypotextes possibles pour les différentes expressions employées par Corippe, du commentaire historique, de l’étude sémantique… Cette accumulation montre bien la diversité des domaines abordés par P. Riedlberger, qui n’a guère laissé de difficultés de côté. Concernant les problèmes d’élaboration du texte, P. Riedlberger expose clairement les différentes options choisies par ses prédécesseurs et explique toujours par différents types d’arguments (philologiques, intertextuels…) les raisons de ses choix. En outre, quand il est confronté à des problèmes de lecture, il n’est pas rare qu’il propose une copie du manuscrit, avec les parallèles qui justifient sa lecture, permettant ainsi au lecteur de se faire une idée « sur pièces ». J’ai particulièrement apprécié un certain nombre d’études consacrées au lexique (par exemple sur la question de l’emploi ou non d’un vocabulaire technique pour les grades de l’armée aux p. 187-188). De même, certaines mises au point historiques se révèlent fort utiles et l’exposition des différentes thèses proposées dans la littérature est toujours faite de façon très claire. On saluera notamment sur ce point les pages consacrées à la divinité berbère Gurzil (p. 297-302) : P. Riedlberger reprend le dossier à nouveaux frais en présentant les sources dont nous disposons effectivement à propos de cette divinité, avant d’évoquer les constructions opérées par les commentateurs ensuite. Il souligne ainsi un certain nombre de surinterprétations et invite à la prudence. D’une manière générale, il s’en tient d’ailleurs à cette prudence salutaire, et ne cherche pas à trancher à tout prix des questions que l’état de nos connaissances laissent indécidables. La partie du commentaire qui s’intéresse à la liturgie – le chant 8 de la Johannide relate une messe célébrée dans le camp romain – est enrichie par des illustrations qui viennent étayer le raisonnement par des parallèles iconographiques (p. 318). P. Riedlberger n’hésite pas à donner plus d’ampleur à un commentaire, qui, selon la loi du genre, est parfois ramassé en quelques lignes au style télégraphique – mais toujours clair –, et à développer certaines questions autant qu’elles l’exigent.

Les deux lacunes du chant – après le v. 369 et à la fin – donnent lieu à des développements synthétiques et clairs qui permettent de se faire une idée des thèses en présence ainsi que du contenu potentiel du texte perdu.

La conclusion du commentaire (p. 455-456) est centrée uniquement sur l’après-victoire et sur ce que l’on sait concernant le devenir des différentes figures marquantes de l’ouvrage – les chefs berbères, Jean, Ricinaire, mais aussi Corippe lui-même. On regrettera peut-être l’absence de point de vue synthétique sur le livre 8, qui apparaît finalement dans l’ensemble de l’ouvrage selon une perspective presque exclusivement micro-textuelle.

Pour conclure, l’ouvrage de P. Riedlberger vient s’ajouter à la liste toujours incomplète des commentaires partiels de la Johannide, en attendant l’édition commentée de l’ensemble de l’œuvre que V. Zarini prépare pour la C.U.F. Les principes de mise en page adoptés rendent sa consultation aisée. Traduction et commentaire sont de très bonne facture, et, si l’on peut regretter l’absence de point de vue d’ensemble sur le chant ou le faible nombre de remarques proprement littéraires, ces réserves sont somme toute fort limitées et ne remettent nullement en cause la très bonne qualité de l’ensemble. Enfin, outre la très bonne connaissance de l’œuvre, du contexte historique et de la littérature qu’il manifeste, cet ouvrage se distingue tout particulièrement par la clarté et l’exhaustivité des développements consacrés à certains points, que ce soit sur des questions d’ordre historique ou pour l’établissement du texte.

Aurélie Delattre

[[1]] M. A. Vinchesi, Flavii Cresconii Corippi Iohannidos liber primus. Introduzione, testo critico traduzione e commento, Naples 1983. [[1]]

[[2]] V. Zarini, Berbères ou barbares ? Recherches sur le livre second de la Johannide de Corippe, Nancy 1997. [[2]]

[[3]] C. O. Tommasi Moreschini, Flavii Cresconii Corippi Iohannidos liber III, Florence 2001. [[3]]