Jusqu’à présent, la Collection des Universités de France, publiée sous le patronage de l’Association G. Budé aux Belles Lettres, n’offrait à ses lecteurs parmi les œuvres de Macrobe que le Commentaire au Songe de Scipion remarquablement édité, traduit et commenté par Mireille Armisen-Marchetti (2001, livre I ; 2003, livre II). Mais cet érudit de la fin du IVe – début du Ve s., au savoir encyclopédique, est également fameux pour son ouvrage en sept livres, intitulé Saturnales, qui se présente sous la forme de conversations, à la fois savantes et enjouées, entre les convives de banquets se déroulant en décembre lors de la fête de ce nom. Les éditions des Belles Lettres ne proposaient jusqu’ici pour cet écrit que l’excellente traduction française accompagnée de notes des livres I à III due à Charles Guittard et parue en 1997 dans la Collection « La roue à livres » qui ne comporte jamais de version originale. Les utilisateurs des « Budé », ces volumes qui rendent de si grands services aux étudiants comme aux professeurs, aux amateurs comme aux chercheurs confirmés, seront heureux d’apprendre que la lacune va être comblée et qu’une publication de tout ce qui reste des Saturnales est en cours sous la direction de Benjamin Goldlust (=BG), professeur à l’Université de Franche-Comté, un spécialiste de la question puisqu’il lui a consacré une monographie, Rhétorique et poétique de Macrobe dans les Saturnales (Turnhout 2010), ainsi que de très nombreux articles.
Le tome II dont nous parlons ici est le premier à paraître ; il contient les livres II et III. Le tome I qui comprendra l’introduction générale, l’étude de la tradition manuscrite et le livre I est encore en préparation. Les livres IV à VII suivront. Ce tome II commence par une bibliographie classée concernant les livres II et III, un conspectus siglorum et la liste des éditeurs et correcteurs cités dans l’apparat critique des livres II et III. Puis chaque livre est précédé de son introduction particulière. Le livre II rapporte les conversations qui se sont tenues chez Prétextat, l’après-midi du 17 décembre, premier jour de la fête. Il est majoritairement constitué de bons mots de personnes célèbres que les convives rapportent tour à tour. L’introduction de BG débute par une tentative d’évaluation de la lacune qui intervient après le chapitre 8. Puis il étudie le contenu du texte en montrant comment est négocié le maintien du sérieux dans le traditionnel ton plaisant de mise dans les banquets. Il indique le plan suivi par Macrobe et met en évidence l’intérêt pour nous de ces lignes tant en ce qui concerne la théorie et la pratique des échanges savants que comme source d’informations sur des personnages illustres.
Le livre III est constitué par les entretiens ayant eu lieu chez Nicomaque Flavien durant la journée du 18 décembre, deuxième jour des Saturnales. BG en présente d’abord le texte avec sa lacune initiale. Il en étudie les différents tons, la minoration de la dramatisation et la grauitas ambiante, le caractère savant des propos d’où découle notre intérêt pour ce livre en raison de son contenu encyclopédique, des multiples sources auxquelles il se réfère et des nombreux fragments qu’il a sauvegardés, cela aussi bien dans le domaine des religions et de l’histoire des religions, que de la lexicographie, de la grammaire, de l’histoire, de la littérature etc. Cette première partie se termine par le plan de ce livre. La deuxième partie de cette introduction braque le projecteur sur l’un de ces domaines en montrant comment ces pages sont « une somme sur la religion ancienne consacrée au droit pontifical et exemplifiée grâce à l’œuvre de Virgile » (p. 57). BG y analyse la volonté de classification, le souci de l’exactitude rituelle, l’utilisation de l’étymologie, l’éloge de Virgile, le goût pour les « vignettes du passé religieux », les informations fournies sur l’Etrusca disciplina. Une fois achevé l’exposé de droit pontifical des premiers chapitres de ce qui reste de ce livre III, Macrobe passe à des questions plus légères comme le veut la tradition des propos de table : les pratiques sociales telles que le luxe, la danse, les aliments. Mais BG fait bien voir qu’y domine l’érudition antiquaire et il démontre qu’au fond, ces commensaux, « représentants de la haute aristocratie sénatoriale païenne des années 380 sont les derniers héritiers » des « tenants de l’esprit « vieux romain » de l’époque républicaine » (p. 65). Toutefois, prévient BG, il ne faut pas faire de contre-sens, l’auteur n’est pas passéiste : « le contexte ne laisse planer aucun doute sur la corrélation manifeste existant entre la connaissance du passé et l’amélioration des mœurs actuelles. Macrobe tient ainsi grand compte des leçons du passé pour envisager la possibilité d’un progrès moral » (p. 65).
Chaque introduction est suivie de la liste des « lieux variants » du livre qu’elle précède par rapport à l’édition Kaster (2011). Puis viennent le texte, l’apparat critique, la traduction et les notes, selon la présentation habituelle d’un « Budé » – présentation qui, soit dit entre parenthèses, n’est pas du tout commode pour la consultation des notes dont une partie se trouve au bas de chaque page, tandis que l’autre partie afférant à cette même page est à chercher à la fin du volume, mais BG n’en est pas responsable –. Quelques faits interpellent : par exemple, pourquoi en II 3, 6, pour le surnom de Caninius, BG a-t-il adopté dans le texte latin Rebilus de Willis (Leipzig 1963) et laisse-t-il Reuilus six lignes plus bas, alors que dans sa traduction il utilise dans les deux cas Rébilus?
La traduction est digne d’éloges, élégante et précise à la fois[1].
Les commentaires sont d’une grande variété et d’une extrême richesse. Selon le cas, on y trouve des justifications des choix éditoriaux, des discussions, des explications de traduction, des exégèses, des informations de toutes sortes. La diversité des sujets abordés par Macrobe explique une telle poikilia, en particulier dans le livre III. Aussi pour ce livre, afin que, sur les nombreux points techniques et ardus, les renseignements fournis au lecteur ne restent pas superficiels, BG a constitué autour de lui une équipe pluridisciplinaire de spécialistes composée de Yann Berthelet, Nicolas Cavuoto-Denis, Thomas Guard, Bruno Poulle et Catherine Sensal, et tous ont uni leurs compétences en vue de rédiger traduction et annotations[2]. Le résultat est une réussite totale, même si le prix à payer est « par endroits, des développements nettement plus longs que ce qui a cours » ailleurs (p. 10). Ces notes sont en effet remarquables et montrent le sérieux du travail accompli par BG. Toutes les citations d’écrivains anciens faites par Macrobe sont non seulement accompagnées de leurs références originelles précises, mais également situées dans leur contexte initial par notre collègue. Lorsque ce dernier évoque un article ou un ouvrage scientifique, en général il ne se contente pas d’y renvoyer, il en résume la teneur[3].
Certaines formulations surprennent : ainsi à la p. 96, comment faut-il comprendre l’expression « Camille, reine des Amazones » dans la note 191 : « Verg., Aen.11, 542-543 (à propos de la généalogie de Camille, reine des Amazones) » ? Dans l’Énéide, Camille est reine des Volsques.
Sur certains faits, il aurait été possible d’apporter quelques précisions supplémentaires, par exemple, à propos du passage (III 2, 11 – III 2, 16) sur le verbe uitulari et la déesse Vitula. BG n’offre pas un « état de la question » et ne reproduit pas les diverses hypothèses sur l’origine de cette divinité, (voir par ex. G. Radke, Die Götter Altitaliens, Münster 1965, p. 341). Il se contente de discuter l’identification de Vitula à Victoria (à la suite de l’affirmation de Pison en III 2, 14). Varron, De lingua Latina 7, 107 « Vitulantes a Vitula » n’est pas cité. N’est pas cité non plus Nonius Marcellus 14, 15 : uitulantes ueteres gaudentes dixerunt ; dictum a bonae uitae commodo ; sicuti qui nunc est in summa laetitia, uiuere eum dicimus ; certaines des affirmations de Nonius, comme la parenté suggérée entre Vitula et uita ont pu lui être inspirées par Macrobe auquel il est postérieur. Il n’aurait pas été inutile de rappeler que P. Flobert à la p. 88 de son édition du livre 7 du De lingua Latina aux Belles Lettres (Paris 2019), est d’avis que Vitula est tiré de uitulor, « verbe composé expressif, « crier ui » (« hourra ») » en renvoyant à son ouvrage Grammaire comparée et variétés du latin, Genève 2014, p. 135. En ce qui concerne le rapprochement opéré par Macrobe (III 2, 15-16) entre uitulari/Vitula et uitula du vers de Virgile, Buc., 3, 77, il aurait été bon de faire remarquer que i dans la syllabe initiale de uitulari/Vitula est long, alors qu’il est bref dans la syllabe initiale de uitula (qui désigne une génisse), ce dont Macrobe ne tient pas compte.
Puisque nous avons commencé à parler de Varron de Réate, continuons. Il aurait été enrichissant à propos des développements macrobiens sur mos et consuetudo (III 8, 9-III 8, 14) de se référer aux pages consacrées à ce thème par I. Leonardis dans le premier chapitre de son Varrone, Unus scilicet antiquorum hominum : senso del passato e pratica antiquaria, Bari 2019, où elle analyse ce passage en le comparant à la citation varronienne qu’on trouve chez Servius ad Aen. 7, 601 sur le même sujet (texte que BG n’évoque pas)[4].
À la p. 224, il est fait allusion à la Satire Ménippée de Varron intitulée Ἔχω σε. Περὶ τύχης « qui aurait une étroite parenté avec la satire Marius. De Fortuna » ; or Marius. De Fortuna n’est pas une satire, mais un logistoricus. Est-ce un lapsus calami, puisque le passage commenté,. III 18, 5, précise bien Varro in logistorico qui inscribitur Marius de fortuna ou l’auteur de la note ne fait-il pas de différence entre une satire et un logistoricus, genre créé par Varron ?
Toujours à propos de Varron, mais d’un point de vue bibliographique : aux p. 187 et 195 il est fait référence aux Mélanges offerts à Jean Collart. Le secrétaire de l’équipe qui a rassemblé les textes était P. Flobert, et comme étaient insérés dans ce recueil des articles de J. Collart, la page de titre de ce volume porte la mention suivante : « Varron, grammaire antique et stylistique latine : par/pour J. Collart, Paris 1978 » ; la couverture du livre, quant à elle, porte : J. Collart (al.), Varron, grammaire antique et stylistique latine, mais on ne voit nulle part, – et pour cause ! – « J. Collart (éd.) » comme indiqué dans les deux occurrences relevées ici.
Grâce à des Corrigenda dans un prochain tome des Saturnales, ou lors d’une deuxième édition, il conviendra d’amender quelques vétilles[5].
Comme le lecteur l’aura compris, ce tome II des Saturnales est un ouvrage de valeur qui rendra les plus grands services. Après ces prémices de bon augure, ne reste plus qu’à souhaiter la parution rapide des livres encore en chantier.
Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne, , UMR 5607 – Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 2 tome 124, 2022, p. 577-580.
[1]. À peine relèverai-je un ex professo « ouvertement », non traduit, me semble-t-il, en III 13, 4 dans uir alioquin ex professo mollis et in praecinctu ponens omnem decorem, « lui qui était par ailleurs un homme raffiné et qui mettait toute son élégance dans la manière de porter la toge », ce qui ne change pas la signification, mais modifie le ton de la phrase.
[2]. Je continuerai à utiliser les initiales BG pour désigner le groupe formé par Benjamin Goldlust et son équipe, la tâche ayant été apparemment accomplie collégialement, car aucun développement n’est attribué nommément à tel ou tel.
[3]. Mais il y a quelques exceptions malheureusement, peut-être dues au fait que ce n’est pas toujours le même membre de l’équipe de BG qui « tient la plume », et le lecteur qui lit p. 129 note 419 à propos d’une citation d’Atta : « Voir aussi l’édition de T. Guardi, p. 96 et p. 181-182 pour le commentaire », s’il n’a pas sous la main l’édition de Guardi, reste sur sa faim car BG, lui, ne fournit aucun commentaire pour ce vers.
[4]. En particulier, Leonardis 2019, p. 37 – 59 (mais tout le chapitre contient des réflexions très intéressantes sur mos et consuetudo).
[5]. Voici, sauf erreur ou omission de ma part, une petite liste, en vrac, qui pourra être utile à ce moment-là : p. XIII, LIMC désigne le Lexicon (et non le Lexicum) Iconographicum Mythologiae Classicae ; p. XVIII, dans le titre de l’ouvrage de L. von Jan, corriger Ambrossi en Ambrosii ; p. XIX, la forme latine du nom d’auteur Stephanus correspond habituellement à H. Estienne (et non Etienne) ; p. 40, il s’agit de Publilius Syrus (et non Syrius) ; p. 141, il semble y avoir une erreur dans la citation de Festus, p. 254, 12-14L qui est donnée ici sous la forme : propter uiam fit sacrificium quod est sacrificendi gratia Herculi aut Sanco, alors que dans les éditions de Festus on lit proficiscendi gratia ; p. 143, il manque -s à « plusieurs personnages ainsi nommé » ; p. 145, le titre du livre de A. Manzo est : Facete dicta Tulliana. Ricerche – Analisi – Illustrazione dei facete dicta nell’epistolario di Marco Tullio Cicerone (et non Marco Tulli Cicerone) ; p. 158, en ad fam. 12, 18, 2, Cicéron évoque les vers de Labérius et de Publilius récités lors des jeux donnés par César (et non de Publius comme indiqué ici) ; p. 181, le titre de l’ouvrage de Velius Longus est De usu antiquae lectionis (et non antiquiae comme il est écrit ici) ; p. 185, pour garder la cohérence dans l’indication des références, il faut écrire : Servius ad Aen. 11, 532 et ad Aen. 11, 858 (et non Aen. 11, 858 sans ad) ; p. 205, il manque la date d’édition pour Entre hommes et dieux. Le convive, le héros, le prophète, A.-F. Laurens (éd.) qui est paru en 1989 ; p. 217 dans les tria nomina de Lucullus écrits ici « Lucius Licinus Lucullus », Licinus doit être corrigé en Licinius ; p. 232, il faut remplacer latii par Latii avec une majuscule car il s’agit du Latium dans Poetarum latii scenicorum fragmenta, titre de l’ouvrage de H. Bothe. Rançon, sans aucun doute, d’une écriture à plusieurs mains, les références ne sont pas toujours données de la même manière ; pour ne citer qu’un exemple, les passages du De lingua Latina de Varron sont tantôt indiqués avec trois chiffres (livre, chapitre, paragraphe), ainsi p. 206 « L. L. 5, 15, 85 », tantôt avec deux seulement (livre, paragraphe), ainsi p. 202 : « L. L. 6, 30 ».