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Après avoir publié en 2015 la première édition critique du Traité de l’astrolabe de Jean d’Alexandrie, dit Philopon[1], Claude Jarry, ingénieur en aéronautique et docteur en études grecques, complète ce travail en donnant une nouvelle édition de deux traités byzantins du XIVe siècle sur l’astrolabe plan, dont le texte avait été édité pour la première fois par Armand Delatte, en 1935[2]. Le premier est l’œuvre de Nicéphore Grégoras (†1360), l’autre, celle de son disciple, le moine Isaac Argyros (fl. 1310‑1375). Tous deux sont des écrivains polygraphes particulièrement intéressés par l’astronomie. En éditant et en traduisant en français ces traités grecs sur l’astrolabe, l’auteur comble une lacune dans les études françaises des anciens textes scientifiques. Car, si les éditions des traités sur l’instrument écrits en langue latine sont assez nombreuses en France, celles des traités grecs y demeurent insuffisantes, alors qu’il existe, en Belgique (à Louvain-La-Neuve), une tradition impulsée par Jules Mogenet dès les années 1950.

L’ouvrage est composé d’une introduction générale décrivant l’instrument et son histoire, ainsi que celle des traités qui en ont exposé l’utilisation, la composition ou la construction, en occident et dans l’orient arabo-persan, en partant du traité fondateur, composé au VIe siècle par Jean Philopon (p. ix-xvii), le plus ancien témoin grec à avoir été conservé. L’ouvrage est ensuite divisé en deux parties, suivies de notes complémentaires et d’une bibliographie. La première partie est consacrée aux deux éditions du traité de Nicéphore Grégoras (p. 1-107), la deuxième à celle du traité d’Isaac Argyros (p. 109-162). Chacune d’entre elles est assortie d’une table des matières liminaire composée à quelques détails près sur le même modèle.

La partie consacrée au traité de Grégoras comprend une présentation de la vie et de l’œuvre de Grégoras (p. 3-5), dont on ne saurait critiquer la brièveté, tant les études sur l’homme sont peu nombreuses et anciennes, une section intitulée « Nicéphore Grégoras et l’astrolabe » (p. 7-12) corrigeant une erreur commise par A. Delatte, qui, ne disposant pas de tous les manuscrits connus de C. Jarry, pensait éditer deux traités distincts, alors qu’ il s’agit en réalité de deux éditions du même traité. Vient ensuite une section consacrée à la première de ces deux éditions (p. 13-49), comprenant l’étude des manuscrits, un essai d’histoire du texte, l’analyse de l’ouvrage, les principes d’édition, le texte grec assorti de sa traduction, des notes, la reproduction de schémas de tracés des lignes et cercles inscrits sur l’astrolabe, puis l’édition de quatre scholies présentes dans certains manuscrits à la suite du traité. La section suivante, qui concerne la seconde édition du texte (p. 51-107), suit le même ordre que la précédente, au détail près qu’on n’y trouve pas d’édition de scholies. Cette première partie s’achève sur une réflexion, fondée sur l’analyse du contexte religieux, politique et culturel l’époque, sur ce que le traité peut nous apprendre du niveau des connaissances scientifiques de Grégoras et des motivations qui l’auraient poussé à écrire un tel ouvrage.

La deuxième partie, consacrée à l’édition du traité d’Isaac Argyros, s’ouvre également sur une très brève notice concernant la vie et l’œuvre d’Argyros (p. 111-112), dont on peut déplorer qu’elle ne tienne pas compte des recherches les plus récentes sur l’auteur, notamment d’une thèse publiée en 2020[3]. Viennent ensuite, comme pour les deux versions de l’opuscule de Grégoras, une étude de la tradition manuscrite du traité (p. 113-116), un essai sur le texte et sa tradition (p. 117-123), une analyse de l’ouvrage (p. 125-134), son édition critique et sa traduction en français, la reproduction des figures présentes dans quelques manuscrits (p. 157-160) et une dernière section consacrée à une reflexion sur les points communs et les différences que le traité d’Argyros entretient avec celui de son maître Grégoras.

C’est dans ce domaine d’analyse que les connaissances en mathématiques de C. Jarry sont précieuses : il démontre ainsi que Grégoras n’avait pas les connaissances nécessaires pour expliquer la projection stéréographique – certaines de ses explications obscures relèvent davantage d’ignorances que de carences pédagogiques –, qu’il s’inspire en partie des travaux de Georges Lapithès, que le traité d’Argyros n’est pas une simple reprise de celui de son maître, et qu’il le surpasse dans le domaine des connaissances mathématiques, mais qu’aucun des deux opuscules n’aborde le tracé des lignes des heures pourtant nécessaire à la construction de l’instrument. De ces remarques, l’éditeur tire quelques hypothèses sur les motivations qui poussaient les deux auteurs à écrire un tel traité : volonté de démontrer la valeur mathématique de l’astrolabe dans un environnement intellectuel suspicieux à son égard ou de « réhabiliter » un instrument considéré comme le « symbole » de l’astronomie de l’ennemi arabo-persan ? Pour autant, ces hypothèses ne sauraient être vérifiées sans une étude minutieuse des connaissances scientifiques à Byzance au XIVe siècle et des relations que les savants entretenaient avec la science grecque d’une part (l’astrolabe en est originellement un fruit) et avec celle du rival arabo-persan qui a perfectionné l’instrument. L’absence de traités purement byzantins sur l’astrolabe, étrangers à toute source arabe, à l’exception de ceux de Grégoras et d’Argyros, et le fait que l’on n’ait pas retrouvé d’astrolabe véritablement byzantin (celui de Brescia comporte certes des noms d’étoiles écrits en grec, mais il est l’œuvre d’un certain Sergios le Persan) rendent le travail encore plus complexe : tout reste donc à faire et l’analyse offerte dans cette édition demeure trop superficielle, d’autant qu’elle ne s’appuie pas toujours, comme nous l’avons signalé plus haut, sur les travaux les plus récents.

Les éditions critiques des deux traités, qui sont accompagnées de leur première traduction en français, constituent, quant à elles, un net progrès par rapport à celles d’A. Delatte. Celle du traité d’Argyros est basée sur un manuscrit autographe ignoré de son précédent éditeur, le Marc. gr. Z. 323, ce qui la rend de fait bien meilleure que la précédente. Celle du traité de Nicéphore Grégoras, et, en particulier, celle de sa première version pose davantage de problèmes. Si A. Delatte n’en comptait que cinq manuscits, C. Jarry en mentionne dix et il met en outre en avant un codex inconnu de son prédécesseur, le Vat. gr. 1087, dont maints passages sont de la main de Grégoras. Ce manuscrit de la deuxième édition du traité permet à C. Jarry de corriger l’erreur de son prédécesseur, qui pensait qu’il existait deux traités de Grégoras, alors qu’il s’agit de deux versions du même traité. Chaque édition est, comme nous l’avons dit, précédée d’un classement des manuscrits. Celui de Grégoras A (la première version du traité) prend la forme d’un stemma trifide (p. 17). L’archétype Ω aurait trois apographes : les hyparchétypes Vat. gr. 318, Vat. gr. 1087 et α (être de raison). C. Jarry ne parle cependant jamais de classement ni de généalogie des manuscrits, mais de « hiérarchisation », ce qui montre qu’il accorde par principe une valeur supérieure aux manuscrits placés vers le haut du stemma. Or le Vat. gr. 1087 n’appartient pas à la tradition directe de Grégoras A, car il ne contient que le texte de B (seconde édition). Il ne peut donc pas figurer dans le stemma codicum au même titre que le Vat. gr. 318, c’est‑à‑dire comme son frère, et ne peut être relié à l’archétype que par des pointillés. En outre, les relations du Vat. gr. 1087 et du Vat. gr. 318 ne sont pas précisément étudiées, ce dernier étant qualifié de « manuscrit d’assez mauvaise qualité , illisible en quelques passages » (p. 15), si bien que rien n’exclut que le texte du Vat. gr. 1087 ne constitue pas un remaniement de celui du Vat. gr. 318, ce qui pourrait expliquer leur omission commune de huit lignes (p. 15). C. Jarry considère cette omission comme un « ajout » des autres manuscrits, car il estime que « le contenu de ce passage est assez étranger aux préoccupations habituelles de l’auteur » (p. 15), ce qui ne constitue pas une preuve suffisante et demeure invérifiable. La question est d’importance, car, si le Vat. gr. 1087 dérive du Vat. gr. 318, rien ne justifie plus l’invention du subarchétype α. Quoi qu’il en soit, les neuf manuscrits des groupes 1 et 2 devraient être classés de telle manière que l’on comprenne pourquoi ne sont retenues dans l’apparat critique que les leçons de deux d’entre eux, dont l’élection paraît, pour l’heure, avoir été purement conjoncturelle : celles du Paris. gr. 2490 (groupe 1) et celles du Paris. suppl. gr. 652 (groupe 2). C . Jarry ne fait enfin aucune allusion à une vingtaine de codex du traité A de Grégoras recensés dans la base de données Pinakes, alors que deux d’entre eux, qui sont certes incomplets, remonteraient au XIVe siècle.

Si cette édition, qui repose très largement sur de nouveaux manuscrits autographes et clarifie la nature des deux opuscules transmis sous le nom de Grégoras, constitue donc une avancée incontestable au regard des travaux d’A. Delatte, et si les compétences scientifiques de l’éditeur apportent un éclairage certain sur la valeur scientifique de ces opuscules, le travail de C. Jarry et, tout particulièrement, son édition du traité A de Nicéphore Grégoras demeurent néanmoins perfectibles.

Gisèle Cocco

Publié dans le fascicule 2 tome 124, 2022, p. 581-583.

 

[1]. Cl. Jarry, Jean Philopon, le Traité de l’astrolabe, Paris 2015.

[2]. A. Delatte, Anecdota Atheniensia et alia Tome II . Textes grecs relatifs à l’histoire des sciences, Paris 1939.

[3]. A. Gioffreda, Tra i libri di Isacco Argiro, Berlin-Boston 2020.