< Retour

À l’époque impériale, l’étude de la rhétorique, avec notamment la doctrine des états de cause, occupe une place centrale dans la vie intellectuelle et la culture. On assiste, depuis Sopatros et avec Georges « Monos » d’Alexandrie ou encore Eustathe[1], à un approfondissement de cette doctrine à travers des cours et des commentaires qui sont l’œuvre de professeurs qui n’hésitent pas à affiner, clarifier et développer les concepts définis originellement par Hermogène. C’est dans le vaste projet d’édition du Corpus hermogénien et des différents commentaires et scolies auxquels ce corpus a donné naissance que figurent désormais deux nouveaux volumes édités, traduits, annotés et présentés par Michel Patillon : les États de cause de Syrianus, et le Commentaire du Pseudo-Sopatros aux États de cause d’Hermogène.

Le premier volume, paru en 2021, comprend deux textes qui ont été transmis sous le nom de Syrianus, dans lequel il faut très probablement voir le philosophe et commentateur néoplatonicien Syrianus d’Alexandrie, mort en 437[2], maître de Proclus, et qui pratiquait un enseignement fondé sur le commentaire de textes anciens, notamment ceux d’Aristote, de Platon et d’Homère. Ce Syrianus est antérieur au Pseudo-Sopatros, qui le cite comme une de ses sources, et qui est lui-même antérieur à Marcellinus.

Ce volume comprend d’une part un traité, entièrement transmis par le Marcianus graecus 433, et qui porte le titre de « Scolies du Sophiste Syrianus sur la partie de L’Art d’Hermogène qui va jusqu’à la conjecture, et sur les quatorze états de cause » (p. 1-197). C’est un ouvrage composite, dont la première partie est un commentaire des deux premiers chapitres du De Statibus, intitulée Méthode (p. 1-44), qui se présente à la manière des exégèses traditionnelles, où les lemmes sont suivis de scolies ; quant à la seconde partie, intitulée Division, elle est un exposé indépendant (p. 45-197) qui offre une analyse dans laquelle l’auteur reprend et renouvelle la doctrine d’Hermogène pour la présenter d’une façon différente – puisqu’il identifie notamment quatorze états de cause là où Hermogène en reconnaissait seulement treize. Remarquable par la rigueur de ses définitions, cet exposé fournit également un éclairage de la doctrine des états de cause revisité par les philosophes : Syrianus cite notamment les deux philosophes Évagoras et Aquila, mais aussi Aristote et le « divin Platon ». Ce premier traité permet de se figurer un état avancé et raffiné de la doctrine des états de cause qui, si elle a été fixée par Hermogène, n’en a pas moins évolué avec le temps ; il révèle aussi, une fois encore, à quel point les philosophes néoplatoniciens furent inspirés par les questions rhétoriques.

Ce volume comprend d’autre part un commentaire, plus ancien, au De Statibus, toujours transmis sous le nom de Syrianus, et dans lequel les lemmes, reprenant le texte hermogénien, sont suivis de scolies (p. 199‑264). Ces scolies ont été extraites par Michel Patillon de la compilation de commentaires – principalement les commentaires de Syrianus, du Pseudo-Sopatros (voir infra) et de Marcellinus – conservée aujourd’hui dans le Parisinus graecus 2923 (Py), datant du xie siècle. Les citations n’étant pas toujours facilement identifiables de l’aveu même de l’éditeur, c’est le recoupement avec des passages littéralement identiques dans le traité de Syrianus qui en a permis une reconstitution fidèle.

Le second volume constitue encore un jalon supplémentaire dans la longue histoire des commentaires au De Statibus. Michel Patillon y présente cette fois l’édition d’un commentaire, lui aussi daté du ve siècle, qui nous est parvenu sous la forme de scolies attribuées à Sopatros. Ce commentaire a été conservé dans la compilation mentionnée précédemment (Py), rassemblant des passages tirés de divers commentaires au De Statibus – notamment ceux de Syrianus, du Pseudo-Sopatros et de Marcellinus. Or, ces scolies ne sont pas de Sopatros, le commentateur du ive siècle lui aussi édité par Michel Patillon en 2019, mais elles sont issues d’une reprise et d’une mise à jour, réalisée au ve siècle, du Commentaire de Sopatros au De Statibus. Michel Patillon les attribue donc à un « Pseudo‑Sopatros ».

Comme dans le cas de Syrianus, le compilateur de Py, qui a procédé par citations de lemmes tirés du De Statibus d’Hermogène et suivis de passages tirés des commentateurs, n’a pas emprunté de façon systématique à chacun d’entre eux : il arrive par conséquent que l’explication de certains lemmes ne recoure pas au commentaire du Pseudo-Sopatros. De ce fait, le volume ici édité n’est donc qu’une restitution partielle du traité – restitution fondée sur une identification des passages, elle-même établie à partir de deux critères que Michel Patillon définit de la façon suivante : « le premier et le plus sûr (sc. critère) est applicable lorsqu’un emprunt reprend, plus ou moins littéralement, des passages de ce que nous connaissons, dans une autre tradition, de l’œuvre de ces auteurs (sc. Syrianus et Sopatros). Le deuxième relève du fait que, à une étape de la transmission de la compilation, quelqu’un s’est préoccupé de l’identification des sources et a inscrit dans la marge, au début des emprunts, le nom de leur auteur. Ces références sont malheureusement parfois confuses pour les attributions à Syrianus et Sopatros. En l’absence du premier critère il peut donc arriver que l’exactitude de la restitution ne soit que probable » (p. viii-ix).

Chacun des deux volumes propose une nouvelle édition du texte grec, à la suite de Ch. Walz (et de H. Rabe, pour Syrianus), des commentaires et scolies de Syrianus et du Pseudo-Sopatros. Ils présentent pour la toute première fois une traduction moderne de ces textes, qui est rédigée dans une langue française d’une grande clarté et qui respecte la cohérence et l’unité du vocabulaire et des concepts en usage dans les différents volumes dédiés à Hermogène et ses commentateurs. Les introductions sont brèves, mais denses : elles suffisent amplement à éclairer les textes, expliquer leur transmission, identifier leurs auteurs ; elles décrivent en outre, avec citations et analyses à l’appui, la façon dont chaque auteur aborde son activité de commentateur et de professeur de rhétorique. Chacun des deux volumes contient un Index nominum, un Index uerborum, un Index des noms propres et une Table des lieux cités.

Dédiés à Syrianus et au Pseudo-Sopatros, ces deux volumes s’inscrivent, comme on l’a dit, dans la tradition riche et subtile des commentaires à Hermogène, et plus généralement dans l’histoire de la transmission de la doctrine des états de cause : toutes les informations supplémentaires dont le lecteur aurait besoin se trouveront de ce fait dans les autres volumes édités précédemment par Michel Patillon, et qui constituent autant de pierres d’un magistral édifice.

 

Frédérique Woerther, UMR 8230 – ENS, Centre Jean Pépin

Publié dans le fascicule 2 tome 124, 2022, p. 584-585.

 

[1]. Voir M. Patillon éd., Sopatros. Commentaire sur l’Art d’Hermogène, Paris 2019 ; M. Patillon éd., Georges « Monos » d’Alexandrie. Études sur les États de cause d’Hermogène, 2 vols., Paris 2018 ; M. Patillon éd., Eustathe. Explication des États de cause d’Hermogène, Paris 2018.

[2]. Voir C. Luna, Dictionnaire des philosophes antiques, VI, p. 702-703.