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Danielle Conso nous livre, six ans après le volume I (2015), le volume II de son monumental ouvrage sur forma, qui est littéralement l’œuvre d’une vie. Celui qui aura eu l’occasion de lire ou de consulter la version dactylographiée de sa thèse d’État (soutenue en 1990) aura le plaisir de retrouver ce texte sous une forme admirablement éditée par les Presses de l’Université de Franche-Comté. Après les sens « traits caractéristiques » (pour les être animés) et « solidification » (pour les êtres inanimés), étudiés dans le volume précédent, le présent volume est consacré d’une part à la série sémantique « moule » et « modèle », « règle » (partie IV, ch. 11-16 inclus), d’autre part à tous les sens dérivés (partie V, ch. 17-23).

L’ouvrage est énorme (le second volume fait à lui seul près de 900 pages, après les 600 du premier) et en découragera plus d’un. Mais l’autrice (désormais l’A.) a pris soin de faciliter la lecture grâce à la clarté du plan (l’ouvrage est divisé en « chapitres », « divisions» et sous-parties numérotées) et à la présence, pour chaque chapitre, d’introductions problématisées et de conclusions synthétiques. Un index locorum aidera le lecteur pressé, mais on regrettera l’absence d’un index uerborum qui aurait permis de mieux utiliser encore ces volumes (en permettant de retrouver facilement des mots tels que figura, formula etc.), même s’il faut reconnaître que les titres des divisions et des sous-parties sont à la fois nombreux et explicites, prenant souvent la forme de phrases.

Ce livre est, pour le sémanticien, un modèle de méthode. D. Conso part des textes, qu’elle prend le temps de regarder de près, donnant là l’exemple de la démarche à adopter pour faire de la bonne sémantique. Elle étudie finement les contextes d’apparition du mot (en séparant contexte proche et contexte éloigné), n’hésitant pas à s’interroger sur le sens parfois ambigu d’une occurrence et à argumenter en faveur d’une interprétation ; elle prend soin de distinguer synchronie et diachronie, et s’applique régulièrement à dater l’apparition des sens ; enfin, elle mène, dès que cela s’impose, des études de synonymie avec des termes sémantiquement proches. Comme la méthode adoptée est celle de l’analyse componentielle (ou sémique), chaque « division » de chapitre correspond à l’étude d’un signifié ou d’un groupe de signifiés voisins qui permet à l’A. de dégager progressivement des sèmes et de construire des sémèmes : en fin de parcours, l’A. les classe en fonction de leur importance, séparant ce qui relève d’un sens à retenir ou d’une simple variante à laisser de côté. Au terme de chaque chapitre, l’A. revient sur les signifiés dégagés précédemment, sur leur ordre d’importance et sur les relations de sens qui les unissent, à l’aide des catégories de Robert Martin[1]. On regrettera toutefois que, pour la hiérarchie des sèmes et des sémèmes, l’A. n’ait pas eu recours aux concepts de « sème inhérent / afférent », « sens », « acception » « emploi », tels que François Rastier a pu les définir par exemple dans Sémantique interprétative[2]. Cela aurait sûrement permis à l’A. de construire des analyses sémiques moins longues, pour ne retenir que les sèmes dits pertinents (au sens linguistique du terme, c’est-à-dire distinctifs – en non descriptifs). Mais cette remarque n’enlève rien aux qualités essentielles de ce travail : profonde connaissance du latin, finesse des analyses, humilité de la démarche, rigueur de la pensée, cohérence de la construction du sémantisme de forma. Le lecteur sera séduit de voir se déployer progressivement l’ensemble du sémantisme de forma, qui touche à des domaines extrêmement variés, pour comprendre en fin de compte comment tous ces signifiés s’articulent.

Si le volume est si imposant, c’est que l’A. prend en compte absolument toutes les occurrences de forma dans un corpus qui couvre toute la latinité, inscriptions comprises. Nous laisserons au lecteur curieux le plaisir de découvrir par lui-même le détail de cette étude, nous contentant ici de donner un aperçu de la progression de l’ouvrage.

Celui-ci s’ouvre sur une première grande partie (numérotée IV) consacrée aux sens de « moule », « modèle », « norme » et « règle ». Le chapitre 11 classe d’abord toutes les occurrences de forma « moule » (spécialisé ou en général), « coffrage » (mode de construction), « cadre » ou « châssis », ce qui permet de dégager deux sens différents, selon que la forma est un instrument de solidification ou d’immobilisation. La division suivante s’attaque aux problèmes posés par l’apparition, à partir du ier siècle de notre ère, de forma « conduit d’aqueduc » qui a supplanté riuus et canalis (et, à partir du ive s., de forma « aqueduc ») ; pour l’A., « conduit d’aqueduc » dérive de « coffrage », par l’intermédiaire d’un sens « charpente » non attesté. Le sens « forme (de cordonnier) », qui occupe la division 3, est plus simple : il s’agit d’une simple variante contextuelle (et non d’un sens), issue d’une réinterprétation de forma « moule » comme « instrument qui sert à donner une forme ». Les acceptions monétaires de forma sont regroupées sous la division 4, toutes issues d’un sens « empreinte » ; par métaphore, forma prend le sens dérivé de « caractère », qui s’explique aussi par le calque sémantique du gr. χαρακτήρ. Pour finir, l’A. cherche à dégager ce qui est, dans toutes les acceptions de ce chapitre, vraiment significatif : elle dégage ainsi deux niveaux synchroniques et en vient à supposer que forma signifierait au départ « le siège et l’instrument de la solidification ».

Les deux chapitres suivants sont consacrés aux signifiés de forma pourvus de l’archisémème « modèle », qui sont dans une relation de polysémie étroite (« modèle de conception et de réalisation d’un ouvrage », « modèle de référence », « modèle de comportement » et « modèle d’organisation »).

Le chapitre 12 traite de forma « modèle à reproduire » et « modèle de référence ». Apparaissant dans la formule ad formam, le modèle à reproduire est souvent matériel, connaît évidemment des emplois spécialisés (plan, épure, formule juridique appelée aussi formula), mais peut être aussi abstrait : « Idée platonicienne » (le terme latin servant à traduire ἰδέα, en concurrence avec exemplar, exemplum et surtout species) et, dans le domaine du discours et de la pensée, « projet, plan, grandes lignes » d’un texte, d’une science ou d’une doctrine en fonction du contexte ; à la différence de exemplum et exemplar qui réfèrent à un modèle extérieur à l’œuvre (qui s’en inspire), forma est le modèle inhérent à une œuvre, le « modèle préexistant à une œuvre en projet » ; ce signifié correspond mal au sens d’« Idée » platonicienne, mais cette acception suppose un calque sémantique de ἰδέα. La 2e division s’intéresse aux occurrences où le modèle de fabrication sert aussi de modèle de référence : forma orationis ou dicendi « modèle d’éloquence », quelques attestations de forma « modèle » en arithmétique et en musique (Martianus Capella et Boèce) et surtout « modèle linguistique, paradigme » chez les grammairiens (formam sequi, seruare, mutare, ex forma declinare etc…) qui se rattache à « modèle de référence » ; enfin « structure de langue » qui dérive de « modèle de fabrication ». La 3e division regroupe les purs modèles de référence, qui sont le plus souvent des modèles figurés : le « schéma » (Vitruve, Columelle) à fonction didactique (ce qui le différencie de imago, la représentation figurée), le « plan cadastral » chez les agrimensores – l’acception « carte géographique » étant rejetée par l’auteur (le mot a pu servir, occasionnellement, à désigner une carte, mais n’est pas le nom de la carte) –, et plus rarement un texte : une « définition » (rare, en concurrence avec formula), un « formulaire » dans la locution forma censualis (Gaius, Ulpien), un « tarif » et un « barème » dans des textes juridiques. D’un point de vue sémantique, l’A. conclut qu’il faut retenir deux sens de base : « modèle de conception et de réalisation » (modèle préexistant à une œuvre en projet ou inhérent à une œuvre achevée) et « modèle de référence », ces deux sens entretenant un lien de polysémie lâche (selon la terminologie de R. Martin).

Dans la lignée du chapitre 12, le 13 envisage les emplois de forma se rapportant non plus à un modèle de fabrication, mais au modèle d’un comportement ou d’une organisation. Dans le domaine du comportement individuel, il s’agit en premier lieu de la « méthode » ou du « programme » (première division), signifié qui conduit l’A. à d’intéressantes distinctions avec ratio (désignation la plus générale de la « méthode » en latin) et avec uia (où « méthode » est une variante métaphorique du sens « voie d’accès »), alors que pour forma, « méthode » se définit par l’analyse sémique « modèle de comportement, / propre à une activité ou à une démarche déterminée, / qui est choisi, conseillé ou imposé, / en vue d’un résultat efficace » ; « programme », dont il n’existe que deux ou trois attestations à propos de discours, n’est qu’une variante contextuelle. Dans les domaines juridiques et religieux (2e division), il s’agit d’un modèle de comportement obligatoire ; la forma (iudicii ou iudicandi) est la « procédure », signifié qui a le statut d’une variante contextuelle ; chez les auteurs chrétiens, forma renvoie à des formes à observer : « modèle de prière » (forma orationis), « rite » (de baptême particulièrement). Enfin, il peut s’agir du « modèle exemplaire », du « modèle de vie » que quelqu’un offre à l’imitation d’autrui, sens chrétien même s’il semble bien qu’une première attestation apparaisse chez Valère-Maxime ; cette acception, indépendante du contexte, constitue un véritable sens à côté de « modèle de comportement » (relation de polysémie étroite), dont l’analyse sémique proposée est : « modèle exemplaire, / qui est un modèle de vie, / transmis par l’exemple et non par le discours ». Pour expliquer son apparition, l’A. évoque le calque de τύπος « modèle exemplaire » et une extension de la quasi-synonymie avec exemplum. Dans le domaine collectif, l’A. montre que forma renvoie rarement à un modèle de comportement (quelques occurrences dans le domaine militaire renvoyant à la « discipline »), mais le plus souvent à un modèle d’organisation ; l’expression centrale est forma rei publicae (ou ciuitatis), attestée à partir de Cicéron, dont les différents signifiés sont : « constitution », « type de gouvernement », « régime politique » (en cours de lexicalisation, mais plus utilisée après Tacite ; genus rei publicae est un syntagme libre, status rei publicae est parfois une lexie) ; le sens premier est « modèle d’organisation de l’État », ce qui le rattache à « modèle », mais forma peut avoir le sens classificatoire de « genre, sorte » et rei publicae celui de « régime politique traditionnel ». Après avoir exposé les autres expressions (forma prouinciae le « statut de province » ou forma praefecturae « le statut de préfecture »), l’A. conclut sur l’idée que le modèle d’organisation désigné par forma est imposé par des institutions, et non consigné par un texte (à la différence de formula).

  1. Conso passe ensuite au dernier signifié de la série : celui de « règle, norme », qui ne se rattache qu’indirectement à « modèle ». Après avoir examiné les syntagmes non spécialisés (rares, apparaissant à l’époque classique) certa forma, forma uitae et ex forma, l’A. développe les emplois attestés dans le domaine juridique, évidemment plus courants, mais plus tardifs (fin ier, début iie siècle); une comparaison intéressante avec formula permet à l’A. d’affirmer que forma « règle » n’est pas un terme technique de la langue du droit, car il ne reçoit aucune restriction (ni du point de vue du domaine, ni de celui de la source juridique ou du contenu). Pour ce qui est de l’évolution sémantique, ce sens serait à rattacher au sémème de « modèle de comportement », auquel il convient d’ajouter deux sèmes : « obligatoire » et « qui s’énonce dans un texte ». Certaines variantes contextuelles existent, tardives (Digeste, constitutions du ive et du ve siècle) : « limite (imposée par la règle) », « contenu » d’un contrat, « constitution impériale », toutes en relation étroite avec forma « règle » (cas particuliers, variantes contextuelles, sens dérivés) ; « sentence » (iiie‑vie) est en revanche un sens différent, qui est en relation de polysémie étroite avec « règle ». Après le domaine juridique, l’A. en vient aux acceptions chrétiennes (4e division) ; une revue scrupuleuse des attestations permet de dégager les sens « règle », « texte de la règle », « obligation », mais en fin de compte l’analyse sémique de « règle chrétienne » est assez proche de celle de « règle juridique », les modifications sémiques étant liées au contexte (il s’agit donc d’une extension de sens). Le chapitre se clôt sur l’étude d’une autre règle, non pratique cette fois, celle de la « règle de jugement », du « critère », attestée à partir des Declamationes minores mais surtout chez Tertullien et Boèce (musique, grammaire), puis sur l’expression spécifiquement chrétienne forma fidei (ou credendi, doctrinae etc.) « la règle de foi », qui est un cas particulier dans la mesure où elle remplace fidei regula en vertu de la synonymie de forma avec regula (déjà présente dans la langue des juristes). L’A. conclut sur le statut du sens « règle » au sein du sémantisme de forma: si ce sens se rencontre essentiellement dans des langues spécialisées (droit, morale chrétienne), il n’en constitue pas pour autant un sens technique car les prescriptions désignées sont très diverses.

À « règle norme » se rattache le sens « statut », « condition » d’un bien, d’une personne, qui, occupant le chapitre 15, clôt cette grande série sémantique « moule » ; « modèle », « règle ». La première division regroupe les rares occurrences de forma se rapportant à la condition (juridique le plus souvent) d’une personne : quelques exemples de forma seul (Cicéron, Ovide, Augustin) et surtout les syntagmes forma seruitutis et forma libertatis (Declamationes minores, Gaius). La deuxième est consacrée aux locutions se rapportant à la « condition » des êtres créés (humains, divins) ; rare dans la littérature antérieure au christianisme, l’acception « condition » devient plus courante ensuite (condition humaine, condition divine et condition des créatures). La troisième, aux occurrences de forma se rapportant à un bien : « état normal », « condition normale » ou « condition juridique » (d’une terre, d’un bâtiment), rares dans la langue commune, fréquentes dans la langue du droit. La quatrième, à forma « condition » de toutes choses en général. De tout cela se dégagent deux acceptions, l’une courante – celle de « condition » –, l’autre rare : celle d’« état normal ». La place de « condition » n’est pas simple à définir dans le sémantisme de forma : l’A. y voit plutôt un sens dérivé par métonymie à partir de « règle » ; quant à « état normal », il s’explique par extension de sens à partir de « condition ».

Le chapitre conclusif de cette partie (ch. 16) inventorie d’abord les sens principaux, laissant de côté tous ceux définis comme dérivés. On retiendra donc, pour « moule » : « instrument qui sert à donner une forme » et « cadre » ; pour « modèle » : « modèle de conception », « modèle de référence », « modèle de comportement » et « modèle exemplaire (chrétien) » ; pour « règle » : uniquement « règle ». Les quatre sens de « modèle » sont dans un rapport de polysémie étroite, leur archisémème étant « / modèle / qui détermine une caractéristique de son objet / ». Le sens d’« instrument qui sert à donner une forme » est dans une relation de polysémie lâche avec « modèle » (le sème « qui détermine une caractéristique » est commun), mais n’a évidemment pas le même archisémème. Quant à « règle », il s’explique par métonymie à partir de « modèle qui offre une norme ». En diachronie, il apparaît que « modèle » est très clairement antérieur à « règle » et que les sens qui se rattachent à « modèle » ne sont pas tous contemporains : les emplois les plus récents sont ceux où forma remplace une plus ancienne formule (par ex. forma censualis remplaçant formula census) ou est lié à l’apparition d’une nouvelle réalité (sens chrétiens par exemple, mais aussi emplois mathématiques, philosophiques etc.) ; sont anciens, en revanche, les deux sens de « moule » comme « lieu et instrument de la solidification / du maintien » et de « modèle », le premier étant peut-être hérité.

Pour finir, l’A. interroge les rapports qui existent entre ces deux sens anciens « moule » et « modèle » avec les autres sens de forma étudiés dans le volume I, à savoir « traits caractéristiques » (pour les être animés) et « solidification » (pour les êtres inanimés), ce dernier étant le plus ancien (il y a eu application métaphorique aux êtres animés de « forme caractéristique résultant de la solidification »). « Moule » et « cadre » s’expliquent facilement à partir de « solidification » (ce qui fait dire à l’A., anticipant sur la conclusion finale de l’ouvrage, que forma est un nom de procès et de siège de procès) : le moule est le siège de la solidification, le cadre est le siège du « maintien » en position immobile ; pour « modèle », il faut distinguer deux séries : d’une part « plan, épure, modèle de fabrication » s’expliquent par métaphore à partir de forma « instrument qui sert à donner une forme » ; d’autre part, « modèle à reproduire, modèle de comportement » représente la spécialisation, dans certains contextes de « maintien ». La série « moule, modèle, règle » remonte donc aux deux sens fondamentaux : le moule est le siège du processus de solidification, le modèle le siège du maintien, la règle la réalité porteuse du maintien.

Une fois les sens fondamentaux établis, la seconde partie du volume II (partie V) expose tout ce qui est secondaire dans le sémantisme de forma : sens dérivés, calques sémantiques, évolutions convergentes et pluralités d’interprétations.

Le premier chapitre (ch. 17) revient sur la question de l’éventuel signifié « image ». Reprenant minutieusement toutes les attestations susceptibles de porter ce sens, l’A. conclut que si forma en vient parfois à désigner quelque chose qui peut être considéré comme une image, le substantif n’en est pas qu’une dénomination occasionnelle, et ne saurait être mis sur le même plan que effigies, imago, figura etc.

Les deux chapitres suivants examinent les sens dérivés par métaphore (ch. 18) et par métonymie (ch. 19). L’A. distingue les dérivés occasionnels de ce qui est lexicalisé. Ainsi forma peut renvoyer à la qualité naturelle de l’esprit, de l’âme etc. par une métaphore occasionnelle à partir du sens « aspect physique distinctif », ou à la disposition d’une armée (à partir de « forme donnée à un objet ») ; mais dans le domaine du langage, et particulièrement chez les grammairiens latins, on parlera de métaphore lexicalisée pour forma « forme (grammaticale, morphologique) d’un mot ou d’un énoncé ». L’explication de cette dérivation de sens fait intervenir σχῆμα et son emploi métaphorique dans le langage, son calque figura et la quasi‑synonymie entre forma et figura (terme qui peut s’étendre à la construction syntaxique). Le rôle joué par la métonymie est plus développé. L’A. met l’accent ici sur quelques métonymies jugées importantes en raison de leur développement (« êtres caractérisés par leur forme » souvent hybrides ou monstrueux, « belle personne ») ou de leur spécialisation (« forme de constellation et constellation » en astronomie, « figure » géométrique – avec dans les deux cas une concurrence de figura). Il est intéressant de constater qu’une seule dérivation est proprement latine (celle expliquant « constellation »), les autres reproduisant une métaphore ou une métonymie déjà présente en grec dans σχῆμα et εἶδος (phénomène du calque). Des acceptions ambiguës sont regroupées dans le chapitre 20, susceptibles d’être interprétées comme métaphores mais également comme relevant du sens classificatoire « genre », qui fait l’objet du chapitre suivant : pour l’A., il faut distinguer deux groupes : « aspect d’ensemble » d’une situation (signifié totalisant) représente une variante métaphorique de forma « aspect caractéristique » d’un être inanimé, alors que forma « type particulier » d’un comportement, d’une attitude est une variante contextuelle de forma « genre, espèce » et s’explique comme un calque d’un syntagme grec ἰδέα + gén. Ce signifié « genre, espèce » fait l’objet du chapitre 21, qui part de l’équivalence sémantique posée par Cicéron entre forma et εἶδος. L’A. montre qu’il faut distinguer « espèce » et « classe » : le premier signifié, d’époque classique, évoque une division nécessaire d’un genre en espèces, alors que l’autre, plus tardif (rare à l’époque augustéenne et fréquent à partir du ive siècle), envisage un classement hiérarchique contingent. Les origines sont également différentes : forma « espèce » est un calque de εἶδος, surtout en logique et en rhétorique, mais dans la langue commune on ne peut pas exclure une métonymie occasionnelle de forma « aspect caractéristique » ; quant à forma « classe », il s’explique par une métonymie à partir du sens « statut », « condition » des personnes examiné au ch. 15.

Les acceptions philosophiques, regroupées dans le chapitre 22, illustrent le procédé du calque. Au premier calque entre forma et ἰδέα ou εἶδος pour l’« Idée » platonicienne en succède un autre entre forma et εἶδος ou μορφή pour la « Forme » aristotélicienne. Au terme de l’examen des occurrences, il apparaît que ces acceptions peuvent être, par l’intermédiaire du calque, rattachées au signifié « modèle de conception et de réalisation d’un ouvrage », et se définir par les sémèmes suivants (que nous réduisons) : d’une part « / modèle transcendant / qui appartient au monde intelligible… », d’autre part « / principe constitutif d’une substance… / », c’est-à-dire : « / modèle préexistant à une substance… / », ce qui représente une extension de sens par rapport au sémème de base de « modèle » (« / modèle préexistant à une œuvre / »). À ces deux sens il convient d’ajouter quatre acceptions qui apparaissent comme des variantes spécialisées : chez Tertullien « principe individualisant » et « subsistant individuel », chez Marius Victorinus « forme » qui s’extériorise dans le Fils, analogue à la forme aristotélicienne, et chez Augustin « forme » reçue de Dieu, qui rappelle plus l’Idée platonicienne (elle est avant tout un modèle) que la forme aristotélicienne (en tant que principe constitutif). Un petit chapitre clôt cette cinquième partie avec un inventaire de ces sens récents sous forme de tableaux explicites, suivi d’un récapitulatif des relations de sens expliquant leur apparition.

L’ouvrage s’achève sur un chapitre étymologique, ce qui peut surprendre dans la mesure où l’étymologie est souvent considérée comme un point de départ. Mais ici la démarche est justifiée par la difficulté de la reconstruction : il est bon de se demander, dans ces conditions, quel étymon peut être privilégié par l’analyse sémantique qui vient d’être menée. En cohérence avec toute sa démonstration, l’A. dit sa préférence, parmi les nombreuses hypothèses déjà formulées, pour la racine *dher « fixer, maintenir », voyant dans forma un nom d’action en *, féminisé en latin, signifiant « maintien », « immobilisation », « solidification ». Le comparatiste sera sûrement déçu que la bibliographie s’arrête à J. Pokorny pour les dictionnaires étymologiques et à E. Laroche sur la question du suffixe *mó. Il est curieux que ne soient pas mentionnés des dictionnaires plus récents comme le LIV[3] ou le NIL[4], même si forma n’y figure pas. Le substantif est toujours l’objet d’hypothèses[5]. Pour D. Conso, le sens premier de forma serait « matière moulée » et « moule » ; par métonymie, le sémantisme s’élargit au résultat de l’action, « forme donnée » par solidification puis par tout autre procédé ; et par extension de sens, à « forme naturelle » et non plus acquise ; tous les sens répertoriés dans l’ouvrage peuvent s’expliquer à partir de là, et en particulier à partir du sens « forme donnée » dont la place est devenue centrale : forma devient alors davantage un nom de qualité, et le sens « moule » est réinterprété, par métonymie, comme « l’instrument qui sert à donner une forme ». À partir de « forme » s’expliquent « traits caractéristiques », « avantages physiques », « beauté » ; à partir de « instrument… », « modèle » puis « norme » et « statut ».

Au terme de cette lecture, on ne peut qu’être impressionné par l’exhaustivité de la recherche et par l’exactitude avec laquelle D. Conso réussit à débrouiller l’écheveau du sémantisme de forma. L’ouvrage s’adresse en priorité au latiniste confirmé, amoureux de la langue latine et préoccupé par les questions de sens, qui trouvera ici matière à enrichir sa connaissance de la langue ; mais il est à conseiller également au jeune chercheur en sémantique : la lecture d’un seul chapitre lui montrera, en complément des ouvrages théoriques, un exemple à suivre, un modèle de méthode, et il pourra en tirer un ensemble de règles pour sa propre recherche.

Laurent Gavoille, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 2 tome 124, 2022, p. 586-592.

[1]. Pour un logique du sens, Paris 1983.

[2]. Paris 1987.

[3]. H. Rix, Lexikon der indogermanischen Verben. Die Wurzeln und ihre Primärstammbildungen, Wiesbaden 2001.

[4]. D. S. Wodtko, B. Irslinger, C. Schneider, Nomina im Indogermanischen Lexikon, Heidelberg 2008.

[5]. Voir par exemple R. Garnier, La dérivation inverse en latin, Innsbruck 2016, pour la réinterprétation de fōrma comme postverbal sur la racine *dhrebh « être épais ».