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Les trois Républiques : Platon, Diogène de Sinope et Zénon de Citium, est la publication des actes d’un colloque organisé en septembre 2012 à la Sorbonne par S. Husson et J. Lemaire, de nouveau associées ici comme codirectrices de cet ouvrage collectif. à l’origine de l’entreprise qui aboutit à ce riche volume se tient un fait remarquable, qui n’avait pas encore fait l’objet d’une étude à part entière : Platon (P), Diogène de Sinope (D) et Zénon de Citium (Z) ont chacun composé un ouvrage intitulé Politeia – les Républiques (R) de D et de Z se présentant, sur bon nombre des points dont nous avons conservé trace, comme des reprises critiques du dialogue platonicien.

S. Husson présente, au début de son introduction au volume, les raisons d’envisager cette trilogie comme un corpus sui generis, méritant d’être exploré comme tel. Les trois textes ont en commun, d’abord, d’en appeler à une transformation radicale des habitudes et des modes de vie. Mais c’est aussi le statut singulier des trois auteurs dans l’histoire de la philosophie qui justifie un rapprochement de ces trois R, chacun d’eux pouvant être envisagé comme le point de départ d’une tradition philosophique distincte, se réclamant d’une forme de socratisme. La fin de l’introduction rend compte d’un débat entre M.-O. Goulet-Cazé et R. Bees autour de la doctrine stoïcienne de l’oikeiôsis auquel le colloque avait donné lieu (p. 17-25). J. Lemaire propose ensuite un résumé des neuf contributions (p. 27-43), organisées selon trois grands axes : I) « Socrate et Platon: origine et écarts» ; II) « La trilogie des Républiques : thèmes et variations » ; III) « Réceptions ».

I) Pour F. Trabattoni (« L’interprétation de l’héritage de Socrate dans les Républiques de Platon, Zénon (et Diogène) »), la R de Z est antiplatonicienne précisément dans la mesure où Z vise à s’y approprier un autre Socrate que le Socrate « métaphysicien » de P. Le Socrate de Z (de même que celui de D) s’apparente pour sa part au Socrate « pratique » que l’on trouve chez Xénophon, focalisé sur des problèmes éthiques. L’objectif de Z aurait été d’inverser l’éthique platonicienne, fondée sur une compréhension rationnelle du bien, en mettant au contraire l’accent sur l’attitude du sage, dont seule l’intention vertueuse est susceptible pour le stoïcien de constituer un modèle éthique : l’insistance de Z sur des pratiques choquantes a ainsi pour but de prouver que, quelles que soient les circonstances extérieures, c’est bien dans l’intériorité que se joue, pour le sage, la norme de la bonne conduite. – C. Rowe (« The four Republics»), à l’inverse, ne part pas du postulat d’une scission fondamentale entre le socratisme de P et celui de D et Z, mais nous contraint plutôt à nous demander, à rebours, dans quelle mesure nos habitudes de lecteurs ne jouent pas dans notre perception d’un écart infranchissable entre ces différentes formes de socratisme. Il prend ainsi le contrepied d’une lecture majoritaire chez les commentateurs modernes, consistant à envisager la Kallipolis comme le véritable idéal politique du dialogue, au détriment de la première cité d’abord construite au livre II (369b-372d), mais rejetée par Glaucon qui y voit une cité de « porcs ». Selon l’auteur, le Socrate de P aurait en fait accordé sa préférence à cette première R, n’envisageant la Kallipolis que comme un idéal de second rang : il fait l’hypothèse que c’est précisément de cette façon-là que D et Z ont lu la R de P. Ce premier modèle proposé par Socrate décrit en effet une cité dont les membres se gouvernent eux-mêmes, formant une communauté d’individus également « sages», proche en cela des idéaux auxquels aspirent D et Z : en dépit de ce qui les différencie, les trois R auraient ainsi bien plus en commun qu’on ne le croit communément. L’intérêt de la lecture défendue par C. Rowe est de placer le lecteur de la R de P dans la situation d’avoir à assumer ses choix herméneutiques : ce sont bien en effet nos propres attentes en matière de philosophie qui nous retiennent d’adhérer entièrement, à l’instar de Glaucon, au caractère paradigmatique de cette première cité. – L.-A. Dorion (« L’autarcie et le fondement de la cité : Platon, Diogène et Aristote. ») fonde son étude comparative du concept d’autarcie chez P et chez D sur l’identification de deux sens distincts d’autarkeia dans la R de P : la satisfaction des besoins matériels est refusée à l’individu pris isolément, cette impossibilité constituant le fondement de l’organisation en cité (II, 369b-c) ; au sens éthique, l’autarcie renvoie à la capacité de l’homme de bien de n’être pas affecté par la perte des choses qui lui appartiennent et des êtres qui lui sont proches (III, 387d-388a). Le Socrate de P n’est pas autarcique au sens matériel (contrairement à celui de Xénophon), mais il l’est en revanche au sens éthique. Cette explicitation du contexte platonicien permet de faire apparaître le caractère paradoxal du projet même d’une Politeia chez D, qui était réputé être parvenu à une autarcie (matérielle) dans la cité d’Athènes : qu’est-ce qui motive un tel projet, si l’autarcie est déjà atteinte hic et nunc ? Il ne s’agit pas tant ici de résoudre ce paradoxe, que d’en mesurer la profondeur. Pour finir, un retour sur la façon dont Aristote fait de la recherche de l’autarcie au sens éthique à la fois le fondement et le telos de l’organisation des hommes en cité vient confirmer les analyses consacrées à P et à D.

II) V. Laurand (« Aspects contrastifs du lien social dans les trois Républiques») examine la façon dont chacune des trois R envisage le lien social comme facteur de contrastes: comment l’identification des différences de statut dans la cité s’articule-t-elle à la recherche de cohésion ? Pour P, la philosophie défait le philosophe de ses liens, faisant de lui un être à part ; mais, dans la R, il lui interdit pourtant d’aspirer à un bonheur qui le maintiendrait dans cette différence, et le charge d’unifier l’ensemble de la communauté. Dans les R de D et de Z, c’est au niveau cosmopolitique que se pose la question du lien social, la dimension politique des deux projets prenant alors une tournure plus métaphorique. Chez Z, la véritable cité au sein de laquelle le sage se trouve relié à ses semblables, c’est le cosmos – unique « Grande cité », par opposition à la multitude des « petites cités » au sein desquelles, par ailleurs, tout le monde vit (sage ou non). La petite cité à laquelle il appartient peut ainsi apparaître au stoïcien comme une approximation plus ou moins aboutie de la vraie justice (cosmique), et donc comme un lieu à partir duquel il est possible d’aspirer à la vertu. Concernant D, il s’agit de montrer en quoi le cosmopolitisme revendiqué par le cynique ne se réduit pas à un simple refus d’appartenir à quelque cité humaine que ce soit. La « citoyenneté » du sage peut s’envisager positivement à l’échelle du tout de la nature : c’est parce qu’il pense son rapport à tous les autres êtres sous la forme d’un continuum, et non plus selon les artifices qui contraignent à les prendre isolément, que le cynique peut revendiquer dans ses actes, en dépit de la brutalité qui les caractérise, un mode singulier de relation (et non pas seulement, ni d’abord, de séparation). – L. Brisson (« La critique du mariage et de la famille dans les Républiques de Platon, Diogène le cynique et Zénon de Citium ») se propose d’expliciter les présupposés philosophiques qui justifient, dans chacune des trois R, l’originalité des prescriptions en matière de sexualité et de liens familiaux. La subversion des coutumes sur ces sujets-là porte chez P une charge révolutionnaire, qui s’estompe en quelque sorte chez les deux autres dans la mesure où leur réflexion se situe soit en-deçà (D), soit au-delà (Z), du cadre de la cité. La rigoureuse législation élaborée dans la R de P vise à articuler deux objectifs distincts, qu’il s’agit de rendre mutuellement compatibles : garantir les conditions de la reproduction, et en même temps maintenir la stricte égalité des femmes et des hommes chez les gardiens, conséquence de la décision métaphysique platonicienne de ne plus définir l’être humain que par son âme. A contrario, les projets de D et de Z sont marqués par la promotion d’une grande liberté en matière sexuelle : mais là où cette liberté se trouve justifiée chez D au nom d’un refus de toute norme sociale qui viendrait réguler artificiellement la naturalité du désir, c’est l’aspiration cosmopolitique à une communauté des sages, libérés de toute jalousie dans leurs rapports mutuels, qui motive chez Z une certaine promotion du lien érotique. – O. Renaut (« La sexualité dans les trois Républiques ») approfondit la réflexion sur le thème de la sexualité dans la trilogie, en commençant par s’appuyer sur plusieurs passages de la R de P pour montrer que le désir sexuel y apparaît comme étant naturel, de même que la faim ou la soif, mais que la procréation n’en constitue pas la seule finalité possible : d’où la nécessité politique de réguler les pratiques sexuelles, par un système complexe de normes visant à articuler une forme d’eugénisme à la promotion de modes de relation politiquement convenables. La sexualité apparaît ainsi comme « un enjeu de publicité » ( 151), ce qui confère un rôle décisif au sens de la honte (aidôs), point d’application réel de cet ensemble normatif. L’un des grands mérites de cette contribution est de montrer, sur la base de cette attention à la complexité du propos platonicien, comment D et Z se sont à leur tour emparés du problème en bons lecteurs de P, en dépit de leur antiplatonisme : transposées hors du contexte théorique propre à la R de P, les règles contraignantes qui y encadrent la sexualité produisent, paradoxalement, une dérégulation généralisée. Dans la mesure où toute norme, chez D, est dénoncée comme un artifice humain (ce qu’elle est effectivement pour P), la conséquence nécessaire de la naturalité du désir sexuel (reconnue par P) est l’injonction à satisfaire n’importe quel appétit en matière de sexualité. Chez Z, la possibilité de pratiques sexuelles réputées subversives ne constitue pas une fin en soi, mais renvoie au fait que la sexualité, pour le sage, est un indifférent. Certaines pratiques peuvent toutefois être utilisées de manière préférentielle comme moyens de pratiquer la vertu, et de renforcer les liens communautaires : d’où une tendance, chez Z, à promouvoir une forme d’Éros dont O. Renaut montre qu’il renoue avec le modèle de relation pédérastique vanté par Pausanias dans le Banquet de P, articulant la possibilité d’une satisfaction du désir sexuel et la vocation pédagogique et politique de la relation, dans sa dimension de publicité. – S. Husson (« Le culte des dieux dans les trois Républiques ») étudie la manière dont les trois R, héritières de l’esprit critique à l’égard des représentations humaines du divin qui caractérise la rationalité grecque depuis Xénophane, tirent de cet élan théorique commun des conclusions fort différentes sur le plan des pratiques cultuelles. La position de D est en un sens la plus radicale, dans la mesure où « il est le seul à s’être attaqué, au niveau pratique, au conformisme religieux » (p. 172), mais elle est paradoxalement la plus conservatrice, puisque le cynique se contente de prendre appui sur l’anthropomorphisme caractéristique des représentations communes du divin pour réclamer les mêmes droits que les dieux : l’anticonformisme de D se fonde ainsi sur les rites institués dans les cités, que le cynique ne bouleverse jamais au point de se trouver en infraction à leur égard. Dans la R de Z, en revanche, la rupture est réelle : il s’agit pour le sage « de substituer aux manifestations traditionnelles de la piété une piété philosophique, naturalisée, moralisée, très largement intériorisée et anti-ritualiste » (p. 182). Seule la pratique de la vertu doit pouvoir faire office de culte, pour le sage, dans ce grand temple que constitue pour lui le cosmos, qu’il habite comme sa cité propre. L’approche platonicienne, enfin, articule un conservatisme au niveau des rites, à la nécessité d’une intervention critique sur le plan mythologique, visant à conformer les images du divin véhiculées par la tradition poétique à des normes rationnelles (R, livres II et III). Mais cela ne vaut pas seulement pour ceux que le philosophe doit diriger : il peut connaître les dieux cosmiques, mais pour les autres dieux (impliqués dans le sensible) le philosophe n’a d’autre choix lui non plus que de s’en remettre à la tradition, parce qu’il ne peut avoir sur eux qu’une opinion.

III) En ouverture de cette dernière partie consacrée à la réception de la trilogie, C. Veillard (« Musique et politique : l’influence de Platon sur Diogène de Babylonie) tente de reconstruire la position du stoïcien Diogène de Babylonie sur la musique, à partir du témoignage critique de Philodème. Cette entreprise herméneutique complexe, menée avec la prudence nécessaire, permet de faire apparaître un certain héritage platonicien chez Diogène de Babylonie. Mais si le stoïcien reprend à P notamment l’idée d’une valeur formatrice de la musique, il va plus loin en postulant une continuité réelle entre musique et rationalité (là où chez P la musique ne reste qu’une propédeutique à un plein usage de la rationalité), tout en se montrant par ailleurs moins radical que P, dans la mesure où sa réflexion n’aboutit pas à un projet de législation. P n’est pas convoqué comme une autorité à laquelle il s’agirait de se conformer en tous points, mais il devient manifestement possible d’en faire usage sans contrevenir aux principes fondamentaux du stoïcisme, à la faveur, tout de même, de certaines innovations théoriques, en particulier autour du concept d’eupatheia. En clôture du volume, J.-B. Gourinat propose quelques remarques sur une citation de Marc‑Aurèle : « N’espère pas la République de Platon » (Pensées, IX, 29, 5). Cette référence à la R de P ne peut manquer d’interroger chez Marc-Aurèle, qu’on serait tenté de prendre pour un « philosophe-roi ». L’empereur stoïcien récuse en fait deux façons d’envisager la relation entre philosophie et pouvoir : la conception des théoriciens qui pensent pouvoir réformer les hommes par leurs écrits (comme P dans sa R), et la conception des hommes d’action qui, une fois au pouvoir, prétendent gouverner selon des principes philosophiques (comme Alexandre, élève d’Aristote). Marc-Aurèle, quant à lui, sans s’illusionner sur sa capacité à transformer les opinions humaines, se satisfait d’être en mesure, grâce au soutien de la philosophie, d’« accomplir de petits progrès » (p. 221) pour lui-même. La référence à la R de P dans un tel contexte était manifestement devenue proverbiale : sans contrevenir pour autant à l’esprit de la cité des sages imaginée par Z, Marc-Aurèle prouve au moins a silentio, en ne s’y référant pas, qu’elle n’avait plus pour les stoïciens l’autorité d’un modèle opposable à celui de P.

Il s’agit, pour conclure, d’un ouvrage tout à fait stimulant, et réellement utile à la recherche en philosophie antique : en comprenant comment les premiers lecteurs de la R se sont emparés de la pensée politique de P, on affine notre compréhension des débuts du cynisme et du stoïcisme, mais il peut aussi arriver qu’on projette, en retour, une lumière nouvelle sur certains aspects du texte platonicien, dont on ne mesurait pas forcément l’intérêt ou la complexité (cf. en particulier les contributions de C. Rowe et d’O. Renaut). Il faut enfin saluer le choix d’avoir fait figurer en fin de volume les principaux témoignages à partir desquels on peut tenter de se faire une idée du conenu des R de D et de Z, en traduction française et en langue originale : ces fragments permettent de se référer directement aux textes mobilisés par les différentes contributions, et de se familiariser avec un corpus dont l’ensemble du volume montre bien toute la difficulté qu’il y a à l’appréhender.

Nicolas Le Merrer, UMR 8230 – ENS, Centre Jean Pépin

Publié dans le fascicule 2 tome 124, 2022, p. 593-596.