Les recherches consacrées à l’identité dans le monde gréco-romain ont porté jusqu’à maintenant pour l’essentiel sur les facteurs doctrinaux, rituels, institutionnels ainsi que politiques, et c’est la grande originalité de cet ouvrage collectif, issu d’un colloque à Aix-en-Provence en juin 2011, que de conduire une riche interrogation sur le rôle des valeurs et des catégories éthiques dans la formation des identités collectives au sein du monde gréco-romain. Les études ici réunies, toutes de très haute tenue, constituent un apport majeur dans la connaissance des processus par lesquels les valeurs, à travers la conceptualisation ou quelquefois de manière plus inconsciente, contribuent à l’élaboration d’une forte image de son propre groupe, pour constituer les représentations d’une appartenance commune, ce qui peut passer par le dénigrement de groupes contre lesquels il importe de se définir. Les contributions portent sur l’Antiquité, mais concernent aussi le monde sassanide. Le terme éthique a deux acceptions : il renvoie à une série de règles de conduite et désigne les mœurs d’un groupe social ou religieux, mais il recouvre aussi le discours des membres du groupe sur ces règles. La notion d’identité a été forgée au XXe siècle et s’il faut bien sûr se garder de tout anachronisme, elle peut être utilisée en prenant en compte qu’elle est toujours discursive et que bien loin d’être préétablie, elle n’existe que par le discours qui la construit.
La première partie de l’ouvrage est consacrée à la dimension polémique ou apologétique du discours dans la construction des identités. Miguel Herrero de Jáuregui (“Prescriptions éthiques et identité religieuse dans les cultes à mystère de la Grèce ancienne”, p. 15-36) part d’une tendance forte où ces cultes privilégient l’identité individuelle par une relation directe avec la divinité sans que les prescriptions éthiques aient rien de particulier par rapport à la morale commune, puis il dégage des situations spécifiques avec des pratiques exceptionnelles qui fondent une différence : remise en cause du sacrifice sanglant et du banquet, création de niveaux d’initiation qui différencient les sous-groupes, affirmation des différences à partir du IIe siècle de notre ère, peut-être en raison d’une compétition avec le christianisme. Gabriella Aragione (“Ne raillez pas nos femmes philosophes. La description des comportements féminins et sa fonction identitaire dans le Discours aux Grecs de Tatien”, p. 37-51), part du dénigrement du christianisme présenté comme une religion de femmes, crédules et manipulables, pour construire un éloge de cette religion en attribuant aux femmes chrétiennes les qualités de sophrosunè et la capacité à philosopher tandis que les poétesses et les écrivaines grecques sont placées sous le signe de la mania : il s’opère une synkrisis entre les femmes les plus célèbres de la Grèce et les femmes chrétiennes par une interversion des valeurs traditionnellement associées au monde grec et au monde “barbare”. C’est au contraire une convergence que met en évidence Michal Bar-Asher Siegal (“Ethics and Identity Formation : Resh Lakish and the Monastic Repentant Robber”, p. 53-72), car le discours rabbinique classique et la littérature monastique chrétienne font de la figure du brigand repenti un modèle éthique partagé, dépassant les frontières identitaires entre les deux mondes. L’article de Daniel Stökl Ben Ezra et John G. Gager (“L’éthique et/de l’autre : le christianisme à travers le regard polémique des Toledot Yeshu”, p. 73-90) montre quel rôle joue dans un texte polémique juif anti-chrétien l’éthique de l’autre dans la définition de l’identité du groupe, à propos de la non-violence prônée par les Chrétiens mais non respectée par eux envers les Juifs. La reconnaissance de valeurs partagées peut être seulement une apparence comme l’explique Katell Berthelot (“La philanthrôpia, un idéal partagé entre Grecs, Romains, Juifs et Chrétiens ?”, p. 91-116) au sujet de la philanthrôpia entendue en général comme l’assistance apportée aux pauvres et aux étrangers, mais qui est réinterprétée dans un sens chrétien en référence à l’agapè et plus particulièrement à l’amour des ennemis. Il existe en revanche un rapprochement entre les démarches rabbinique et chrétienne, illustrée par Paula Fredriksen et Oded Irshai (“Include Me Out : Tertullian, the Rabbis and the Graeco-Roman City”, p. 117-132) : si les deux projets de construire une identité religieuse contre le paganisme présentent des affinités, cela tient moins aux influences rabbiniques reçues par Tertullien à Carthage qu’à la même source textuelle, la Bible.
La seconde partie du recueil rassemble les contributions sur les rapports entre éthique et identité indépendamment d’un contexte polémique. Luc Brisson (“L’identité à travers l’éthique dans la République de Platon”, p. 133-147) montre les liens qui existent chez Platon entre l’éthique individuelle et le régime politique qui régit la vie de la cité ainsi que le type de société : pour le philosophe, l’identité ou la nature d’un homme et d’une cité dépend intrinsèquement de ses vertus et des mœurs qui en découlent, c’est-à-dire de son éthique. L’identité peut être aussi économique, comme le montre Jean-Sébastien Rey (“Prêt et cautionnement dans 4QINSTRUCTION et dans Ben Sira”, p. 149-167), étudiant deux textes traitant des rapports entre riches et pauvres à travers les prêts et les cautions. Le livre de Ben Sira est celui d’un auteur aisé comme son public, tandis que 4QINSTRUCTION laisse voir des auteurs vivant dans la pauvreté et la comparaison laisse apparaître que les instructions éthiques dépendent de l’identité spécifique sociale. L’article de Blossom Stefaniw (“The Oblique Ethics of the Letters of Antony”, p. 169-185) analyse le rapport entre l’éthique et la spiritualité chrétienne monastique, dans la mesure où les prescriptions éthiques concernant les règles de conduite s’articulent avec une identité de la communauté. Chez Antoine, l’un des fondateurs du mouvement monastique chrétien, les prescriptions éthiques se font surtout, dans une perspective plus intellectuelle que pratique, à travers deux figures bibliques, Abraham et Moïse. Enfin, Ron Naiweld (“Entre l’éthique et l’ethnique. Universalisme et particularisme dans le judaïsme rabbinique”, p. 187-206) montre comment les enseignements talmudiques sur les modalités du salut des membres d’Israël expriment des réflexions rabbiniques sur l’identité du groupe « Israël », dans la question plus large de la définition d’Israël, regroupant soit ceux qui mènent un mode de vie conforme à la Loi, soit ceux qui appartiennent ethniquement à la nation juive.
L’ouvrage, remarquablement présenté, constitue une riche réflexion sur plusieurs problèmes importants. Si l’éthique participe à la construction des identités, ce n’est pas d’une manière univoque, ne serait-ce que parce que l’éthique est complexe et entretient des relations avec le culturel, le social, le rituel. Le rôle de l’éthique peut se concevoir de manière polémique ou apologétique, par réinterprétation ou par construction, mais il se fait dans le discours, il porte les marques des conditions de son élaboration, si bien qu’il n’y a pas toujours correspondance avec les réalités sociales. Ce processus a une visée performative, car il constitue moins une représentation des pratiques éthiques du groupe, qu’un travail pour les fonder. La perspective suivie ici est très originale pour la connaissance de l’Antiquité, mais elle permet aussi d’avoir une mise en perspective historique de phénomènes profonds aux fortes implications actuelles : les Juifs et les Chrétiens se pensent souvent comme des modèles de moralité et l’Occident comme le défenseur des droits de l’homme. L’éthique nourrit l’identité, mais l’on peut aussi s’interroger sur une relation sinon opposée, du moins corrélée, où l’identité se comprend dans le mouvement de réaffirmation de son éthique.
Jean-François Thomas