< Retour

Ce volume, publié sous la direction de Paul Fontaine, reprend les actes d’un colloque qui s’est déroulé à l’Université Catholique de Louvain les 13 et 14 février 2004 à l’instigation de P. Fontaine, P. De Ruyt, F. Van Wonterghem et A. Naso. Il est dédié à la mémoire de Roger Lambrechts, décédé en 2005 et constitue la première livraison d’une nouvelle collection éditée par l’Institut Historique Belge de Rome. Ce colloque illustre le développement des études consacrées à deux régions de l’Italie préromaine, l’Étrurie et l’Ombrie, qui tout en étant voisines et en entretenant des relations très étroites n’ont pas reçu par le passé la même attention. Si l’étruscologie s’est épanouie de façon ininterrompue depuis le XVIIIe siècle, les connaissances sur les Ombriens préromains ont longtemps été limitées à l’exégèse des Tables Eugubines et de nos jours encore, malgré les progrès récents de l’archéologie ombrienne, ce déséquilibre n’a pas complètement disparu.
Ces actes s’ouvrent par une introduction de Paul Fontaine (p. 13-16), qui appelle à « repenser l’urbanisation de l’Étrurie et de l’Ombrie préromaines », en mettant à profit l’énorme masse documentaire fournie par les fouilles et les prospections qu’on y a conduites depuis une vingtaine d’années. Il s’agit avant tout de mettre en lumière les mécanismes de l’apparition des ensembles urbains, mais également de la structuration de l’organisation politique (au niveau civique comme au niveau ethnique), en tentant d’expliquer aussi le décalage chronologique entre ces deux régions. En effet, si l’Étrurie connaît dès le Bronze final et l’époque villanovienne, une première polarisation du peuplement sur quelques sites majeurs qui deviennent le siège de puissantes cités-États, l’Ombrie conserve son image de région montagneuse, dédiée à l’activité pastorale et découpée en vagues pagi et vici. P. Fontaine pose donc la question de la chronologie comparée de cette poléogenèse : faut-il considérer que les cités étrusques naissent avec le synoecisme des habitats villanoviens au VIIIe s., avec l’apparition de l’architecture funéraire « princière » au VIIe s., avec la monumentalisation des centres urbains au VIe s. ? Et que dire de l’Ombrie où les structures monumentales urbaines n’apparaissent qu’après la conquête romaine ? Les communications rassemblées dans ce volume visent donc à répondre à ces interrogations, mais en réalité, les résultats de cette vaste confrontation sont beaucoup plus larges et ouvrent également sur d’autres débats comme le problème du contrôle du chef-lieu sur le territoire et du rôle des centres secondaires, celui de l’articulation des données archéologiques avec la documentation littéraire et épigraphique, celui de l’apparition et de la signification concrète des ensembles ethniques ou encore celui de l’emploi de la modélisation géographique en archéologie. La richesse de la documentation présentée et l’ampleur des débats font d’autant plus regretter l’absence d’une conclusion générale, qui aurait pu tenter, sans taire les divergences, de dégager les principaux apports de ces actes à la réflexion commune.
Malgré une apparente symétrie – 7 communications pour l’Étrurie et 6 pour l’Ombrie –, et une volonté de couvrir l’ensemble de ces deux régions, on peut noter toutefois un certain nombre de déséquilibres. Si la partie consacrée à l’Étrurie est fondée essentiellement sur la documentation archéologique, les communications portant sur les Ombriens intègrent des réflexions plus générales qui font un large usage des sources littéraires et des inscriptions. En outre, si l’image de l’Étrurie semble assez cohérente au fil des communications, on sent poindre à propos de l’Ombrie certaines polémiques, qui ont agité le milieu de la recherche et opposé à la fin des années 1990 et au début des années 2000, les archéologues anglo-saxons d’un côté et les chercheurs italiens de l’autre.
La section consacrée à l’Étrurie s’ouvre par une étude de M. Pacciarelli, consacrée à l’apparition de l’urbanisation et d’une façon plus générale des « sociétés complexes » en Étrurie méridionale (p. 17-33). En réexaminant la documentation disponible pour Tarquinia, Véies, Vulci et Cerveteri, l’auteur revient sur le problème des centres dits « proto-urbains », en montrant tout d’abord que le système d’occupation du territoire de l’Âge du Bronze moyen et récent s’articule autour de centres fortifiés, qui déclinent ou disparaissent au Bronze final 3, au moment où l’on note en revanche les premiers signes d’occupation à l’emplacement des futures cités étrusques, dès la phase proto-villanovienne. Cette apparition des centres proto-urbains peut être mise en relation avec la stratification sociale qui apparaît dans la documentation funéraire. Les grands centres villanoviens sont en effet entourés d’une série de petites nécropoles, dont certaines se distinguent dans le rituel funéraire (Le Rose et l’Impiccato à Tarquinia) ou par la présence de marqueurs de haut rang social (Arcatelle et Villa Bruschi à Tarquinia), qui traduirait, selon l’auteur, la présence de « gruppi corporati », tendant à se distinguer du reste de la société. M. Pacciarelli compare ces groupes, liés par des liens de parenté, de résidence, de coopération militaire, de culte etc., aux curies romaines. Dans tous les centres considérés, l’apparition de tombes aristocratiques exceptionnelles à l’époque orientalisante est liée à une restructuration de l’habitat, pour laquelle on a parfois parlé de « synoecisme secondaire », dans la 2e moitié du VIIIe s. et qui traduit peut-être l’émergence du pouvoir royal.
L’analyse de la situation de l’Étrurie se poursuit par deux communications complémentaires, dues à A. Maggiani (p. 35‑61) et L. Cappuccini (p. 63-81), qui présentent l’évolution des cités septentrionales (Volterra, Chiusi et Vetulonia). Tous ces centres connaissent une évolution parallèle, marquée par une concentration proto-urbaine dès l’époque proto-villanovienne, suivie d’une prise de contrôle du territoire alentour, dès le début de l’Âge du Fer. Les centres du territoire semblent acquérir une certaine autonomie à l’époque orientalisante, allant parfois, dans le cas de Roselle, jusqu’à se substituer au centre principal (Vetulonia), avant que le chef-lieu ne reprenne, à l’époque archaïque, le contrôle de son contado. Ce discours sur l’articulation centre-périphérie est complété par plusieurs analyses, qui présentent des centres secondaires, en général situés en position de frontière, comme Poggio Civitella où l’on a fouillé une forteresse hellénistique construite sur les ruines d’un village d’époque archaïque sur les confins de Chiusi (L. Donati, p. 83-102) ou la Castellina del Marangone sur la frontière entre Tarquinia et Cerveteri, où l’on a repéré un plan régulier et orienté dès la fin du VIe s. (F. Prayon, p. 123‑129). A. Naso propose une analyse détaillée de la situation des monts de la Tolfa (p. 131-154). Il s’appuie sur l’ensemble de la documentation disponible, et notamment sur les prospections et les fouilles, en partie inédites, conduites sur le Pian della Conserva, qui connaît une occupation stable depuis au moins la 2e moitié du VIIIe s., avec un habitat de cabanes recouvert dans un deuxième temps par une nécropole orientalisante. Si l’influence de Caere, longtemps considérée comme prédominante dans le domaine de l’architecture funéraire est à relativiser, la dizaine d’inscriptions provenant de ce cimetière confirme cependant que ce secteur gravite dans l’orbite cérite. P. Perkins présente également un bilan des prospections dans la vallée de l’Albegna (p. 103-121), en proposant sur la base notamment des analyses spatiales, mais en sachant garder ses distances d’une application trop directe des préceptes de la New Archaeology, d’identifier le site de la Doganella avec Caletra.

La situation de l’Ombrie est plus constrastée. D. Briquel (p. 231-248) s’attache à décomposer l’image des Ombriens, qui apparaissent comme une population de substrat dans de nombreux secteurs de l’Italie (Cisalpine, Picénum, Sabine). Cette autochtonie et ce caractère « primitif » les rejettent en grande partie dans un passé atemporel et seul le livre V de la Géographie de Strabon semble les présenter sous un jour positif, comme une population prospère, ce qui reflète l’intérêt économique des Grecs, en particulier de Syracuse, pour le versant adriatique de l’Italie. Deux communications reviennent sur le problème de la constitution d’un ethnos ombrien : M. Torelli (p. 219-230) retrace les grandes lignes de l’évolution de la région, en tentant de concilier la tradition littéraire concernant l’expansion rivale et contemporaine des Étrusques et des Ombriens en Cisalpine avec la documentation archéologique, puis en mettant en lumière l’émergence d’une identité commune aux VIe‑Ve s. et l’apparition de l’urbanisation à partir de la 2e moitié du Ve s., en parallèle avec la prise de contrôle des institutions par des aristocraties isonomiques. G. Bradley (p. 155‑163), en reprenant les conclusions d’une synthèse précédente {{1}}, souligne également ce retard de l’urbanisation. La documentation archéologique est également présentée, avec des synthèses sur Terni, Colfiorito et Tadinum (L. Bonomi Ponzi, p. 165-193), Spolète et Spello (D. Manconi, p. 195-210) et sur le bassin de Gubbio (S. Stoddart, p. 211-218). Le renouvellement de la documentation nuance quelque peu la vision traditionnelle d’un retard ombrien, avec l’apparition de centres urbains, souvent dans des secteurs déjà occupés à l’Âge du Bronze, dès le VIIe s. à Terni sous l’actuel centre historique, au VIe s. sur le Monte Orve pour les Plestini et sur le Colle Mori pour les Tadinates, ou la présence de tombes « émergentes » à Colfiorito, Spolète et Spello, signe de l’existence d’une aristocratie qui n’a rien à envier à son homologue tyrrhénienne, même si les cités-États ombriennes n’atteindront jamais le niveau de développement des cités étrusques, comme le rappelle l’étude de G. Cifani publiée peu avant le colloque {{2}}.
Au final, la vision de la naissance du phénomène urbain et de l’apparition de l’État dans ces deux régions est affinée, par la multiplicité des exemples, par la prise en compte des relations entre le centre et les périphéries. On suit les traces de cette structuration socio‑politique dans certains cas dès le Bronze récent. Certes, la tentation est parfois grande, même si S. Stoddart appelle à la prudence, pour un certain nombre d’auteurs de plaquer systématiquement la documentation littéraire ou épigraphique sur la documentation archéologique. D’autre part, on sent encore dans les actes de ce colloque, l’opposition entre une école anglo-saxonne, portée à la réflexion théorique mais qui s’appuie parfois sur une documentation archéologique limitée, et une école italienne, qui bénéficie en revanche d’une documentation abondante et bien souvent inédite. On sent encore les échos, ici où là, de cette hostilité, et G. Bradley comme S. Stoddart prennent le temps de répondre à certaines critiques virulentes {{3}} ou de lancer quelques piques (p. 214). Toutefois, la publication des actes de ce colloque marque surtout la volonté de dépasser ces clivages pour réfléchir ensemble à ces problématiques complexes, mais passionnantes.

Stéphane Bourdin

[[1]]G. Bradley, Ancient Umbria. State, culture, and identity in central Italy from the Iron Age to the Augustean era, Oxford 2000.[[1]]
[[2]]G. Cifani, Storia di una frontiera. Dinamiche territoriale e gruppi etnici nella media Valle Tiberina dalla prima età del Ferro alla conquista romana, Rome 2003.[[2]]
[[3]]Cf. en particulier les critiques des travaux anglo-saxons émises par S. Sisani, Tuta Ikuvina. Sviluppo e ideologia della forma urbana a Gubbio, Rome 2001 et surtout : « British Umbria (Quasi una recensione ad uno studio recente) », Eutopia, sér. II, 1, 2002, p. 123-139.[[3]]