< Retour

Cet ouvrage fait suite à deux volumes consacrés aux Dieux d’Homère ; le premier (Liège 2017. Kernos suppl. 31) était sous-titré Polythéisme et poésie en Grèce ancienne ; le second Anthropomorphismes (Liège, 2019. Kernos suppl. 33). Celui-ci, consacré aux « attributs onomastiques », continue d’autre part une vaste exploration sur la nature et la fonction des « noms de dieux » dans l’Antiquité, entreprise dans le cadre du projet Maping Ancient Polytheism porté à Toulouse par Corinne Bonnet, et dont témoigne un volume paru en 2021: Noms de dieux. Portraits de divinités antiques[1].

Il s’agit, dans cette « troisième étape » des Dieux d’Homère, d’étudier les appellations divines dans l’épopée homérique et chez Hésiode. Le sous-titre, « Attributs onomastiques », précise le sujet et sa formulation entend dépasser l’opposition simpliste entre « épiclèse (rituelle) » et « épithète poétique » (il sera expliqué en détail p. 82). Le propos, influencé par les nouvelles méthodes de recherche en épigraphie et en iconographie, tente de préciser le vocabulaire technique de l’analyse et vise à montrer le rôle structurant de la poésie homérique dans le développement des cultes grecs.

La richesse de l’ouvrage ne permet pas un compte rendu complet : on se contentera de présenter les propositions qui nous ont paru essentielles et d’en discuter quelques-unes.

C. Bonnet et G. Pironti, qui entendent « embrasser du regard » (comme Zeus Euruopa) « les dénominations des dieux », annoncent que leur programme « est placé sous le signe de la complexité », « inhérente au polythéisme ». Démêler cette complexité : voilà une ambition qui rejoint et développe celles de L. Gernet, J.‑P. Vernant, M. Detienne, J. Rudhardt, C. Calame et bien d’autres. Comme l’auteur de ce compte rendu, le lecteur de l’ouvrage aura tout loisir de mesurer la complexité en question…

La feuille de route est ce passage fameux d’Hérodote (II, 53) selon lequel Homère et Hésiode « ont élaboré une théogonie, ont donné aux dieux des dénominations, ont distribué entre eux honneurs et compétences, et ont indiqué leurs figures ».

La première contribution de R. Gagné nous retiendra d’autant plus qu’elle entend établir le fondement théorique de cette recherche. Elle s’intéresse « au rapport du langage au culte dans le système de la nomenclature divine » : « le sens de l’épithète concerne tant la sémantique du mot que l’association de ce mot au nom du dieu » (p. 27). L’auteur envisage de « questionner où se trouve ce sens négocié entre le texte et le lecteur moderne », et commence par étudier la distinction entre épiclèses et épithètes divines. Dans cette perspective historiographique, l’importance de la philologie comparée est reconnue, mais tout aussitôt c’est un caractère négatif qui est souligné : « on collectionne l’épithète comme un fossile » ; même M. L. West n’échappe pas à ce reproche… « La recherche de l’essence du mot dans son origine n’a jamais été complètement abandonnée. […] Le sens de l’épithète […] est resté déterminé par la compréhension de son origine linguistique qui peut nécessiter un détour par l’Indo-Européen » (p. 34). Je m’étonne de voir si mal jugée la démarche de la sémantique historique pour laquelle l’étymologie diachronique ne cherche pas à découvrir l’« essence » du sens d’un mot mais à retracer la dynamique de son histoire : P. Chantraine avait donné à son Dictionnaire étymologique le sous-titre : Histoire des mots. Dans cette perspective l’Indo-Européen, qu’on est loin de pouvoir toujours atteindre, n’est en rien un « détour ». Il suffit de relire É. Benveniste pour mesurer ce que cette démarche peut apporter à la compréhension profonde d’un texte ancien.

Un moment capital de la recherche sur l’épopée homérique, ce sont les études sur la poésie orale, centrées sur l’épithète : « l’épithète divine n’est pas simplement ornementale, elle contribue à la fameuse ‘idée essentielle’ de la formule » (p. 41). L’auteur explique la démarche de G. Nagy : « son but est de retrouver les échos de la diachronie dans la synchronie de la tradition ». Mais – j’ai du mal à suivre R. Gagné sur ce point – cette démarche n’en reste pas moins prisonnière « du mirage historiciste » (p. 42).

Ceux qui, comme Veyne et Versnel, opposent les représentations poétiques « à l’expérience religieuse des ‘fidèles’ imposent des cloisonnements étanches à un domaine de circulation beaucoup plus fluide » (p. 47). Le sens des eponumiai divines n’est pas à rechercher dans une origine ou dans le texte seul, « mais dans une tension toujours renouvelée avec le savoir et la résistance de publics qui changent » (p. 49). Selon nous, le propos s’intéresse en priorité aux multiples réceptions du texte homérique.

L’auteur propose le concept d’« affordance » – néologisme emprunté à la psychologie anglo-saxonne – qui se réfère « aux propriétés que quelque chose offre (ou permet) à quelqu’un qui en a conscience ».

La deuxième contribution de R. Gagné concerne une « étude de cas », à savoir Zeus Panomphaios – un hapax homérique (Iliade, VIII, 250). « L’omphē est la parole divine qui permet de communiquer indirectement. Zeus Panomphaios est le maître de toutes les omphai » (p. 60). « Plus les exégètes ont tenté de circonscrire le sens du mot, plus ils ont continué d’ajouter à la polysémie de l’épithète » (p. 71).

Toute une équipe s’est réunie autour de C. Bonnet pour étudier Euryopa (je préfère transcrire Euruopa), dont l’intérêt réside pour les auteurs dans le double signifié du deuxième terme déjà expliqué par les commentateurs de l’Antiquité : «  à la vaste voix » ou « au vaste regard ». Il est vrai que certains emplois s’interprètent mieux si l’on rapproche le « vaste regard » de Zeus de celui du dieu « qui voit toute la Troade » (Il., XXIV, 291). « Voir et se faire entendre expriment sa maîtrise du cosmos » (p. 89). Les auteurs rapprochent ainsi euruopa de boôpis, épithète d’Héra comprise comme « aux larges yeux ».

Cette profonde voix et ce vaste regard sont les attributs du souverain du monde, comme ils sont ceux de YHWH (p. 99).

La contribution d’O. Cesca, « Autour de l’Ossa homérique et de sa qualification de Dios angelos », n’est pas sans lien avec la précédente, puisqu’il s’agit de la personnification d’ ὄσσα « rumeur, renommée », un dérivé du mot ὄψ (formation et sémantisme sont précisés en note p. 101). Dios angelos  ne fonctionne comme épithète que dans le cas des hérauts et d’Ossa (Il., II, 94). La Rumeur, par sa puissance, est sentie comme un être divin ; l’auteure précise la notion de personnification : l’essentiel est l’« agentivité » (p. 109-110), la capacité d’agir envers les mortels. L’autorité de Rumeur-Renommée remonte à Zeus : le propos recoupe ici l’étude de R. Gagné sur Zeus Panomphaios.

D. Bouvier, dans son étude « Poétique du polythéisme. Organisation linguistique des systèmes anthroponymique et théonymique dans l’Iliade», reprend le questionnement de C. Bonnet sur le rôle des épithètes qui accompagnent les théonymes en le replaçant dans le cadre et le fonctionnement de la poésie épique et en montrant le rôle de la métrique dans la structuration du polythéisme : « Peut-on voir un dieu naître dans la langue ? » (p. 123-124). Il étudie finement l’usage des théonymes qui varie selon les personnages qui s’adressent au dieu, et montre comment la flexion et la métrique conduisent à la diversification des noms propres. Il souligne l’importance et la limite des découvertes de M. Parry sur le caractère traditionnel de la poésie homérique. « Pour les dieux, les épithètes deviennent des noms parce que le nom unique ne suffit pas à épuiser l’identité d’un dieu» (p. 143). Cette fois, nous sommes précisément au cœur du problème posé.

La réflexion de Cl. Calame, « La pragmatique de l’adresse homérique aux dieux entre qualifications poétiques et appellations rituelles », s’engage à propos de la prière de Chrysès (Il. I, 446-449) pour « mettre en question la portée pragmatique de la nomination et de la qualification des dieux dans quelques formes hymniques ». Il insiste sur le recours « aux catégories indigènes[2] envisagées dans la perspective distante et critique qui est forcément la nôtre » (p. 147). L’auteur met en cause l’usage des mots « théonyme » (préférant « dénomination ») et « épiclèses » (« qualification ») (p. 149) et étudie plus particulièrement l’usage d’argurotoxos (Apollōn), pour conclure : « les distinctions opératoires que l’on a formulées s’avèrent être décidément perméables ! » (p. 152).

C. Pisano, « Entre qualificatifs et hétéronymes divins: les épithèteshomériques à fonction théonymique », rappelle les théories sur les noms divins depuis Usener, Cassirer, Versnel et Parker, pour citer finalement le volume édité par C. Bonnet, Les noms des dieux, où était proposée la distinction des théonymes, hétéronymes, épithètes (littéraires) et épiclèses (cultuelles). Il reprend l’examen de la prière en Iliade, I, 37-42 étudiée précédemment. Il souligne en particulier l’importance de la polyonymie, qui serait une sorte de « réservoir » d’attributs onomastiques distinctifs de la condition divine ; une forme de timè (p. 168).

D. Jaillard étudie les épithètes divines dans les Hymnes Homériques. Une analyse de l’adresse introductive ou conclusive de l’Hymne à Déméter montre que la partie narrative a reconfiguré les rapports des divinités entre elles. Les séquences onomastiques illustrent le fameux texte d’Hérodote II, 53 (qui revient souvent dans ce volume, comme celui de Pausanias VII, 21, 7-9): il faut faire prioritairement jouer les « catégories indigènes» (p. 181). Au fond, la formulation centrale est empruntée à Detienne : « Un dieu est d’abord au pluriel ».

Selon M. Herrero de Jaureguy les « épithètes toponymiques des dieux dans l’Iliade » sont rares, et leur présence doit être élucidée. Elles figurent volontiers dans des prières. Par exemple les cas d’argurotoxos dans le contexte du chant I ou de Lykegēnēs au chant IV sont clairement liés à des cultes épichoriques. Trois autres cas sont analysés, surtout ceux d’Athéna Alalkomenēis et d’Héra Argeiē, dont l’épithète joue dans le discours de Zeus avec celle d’Hélène (la difficulté d’établir la référence d’Argos dans l’Iliade n’est pas envisagée). Par l’usage des épithètes toponymiques, Homère exploite une tension créatrice entre divinité épichorique et panhellénique (olympienne). « Il joue avec les espaces humains pour théoriser à sa façon, dans le tissu narratif, une certaine dimension de la polyonymie divine » (p. 205).

Spécialiste de l’iconographie et des couleurs antiques, A. Grand-Clément, par sa contribution « Épithètes homériques et effigies cultuelles », étudie « le rôle des épopées homériques comme source d’inspiration pour la représentation plastique des dieux » (p. 209). On ne peut dessiner le portrait robot d’un corps divin. Poséidon est kuanochaitēs « à la crinière / chevelure bleu-sombre » : l’épithète l’associe à la fois à la mer et au cheval (p. 212). Le lien entre « attribut iconographique » et « attribut onomastique » n’a rien de nécessaire ; on ne peut non plus établir de lien entre épithètes et images cultuelles.

G. Pironti « Du ciel et de l’or». Pourquoi Aphrodite n’est-elle jamais dite Ourania chez Hésiode, malgré les conditions de sa naissance ? Le récit évoque-t-il le nom in absentia? Ne témoigne-t-il pas du rôle d’Aphrodite comme « interface avec les déesses des autres » (p. 237) ? Ensuite, on s’interroge sur le « trône d’or » d’Héra dans l’Iliade et celui de l’Aurore dans l’Odyssée. Les deux sens de – thronos (« parure florale » ou « trône ») sont envisageables dans le cas d’Héra (quant à la « parure dorée » de l’Aurore, elle est selon nous certainement descriptive). Le poète peut aussi jouer avec le sens de chrusēlakatos, qui peut renvoyer à la flèche ou au fuseau d’Artémis.

Les contributeurs ont chacun sa spécialité mais leurs points de vue s’accordent sur les problématiques et les choix de méthode. Ce consensus permet d’éviter l’écueil qui menace tant d’ouvrages collectifs, la disparate et l’incohérence. Ici, le lecteur est au contraire frappé par l’unité, le sérieux et la convergence des recherches.

Ce consensus comporte également de sérieux inconvénients.

Il entraîne des redites pesantes ; ainsi le lecteur est renvoyé à maintes reprises au texte d’Hérodote (II, 53) « sous le signe duquel ces rencontres pourraient être placées » (p. 180) et à celui de Pausanias (VII, 7-9), commenté par différents auteurs selon les mêmes perspectives (p. 14-15 ; p. 24-26 ; p. 148 ; p. 186 ; p. 233).

Le choix de privilégier les concepts dits « indigènes » me paraît discutable quand il s’agit de l’Iliade d’Homère interprétée par un écrivain du IIe s. ap. J.-C. : Pausanias, si sérieux, si informé soit-il de la Grèce archaïque, est-il mieux à même de comprendre l’univers social et mental des aèdes que M. Parry et A. Lord étudiant les guslari des Balkans dans les années 1930 ?

Je regretterai une certaine fermeture des champs de recherche et des méthodes. La plupart des chercheurs ici réunis ont choisi – avec une netteté plus ou moins prudente – de privilégier l’analyse à partir de l’« émique » par rapport à l’« étique » (p. 27). Ce choix est-il approprié à l’étude de l’épopée ? Quand il s’agit des stades tardifs de la tradition et de la réception d’Homère, il peut certainement se justifier. Mais les auteurs, souvent occupés du « recyclage » de l’épopée (p. 94), refusent généralement toute perspective tournée vers une tradition qui plonge pourtant ses racines dans un passé séculaire, voire millénaire. Ruijgh a démontré depuis longtemps que certaines formules dataient de l’époque mycénienne ; c’est le cas de potnia Hēra[3]. D’autres, comme R. Schmitt, M. Durante et G. Nagy ont fait remonter certaines de ces formules et certaines représentations jusqu’à une époque où les prédécesseurs des Grecs et des Indiens pouvaient encore partager des conceptions idéologiques et poétiques. Et cette tradition séculaire implique d’innombrables réinterprétations qui ont abouti aux textes que nous lisons.

De cela, on ne nous parle pas, ou si peu… Le choix de privilégier par principe les rapprochements entre le monde grec et le monde sémitique (p. 82) pose problème quand il s’agit d’étudier des faits de langue, puisque le grec reste une langue indo-européenne…

L’étude des épithètes associées aux divinités aurait pu être l’occasion de réfléchir au fonctionnement des dérivés et surtout des composés dont la richesse et la souplesse sémantique ont joué un grand rôle dans le développement de la poésie et de la culture grecques en général. J’aurais de nombreuses remarques à faire sur ce point. Selon moi, argikeraunos ne signifie pas « à la foudre d’argent » mais « à la foudre lumineuse-rapide ». Argeiphontēs, chez Homère, ne tue personne  (p. 87) !

Malgré A. Grand-Clément (p. 222 sq.), la Glaukōpis a marqué l’imaginaire collectif des Athéniens moins par la supposée couleur « bleue » de ses yeux que par son étroite association avec la fameuse chouette d’Athènes. « Le sens n’est pas ‘aux yeux bleu clair’ sauf dans des emplois tardifs influencés par γλαυκός » (M. Briand, suppl. au DÉLG, p. 1283).

Ce volume, lourd d’érudition, marque une étape forte de la réflexion contemporaine sur le caractère multiple des dieux grecs et sur le rapport des cultes des cités avec les épopées. Il risque parfois de décevoir le spécialiste de la tradition homérique.

 

Pierre Sauzeau, Université Paul Valéry – Montpellier

Publié dans le fascicule 1 tome 124, 2022, p. 277-281

 

[1]. Nous avons rendu compte de ces deux derniers ouvrages : cf. c.r. REA 122, 2020, p. 592‑595 ; et Actualités des études anciennes, ISSN format électronique, 2492.864X (19/04/2021).

[2]. Nous revenons infra sur cette question.

[3]. C.-J. Ruijgh, « Les origines proto‑mycéniennes de la tradition épique » dans F. Létoublon éd., Hommage à Milman Parry, Amsterdam 1997, p. 33-45, cf. p. 38.