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La Muse trompeuse, étude sur la dramaturgie de la ruse dans l’œuvre d’Euripide, somme de 500 pages, est issue de la thèse qu’a soutenue en 2014 Ajda Latifses sous la direction de Claude Calame et de Christine Mauduit. Cet ouvrage vient de paraître aux Belles Lettres en 2021. Il s’inscrit dans une nouvelle approche du théâtre d’Euripide et permet une réévaluation de ce dramaturge face à ses illustres « rivaux ». Le travail s’inspire ouvertement des catégories de Hans Strohm qui a cherché à classer en 1957 les différentes scènes des tragédies euripidéennes, scènes de supplication, de reconnaissance ou, ce que va développer l’auteure, Intrigenhandlung, celles dont l’action est basée sur la ruse. Les outils sont essentiellement linguistiques, même si le terme d’anthropologie se rencontre ici ou là. Mais la perspective, comme l’indique le sous-titre, se veut résolument dramaturgique avec le vocabulaire technique des pionniers dans ce domaine, comme Anne Ubersfeld et son Lire le théâtre, ce qui parfois aboutit à des formulations obscures, écueil qui heureusement est le plus souvent évité. A. L. travaille sur un vaste corpus de 11 tragédies entièrement conservées, écartant à juste titre les fragments dont les reconstructions sont, dit-elle, souvent hasardeuses : Médée, Hippolyte, Andromaque, Hécube, Ion, Hélène, Iphigénie en Tauride, Électre, Oreste, Les Bacchantes et Iphigénie à Aulis.
Après une introduction substantielle d’une dizaine de pages où l’auteure explique clairement ses objectifs, l’étude se présente en un diptyque. La première partie « La ruse entre qualité et mode d’action : des mots au drame » comprend trois chapitres, la seconde « Le scénario rusé : discours et spectacle », quatre. Tous les chapitres sont équilibrés, d’une cinquantaine de pages chacun.
Le premier chapitre recense le vocabulaire de la ruse, à l’exclusion de celui de μῆτις, terme épique largement interrogé par Detienne et Vernant dans leur célèbre ouvrage de 1974. La μηχανή, le moyen, l’expédient, permet de sortir d’une situation de détresse, une ἀπορία ou ἀμηχανία. Le δόλος – terme propre pour désigner la « ruse » – va de pair avec une certaine fourberie, voire une certaine perfidie, aux antipodes des valeurs traditionnelles d’honnêteté, de franchise, comme l’auteure le montre bien avec les réticences de Néoptolème, le fils du valeureux Achille, face à l’homme « aux mille ruses » dans la tragédie de Sophocle, Philoctète. Viennent ensuite des termes plus ambivalents comme τέχνη, le « procédé » qui permet de mettre en place la ruse, et surtout σοφία, habileté, savoir-faire qui finit par côtoyer la capacité à tromper grâce aux astuces langagières. Cette évolution de la σοφία se fait sous l’influence des sophistes dans la seconde moitié du Ve siècle et A. L. insiste sur le fait que cet emploi péjoratif du terme est une spécificité d’Euripide qui utilise assez souvent le terme σόφισμα, encore plus nettement péjoratif.
Une fois établies les limites d’une approche purement lexicale (p. 72), l’auteure s’attache dans le chapitre 2 à caractériser les « acteurs » de la ruse, les personnages féminins, puis masculins que leur faiblesse contraint à recourir à un stratagème, l’« arme du faible » face aux plus puissants.
La femme, vouée à la ruse depuis Pandore, occupe la première place dans ces analyses. Si l’on peut déceler là une certaine misogynie – et A. L. a raison à ce propos de signaler les très nombreuses citations d’Euripide dans la section du Florilège de Stobée consacrée au « blâme des femmes » –, l’insistance sur l’habileté sophistique de celles-ci, leur intelligence pour se sortir d’un mauvais pas est à mettre cependant au crédit du poète dont la position sur ce point a été souvent caricaturée. Pour étayer son propos, l’auteure étudie d’abord les ruses destructrices d’Hécube qui veut se venger du traître Polymestor et celles de Médée qui veut punir la perfidie de son époux. Quant aux ruses salvatrices d’Hélène dans la pièce éponyme ou d’Iphigénie dans Iphigénie en Tauride, Latifses les place sous la rubrique « ruses de parthenoi ». La place de l’Électre d’Oreste en cet endroit pose question car, plus que d’un salut improbable, il s’agit essentiellement pour elle de tirer une cruelle vengeance du traître Ménélas, digne plutôt d’Hécube.
Mais les femmes ne sont pas les seules à recourir à la ruse, les hommes offrent aussi une belle galerie de portraits ; outre les vieux esclaves, l’auteure prend surtout le temps de s’intéresser à Oreste et à son « double rusé », Pylade. Déjà chez Eschyle et Sophocle, Oreste feignait d’être mort pour s’introduire chez ses ennemis. Tout au long de ces pages, A. L. met en relief l’idée suivante : les personnages euripidéens qui recourent à la ruse s’éloignent de l’éthique aristocratique faite de courage et de loyauté. L’« illusion héroïque » d’Oreste atteint son comble dans la pièce qui porte son nom ; celle-ci est remarquablement mise en évidence par l’esclave phrygien, scène des plus originales dans le corpus tragique et analysée à plusieurs reprises, car le plan oblige à des redites et des renvois.
Délaissant les personnages, le chapitre suivant étudie l’insertion et la fonction de la séquence rusée dans l’action dramatique. L’articulation d’une scène de reconnaissance et, à sa suite, de l’élaboration d’un scénario rusé pour assurer soit le salut des protagonistes (comme dans Hélène ou Iphigénie en Tauride), soit l’accomplissement d’une vengeance (comme dans Électre) est bien mise en valeur.
La seconde partie de l’ouvrage se focalise, elle, sur la scène de ruse proprement dite. Ses trois temps correspondent à chacun des trois chapitres suivants : les scènes de planification occupent le chapitre 4. Souvent bipartites, elles présentent un premier plan rejeté, puis un second qui est, lui, retenu. L’auteure distingue les plans qui sont développés dans des tirades (comme celui de Médée, v. 376-385) et ceux échafaudés au sein d’un dialogue souvent stichomythique (Iphigénie en Tauride ou Hélène). Les travaux de Schwinge sur l’usage de la stichomythie dans les tragédies d’Euripide (1968) sont alors sollicités à bon escient. Ces scènes de planification où la parole joue un rôle de premier plan concourent non seulement au renversement de l’action mais elles démontrent aussi l’habileté du poète et celle de ses personnages.
Le chapitre 5, naturellement le plus long, s’intéresse spécifiquement à la scène de tromperie où le trompeur se trouve face à sa dupe. Ces scènes sont assimilées à du théâtre dans le théâtre ou à un « jeu au carré », selon la terminologie de Zaragoza. Certes Euripide, l’auteure le reconnaît, n’est pas le premier des Tragiques à faire utiliser la ruse par ses personnages : dans Les Choéphores (v. 454 584), Oreste expose son plan, il va se déguiser comme Pylade en voyageur phocidien, dans Philoctète, selon le plan d’Ulysse, un marin se déguise en marchand pour décider Philoctète à partir au plus vite ou dans son Électre, Sophocle fait tenir à Oreste une urne funéraire censée contenir ses cendres. Toutes ces scènes reposent essentiellement sur un maniement ambigu du langage propre au langage poétique doublé d’un usage sophistique dans la deuxième moitié du cinquième siècle. Sophocle ainsi raconte en un long récit épique la prétendue mort d’Oreste aux jeux Pythiques (Él., v. 680-763). Chez Euripide, la persuasion rusée passe de moins en moins par la narration, et de plus en plus par l’argumentation et la démonstration propre à la sophistique, et en particulier à Gorgias (voir p. 257-258). Les longues tirades cèdent souvent chez lui la place à des dialogues stichomythiques, comme dans la scène où Théoclymène est le jouet d’Hélène et de Ménélas, transformé, selon le scénario préalablement élaboré, en naufragé qui apporte la fausse nouvelle de la mort de l’époux d’Hélène (Hel., v. 1193-1277) ou celle d’Iphigénie en Tauride où Thoas, le roi barbare taure, est magistralement trompé par Iphigénie, la prêtresse grecque en qui il a une entière confiance : celle-ci prépare en fait sa fuite et celle de son frère en emportant la statue cultuelle d’Artémis, le βρέτας, arguant que les victimes humaines promises à la déesse, Oreste et Pylade, sont souillées par un matricide, et que, par là même, la statue qu’ils ont touchée doit aussi être purifiée par l’eau de mer. Le mélange de vérité et de mensonge atteint ici son paroxysme. L’étude de la scène d’Hippolyte appelée scène de la « tablette » (δέλτος) qui accuse Hippolyte d’adultère et qui déclenche la colère meurtrière de Thésée contre son fils est aussi bien menée, mettant en relief le thème de l’« illusion de la vérité » (p. 290), souvent aussi forte, voire plus forte, que la vérité elle même, thème privilégié par Euripide jusqu’à la fin de sa carrière. L’auteure n’oublie pas le rôle particulièrement important que joue le spectateur dans ces scènes : grâce à la « double énonciation », celle entre les personnages, et la réception qu’en fait le spectateur. Dans ces conditions, l’ironie dramatique peut fonctionner à plein, puisque le spectateur en sait beaucoup plus que celui qui est trompé et peut profiter de l’ambiguïté des propos qui échappe à la dupe.
Le chapitre 6 observe, lui, les résultats de l’action rusée. C’est souvent dans des tirades qu’est exposé le dénouement de cette action. Dans Hélène et Iphigénie en Tauride, ce sont des récits de messager qui dessillent les yeux de Théoclymène et de Thoas. Pour Hippolyte, c’est un deus ex machina, Artémis, qui reproche à Thésée son « aveuglement» fatal, et maintenant bien visible (φανερὰν … ἄτην, v. 1289), lui qui a été la proie des «mensonges de son épouse » (ψευδέσι μύθοις ἀλόχου πεισθείς, v. 1288). Le jeu entre ἀφανῆ et φανερὰν qui s’entrechoquent au début du trimètre (v. 1289) est bien commenté p. 376-377 : « Le dévoilement de la véritable nature de la dénonciation de Phèdre a dès lors pour corollaire immédiat celui de l’égarement de Thésée […] aussi évidemment manifeste (φανερὰν) que le crime dénoncé par son épouse pouvait être dépourvu de consistance et de réalité (ἀφανῆ) ».
Ces scènes de démystification permettent à la dupe d’accéder trop tard à la « connaissance » qui lui a manqué pour comprendre ce qui était en train de se tramer contre elle.
Le dernier chapitre (p. 399-445) a un statut à part, car il est consacré à une seule tragédie, Les Bacchantes. L’auteure montre comment la ruse, « arme traditionnelle des intrigues de vengeance humaine », s’allie ici à la folie envoyée par un dieu, Dionysos, le dieu du délire, pour aveugler et égarer l’esprit de son adversaire récalcitrant. Cette pièce mêle donc étroitement les plans divin et humain. Le roi thébain Penthée, homme raisonneur, refuse de reconnaître Dionysos comme le fils de Zeus et de Sémélé, la fille de Cadmos, son grand-père. Il interdit à sa cité d’honorer ce nouveau dieu. Comme Hippolyte qui refusait les hommages dus à Aphrodite, Penthée sera cruellement châtié. La sophia humaine raisonneuse est anéantie par la puissance supérieure du dieu. Les pages sur la scène du déguisement de Penthée en bacchante, suivant les indications précises du dieu qui a pris forme humaine et qui utilise sa dupe comme une marionnette, sont particulièrement éclairantes. Elles montrent bien comment cette scène constitue le pivot de l’action. À partir de ce moment, la mise en marche de la tragédie ne peut plus être arrêtée. S’il y a du comique comme il pouvait s’en dégager d’une autre scène antérieure où deux vieillards pleins de prestige, le devin Tirésias et Cadmos, l’ancêtre phénicien, s’étaient transformés eux aussi en bacchantes, mais de leur propre gré, ce comique est maintenant plus grinçant, puisque le spectateur ne peut ignorer que le roi Penthée, manipulé par le dieu, court désormais irrémédiablement à sa perte.
La conclusion de trois pages est un peu brève pour un ouvrage d’une telle envergure et la volonté explicite (note 1, p. 447) d’opposer un Euripide-philosophe à un Euripide-homme de théâtre, nous paraît devoir être nuancée, comme le montrent d’ailleurs les développements mêmes de l’auteure sur la sophia ou sur la remise en cause de l’éthique héroïque tout au long de son ouvrage, et plus encore ses analyses très pertinentes sur les Bacchantes. L’expression « philosophe de la scène » qui date d’Athénée est sans doute à rectifier mais nul doute qu’Euripide aime faire jouer ses personnages non seulement avec des mots, mais aussi avec des idées. Sinon, on ne comprendrait pas les multiples attaques d’Aristophane dont Euripide est la cible favorite, et qui ont été reprises à son compte par Nietzsche. S’il était absolument nécessaire de mettre en avant les qualités de dramaturge d’Euripide, le traitement novateur des mythes qu’il opère et qui est incontestablement lié à son goût de la réflexion critique, ne doit pas pour autant être éclipsé. Le livre de Decharme, si vieux soit-il, ne doit pas être méprisé, ni oubliés les travaux de Jacqueline Assaël sur l’intellectualité d’Euripide au service de sa conception du tragique.
Pour la bibliographie, très fournie, elle privilégie comme à l’accoutumée les Anglo Saxons. Nous regrettons par exemple, l’absence de Rachel Aélion et de son ouvrage encore bien utile Euripide, héritier d’Eschyle. Les ouvrages récents d’Isabelle Torrance, pourtant en anglais et dans la lignée d’Helen Foley et de Froma Zeitlin abondamment citées, ne sont pas non plus mentionnés . Mais sans doute la parution en 2019 n’a-t-elle pas permis à A. L. d’en prendre connaissance à temps pour l’intégrer à son travail.
Ces quelques réserves doivent être de toute façon relativisées car l’intérêt du livre est incontestable et les spécialistes d’Euripide et de la tragédie grecque devront en tenir compte. Toutes les analyses de détail dont nous n’avons pu donner ici que quelques exemples sont d’une grande pertinence et d’une grande finesse. Les citations du texte en grec, traduit par les soins de l’auteure, sont toujours regardées de très près et les corrections mentionnées, ce qui n’est pas toujours le cas et nous paraît de très bonne méthode.

 

Christine Amiech

Publié dans le fascicule 1 tome 124, 2022, p. 282-285