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Le présent ouvrage de S. A. Gurd s’inscrit dans le champ des sound studies, qui étudient le son et la musique en tant que réalités socio‑historiques. Dès les premières lignes de l’introduction, l’auteur annonce la méthode générale qui sera la sienne dans l’ouvrage (en l’empruntant à Jonathan Sterne) : il s’agira de considérer l’expérience auditive comme un phénomène « acquis », comme une « activité culturelle » – « que l’on peut désigner par le terme de “culture auditive” (auditory culture) » (p. 1). C’est là, d’après Gurd, un point commun aux Anciens et aux Modernes : « ils partagent […] la croyance selon laquelle l’audition peut être éduquée ou acculturée et mérite donc d’être traitée comme un artefact culturel » (p. 157). Dans cette perspective, l’auteur se propose de mettre en lumière les « origines », non pas de la musique, ni même de la théorie musicale, mais de ce qu’il identifie comme une théorie de la musique, qui prend en charge cette dimension culturelle de la perception auditive et qui s’efforce d’en faire apparaître certaines lois générales. En ce sens, la théorie de la musique à laquelle s’attache l’ouvrage demeure toujours extérieure à la pratique mais aussi aux théories musicales elles-mêmes.

C’est dans l’Antiquité grecque et plus précisément chez Platon et Aristoxène (auxquels sont consacrées, respectivement, les deux parties centrales du livre) que l’on trouve selon l’auteur deux « précurseurs importants de la notion contemporaine de culture auditive » (p. 4). Au‑delà des textes célèbres que Platon consacre explicitement à la pratique et à la théorie musicale, sa philosophie tout entière est assimilée à une théorie de la musique – au sens où l’a définie l’auteur précédemment –, dans la mesure où elle présente, dans sa formulation même, une vaste réflexion sur la manière dont la sensibilité peut être structurée, organisée culturellement et partant éduquée. Ainsi, le premier « théoricien » de la musique n’est autre que le philosophe, et la théorie de la musique « une philosophie de la musique, une construction de la musique pour la philosophie », voire même « une construction de la musique comme philosophie » (p. 156). Si cela semble manifeste en ce qui concerne Platon, c’est moins le cas d’Aristoxène, tant son approche et sa doctrine divergent de son prédécesseur. L’ambition de Gurd est néanmoins de montrer, par l’étude parallèle de leurs écrits, que la même intention traverse leur pensée, et que « l’œuvre d’Aristoxène est finalement aussi philosophique, dans son orientation, que celle de Platon » (p. 8).

La partie sur Platon est à première vue déstabilisante, tant la question de la « musique » au sens strict semble y tenir une place secondaire. C’est qu’il faut accepter avec l’auteur que l’ensemble des Dialogues, dans leur textualité et dans leur stratégie d’écriture même, relèvent d’une activité similaire à celle de la musique, c’est-à-dire d’une volonté d’agir sur la sensibilité du lecteur/auditeur « et ainsi de créer une nouvelle culture sensorielle » (p. 157). On mesure l’extension qu’il est nécessaire de faire subir à la notion de théorie de la musique, pour qu’elle « encapsule » (p. 7), comme l’entend l’auteur, non seulement la « culture auditive » mais encore la « culture sensorielle ». De même, l’auteur nous invite à laisser de côté la face signifiante de l’écriture platonicienne, pour se focaliser sur la « communication non‑propositionnelle » (p. 64) – dite « musicale » – dont témoignent ses Dialogues, laquelle permet à leur auteur de mettre l’âme de ses lecteurs/auditeurs en mouvement et ainsi d’« éduquer sans signifier » (p. 64). En opérant ces deux élargissements (de la musique à l’audition puis aux sens, et de la musique à la structure textuelle), la question du type de mouvement spécifique que la musique (y compris dans sa dimension culturelle) est susceptible d’imprimer à l’âme, par différence d’avec les autres perceptions sensibles ou par différence d’avec les contenus signifiants ou rationnels, est d’emblée disqualifiée. L’auteur, bien conscient des limites imposées par cette analogie musicale (p. 41), se propose de montrer l’utilité dont elle est malgré tout porteuse pour la compréhension de l’entreprise platonicienne.

Le premier chapitre fait apparaître trois stratégies d’écriture mises en place dans les Dialogues, qui visent à placer le lecteur dans la même position que les auditeurs réels de la discussion, soit une position d’expérimentation, en première personne, du discours philosophique : les mythes (qui permettent de rendre sensible un argument ardu), la pédagogie négative (par laquelle « Platon enseigne en refusant d’enseigner », p. 57), et la construction complexe des échanges (qui impose un « mouvement » permanent de l’esprit). Ces stratégies contribuent à incarner la philosophie dans une expérience sensible, dans laquelle l’âme est mise en mouvement sur un mode « musical », et ce indépendamment de tout contenu doctrinal. Bien plus, Gurd montre dans le chapitre suivant que ce que Platon condamne, en théorie, dans le contenu de ses dialogues se trouve réalisé, en acte, au niveau textuel, de sorte que le lecteur/auditeur peut en faire l’expérience sensible. Ainsi, les auloi qui avaient été bannis dans La République sont réinvestis dans les discours du Socrate‑Silène, qu’Alcibiade présente dans le Banquet comme une « figure séduisante et musicale » (p. 49) tout autant que rationnelle ; de même, la condamnation de l’écriture à la fin du Phèdre épargne les formes virtuoses qui, comme les dialogues platoniciens, « ressemblent davantage à la musique » (p. 52) ; enfin, la dénomination héraclitéenne du Cratyle se reflète dans le flux ininterrompu de la discussion, qui « catapulte Socrate et ses interlocuteurs dans un tourbillon de perspectives changeantes » (p. 61). Dans le troisième et dernier chapitre, l’auteur s’efforce d’identifier, à l’aide d’une étude du Timée et des Lois, la théorisation que propose Platon lui‑même de cette forme « musicale » de pédagogie, mise en œuvre par l’écriture dialogique. « Dans l’ontologie de la perception développée dans le Timée autant que dans le modèle d’éducation par la musique explicité dans les Lois, nous trouvons ce qui me semble constituer des similitudes intéressantes avec la notion de “culture auditive” développée plus récemment […]. La musique y est utilisée à la fois comme un outil et un “environnement” culturel » (p. 89).

L’approche poursuivie dans la partie sur Aristoxène est très différente. Gurd justifie son choix en soulignant l’intérêt de cet auteur pour la musique en tant qu’elle est perceptible, c’est‑à-dire en tant qu’elle apparaît à un auditeur (et non, comme le considère encore Platon, en tant qu’elle résulte de causes matérielles spécifiques ou qu’elle relève de rapports mathématiques). Plus précisément, Aristoxène analyse la perception musicale dans ce qu’elle a de construit par l’expérience (empeiria), et donc dans sa dépendance relative à un savoir pratique, issu d’une écoute répétée : « la “nature” [de la musique] réside, en fait, dans une forme de culture auditive déjà acquise » (p. 96). Ainsi, indépendamment du caractère technique et descriptif de la théorie musicale aristoxénienne, Gurd veut repérer chez lui une théorie de la musique, qui s’inscrit dans la tradition philosophique initiée par Platon et poursuivie par d’autres (Xénocrate, Aristote, l’auteur du De audibilibus, Théophraste), selon laquelle la perception auditive, en tant que processus psychologique, est autonome vis-à-vis de la production matérielle du son et suppose un haut degré d’ordre et de normativité, qui lui est conféré par l’environnement culturel. C’est là, selon lui, l’apport majeur d’Aristoxène à la théorie ou plutôt à la « philosophie » de la musique : « trouver dans la musique une esthétique à la fois autonome et rigoureuse, instanciant une logique au sein des sens » (p. 123).

Le premier chapitre consacré à Aristoxène s’efforce de faire émerger cette théorie à partir des descriptions techniques trouvées dans les Éléments harmoniques. On y rencontre par exemple la notion de « potentialité » (dunamis) qui, appliquée à une note, permet de dessiner les gammes de notes potentielles comme autant de « trajectoires » harmoniques, ces dernières n’ayant de valeur et n’étant déterminées que par une culture auditive donnée ; de même, la « continuité » (sunecheia) des notes dans la phrase musicale laisse entendre la spécificité de chaque culture auditive pour ce qui concerne les règles de combinaison des éléments entre eux. Dans les deux cas, ce n’est jamais un critère interne à la production des sons qui permet à Aristoxène de rendre compte de l’ordre et de la stabilité des systèmes harmoniques selon l’auteur, mais une norme culturelle. Le dernier chapitre élargit l’échelle à laquelle on peut observer cette autonomie de la perception auditive, en passant à l’analyse de la stabilité de la culture auditive dans le temps long de l’histoire. Selon Gurd, la volonté d’Aristoxène d’étudier la musique au sein d’un environnement culturel donné le conduit à renforcer l’ordre et la normativité dont elle est porteuse, et ainsi restreindre la variété et la contingence que l’on croit pouvoir discerner dans toute production mélodique (melopoeia), y compris au fil des générations. Dans cette approche culturelle de la musique, « la temporalité a été “dissoute”, la contingence a été réduite presque à néant » (p. 139), rendant la composition musicale largement prévisible et régulière. Gurd clôt son parcours à travers la théorie d’Aristoxène en soulignant le déplacement que son approche culturelle induit dans la conception de l’éthos musical (notamment par rapport à celle de Platon) : « l’éthos n’est pas le [simple] sentiment d’un flux musical mais un état affectif unique et solide » (p. 145), qui correspond finalement à la « communauté affective » (p. 128) à laquelle il appartient. Encore une fois, c’est la culture esthétique et sensible de l’auditeur plutôt que les caractéristiques internes du son et de l’harmonie qui est déterminante pour comprendre la perception musicale, et seul le théoricien qui adopte cette perspective historique est susceptible d’en juger.

La structure générale de l’ouvrage, dont les parties centrales juxtaposent l’analyse de deux auteurs aux objets et aux méthodes très différents, est finalement assez déstabilisante – et l’absence de véritables intitulés aux parties et chapitres n’aide pas le lecteur à appréhender la logique de l’ensemble. Le choix exclusif de Platon et d’Aristoxène pour traiter le sujet annoncé par le titre du livre peut lui aussi interroger. Conscient que son lecteur pourrait « être insatisfait de [sa] proposition selon laquelle Platon et Aristoxène constitueraient d’une certaine manière un seul et même phénomène » (p. 157), Gurd s’efforce tout de même de justifier son rapprochement. Ainsi, Aristoxène aurait découvert dans la musique le type de « perception ordonnée que les écrits de Platon semblaient avoir pour but d’aider à produire » (p. 156). Mais l’écart est tel entre ces deux formes de « théorie de la musique » que sont des descriptions musicales techniques, pour le premier, et des procédés textuels (considérés analogiquement comme « musicaux »), pour le second, que l’unité demeure difficile à cerner – à moins qu’il ne s’agisse là aussi d’une stratégie d’écriture « musicale » volontaire de la part de Gurd… Afin de tirer tous les bénéfices des analyses présentées, il convient finalement de lire cet ouvrage comme une libre déambulation dans les Dialogues platoniciens et dans les traités aristoxéniens, guidée par la perspective contemporaine de la « culture auditive ». En ce sens, puisque l’auteur formulait à la fin de son introduction le vœu de susciter, chez son lecteur, un questionnement sur la manière dont l’opposition classique entre réalisme et constructivisme perceptif « pourrait être contestée ou même remplacée » (p. 21), alors le livre a rempli son objectif.

 

Lora Mariat, EA 2274 – Logiques de l’Agir, Université de Franche-Comté

Publié dans le fascicule 1 tome 124, 2022, p. 286-288