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Le livre de Caroline Husquin (CH), issu de sa thèse de doctorat en Histoire ancienne (soutenue en 2016), s’inscrit dans le champ de l’histoire du corps antique, qui s’est beaucoup développée depuis plus de vingt ans maintenant dans la recherche française et anglo-saxonne en particulier, et plus particulièrement dans le domaine des Disability studies, qui se consacrent à l’étude, sous un angle à la fois médical et social, des défectuosités physiques et de ce qu’on appelle en termes modernes le « handicap », devenu lui aussi objet d’histoire. Précisément, l’un des points forts du travail de CH est de montrer que ce terme et cette notion ne sont pas en adéquation avec la façon dont les Anciens nomment et pensent les défauts du corps, et de lui préférer le concept d’atteinte physique (« l’atteinte physique d’hier n’est pas le handicap d’aujourd’hui », p. 19). L’introduction est consacrée à cette question, essentielle, de définition : après avoir retracé l’histoire du mot «handicap» et de ses acceptions, CH explique que les Romains ne faisaient pas de ceux qu’on peut appeler de nos jours les «handicapés» un groupe social distinct et doté, de ce fait, d’un statut particulier (voir aussi p. 56). La langue latine le montre : il n’y a pas de termes latins qui désignent exclusivement et avec précision les déficiences physiques. En revanche, trois facteurs apparaissent comme essentiels pour étudier l’atteinte physique : « la limitation fonctionnelle impliquée par la déficience », le « critère esthétique », la perception et la représentation de l’altération du corps (p. 14). CH rappelle que, dans le monde romain, le citoyen est toujours « sous le regard d’autrui » et que c’est ce regard, ou, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Robert Garland (paru en 1995), « l’œil du spectateur », qui « décide de son inclusion dans la société ou de son exclusion » (p. 25). Enfin, l’un des éléments essentiels à prendre en compte pour l’Antiquité est l’association entre la beauté du corps et celle de l’âme. Les sources utilisées sont à la fois littéraires (essentiellement latines, mais comprenant aussi des traités médicaux de langue grecque et les auteurs grecs de la période romaine), épigraphiques et archéologiques. La période envisagée va de la fin de la République à la fin du IVe siècle de notre ère. La démarche est pluridisciplinaire – ce qui est absolument justifié par le sujet et les sources –, à la fois historique, anthropologique et archéologique, intégrant en particulier les apports de la paléopathologie funéraire (études sur les restes osseux des nécropoles).
La première partie, intitulée « Circonscrire l’atteinte physique », pose d’abord le problème de la définition de la norme et de la normalité (chapitre 1 : « Normes et transgressions corporelles ») et s’interroge sur ce qui fait la beauté physique. S’appuyant sur des traités médicaux (Galien), mais aussi de rhétorique et de philosophie morale (comme le De officiis de Cicéron), CH montre qu’il s’agit plutôt, pour les Anciens, de définir ce que sont un corps et une beauté convenables. Les documents juridiques indiquent que certains défauts physiques, consécutifs à des maladies ou à des blessures, peuvent entraîner des exemptions de charge personnelles pour le citoyen (excusatio) et, dans le cas des esclaves, des rédhibitions. Le chapitre deux est consacré aux corps de tous ceux qui ne sont pas dans la norme – cette norme ne soit-elle définie que par ce qui s’en écarte – et fait une mise au point précise et documentée sur les procédures, privées et publiques, qui visent à les exclure : infanticide et abandon (expositio), traitement des prodigia humains, dont font partie au premier chef les hermaphrodites. CH, qui émet une hypothèse intéressante à propos des expiations des naissances d’hermaphrodites et autres prodiges pratiquées sous la République, montre l’évolution de ces pratiques religieuses publiques, qui disparaissent sous l’Empire. En revanche, cette période est marquée par le goût des membres de l’élite romaine pour les collections de curiosités et de monstruosités, dont font partie les nains, les bossus et autres créatures aux corps contrefaits (CH s’appuie ici sur les nombreux travaux que Véronique Dasen a consacrés à cette question). Il semble que ces personnages, de même que leurs représentations (voir p. 117), soient dotés d’une valeur apotropaïque. Si les usages socioreligieux n’impliquent plus de se débarrasser des hermaphrodites à partir du début de l’Empire, ceux qui sont les représentants d’un « uterque sexus » (l’un et l’autre sexes) constituent un objet d’interrogations et de réflexions pour les juristes, les médecins et les philosophes (p. 77). Le dernier chapitre de cette première section expose des cas où des individus, relevant de statuts et de rangs différents, sont marginalisés, mis à l’écart de la vie sociale et/ou politique. CH souligne à juste titre qu’il faut ici regarder de près les cas envisagés : quelle anomalie physique est concernée ? de quel type d’activité ou d’emploi/de charge peut-on être exclu ? et pour combien de temps ? Il n’est pas possible, ni souhaitable, de procéder à des généralisations sur cette question. De même, on ne peut reconstituer un usage unilatéral sur les modes d’inhumation d’individus ayant souffert d’une anomalie physique à partir des quelques exemples archéologiques dont nous disposons (notamment pour la ville de Rome aux Ier et IIe siècles de notre ère).
La deuxième partie de l’ouvrage (« De la domus à la familia ») est consacrée aux femmes, aux enfants et aux esclaves, trois catégories qui occupent chacune un chapitre. Un de leurs traits communs est que les points de vue dont nous disposons sur ces individus sont toujours ceux des hommes et des membres de l’élite – plus que de « l’homme riche » à proprement parler (voir p. 169). CH rappelle le jugement d’Aristote selon lequel la femme est, par rapport à l’homme, foncièrement déficiente. Une grande partie du discours médical, grec et latin, sur les femmes concerne la matrice, la question de la stérilité et celle de l’allaitement, cruciale car le lait transmet au nouveau-né des qualités physiques et morales (d’où l’importance du choix de la nourrice). Si on n’a pas de trace avant le VIe siècle de notre ère d’une femme qui soit l’auteur d’un traité médical (p. 125), on sait en revanche, grâce à des témoignages épigraphiques, qu’il y eut des femmes médecins et des sages-femmes – c’est pour celles-ci que Soranos dit avoir écrit le traité Maladies des femmes. Par ailleurs, si les discours sur la laideur féminine, assortie de défauts moraux, sont bien présents dans la satire et les épigrammes latines, il y a peu de représentations figurées de femmes invalides, en dehors de certaines statuettes de Smyrne ou d’Alexandrie et de la « buveuse de Vichy » (p. 131-132). Le chapitre consacré aux enfants – surtout aux enfants libres, compte tenu de la documentation textuelle – fait une place aux théories et aux représentations antiques de la génération et de l’hérédité (notamment celle de l’imprégnation par le regard, qui a une longue postérité) et s’intéresse aux soins apportés au jeune enfant, en particulier le modelage de son corps, notamment par l’emmaillotage, accompli dans un souci à la fois médical, esthétique et culturel. CH note qu’il est difficile d’évaluer la portée et l’application de l’examen du nouveau-né par la sage-femme prescrit par Soranos : ces conseils ont-ils été suivis ? par qui ? quels défauts physiques étaient-ils rédhibitoires ? Autant de questions auxquelles il faut accepter de ne pouvoir apporter que des réponses partielles. Quant aux esclaves, s’il est impossible, sur le plan archéologique, d’identifier à coup sûr les restes osseux d’esclaves par distinction avec ceux d’hommes libres, les textes anciens font clairement du marquage du corps un critère de distinction entre les deux catégories. Le corps de l’esclave peut être marqué au fer ou, plus souvent, tatoué, comme l’indiquent les travaux de C. P. Jones repris par Y. Rivière. Ce sont des marques identitaires qui ne s’effacent pas. Cependant, CH note de manière très intéressante qu’en dehors de ce qui concerne l’esclave comme bien meuble (res mobilis) dans les textes juridiques, son corps est le plus souvent invisible dans les sources (p. 184). Dans le droit, ce qui importe, c’est l’utilité de l’esclave et son assignation à une tâche précise. La fin de ce chapitre (p. 192-197) est consacrée aux eunuques, qui sont condamnés dans certains discours moralistes comme des symboles de la dépravation des mœurs, et considérés, paradoxalement, comme des objets sexuels. Le fait que l’interdiction de mutiler ses esclaves promulguée par Domitien ait été renouvelée par Hadrien suggère que la loi n’avait pas aboli cette pratique.
La troisième et dernière partie du livre concerne plus spécialement la sphère politique et se demande si certains défauts physiques peuvent constituer « un frein à l’exercice du “métier” de citoyen ». Le premier chapitre de ce volet examine le cas du citoyen-soldat, qui était nécessairement victime de blessures reçues dans les combats guerriers. La documentation manque pourtant sur ce sujet : y avait-il des anomalies physiques empêchant de servir dans l’armée ? que faisait-on des soldats invalides ? On peut constater que, sur ce sujet, la documentation est beaucoup moins fournie que pour le monde grec, comme le montrent les travaux qu’Évelyne Samama lui a consacrés. Certains textes permettent de comprendre qu’à Rome, beaucoup de soldats partiellement invalides continuaient à servir dans l’armée. Sous la République (comme sous le principat : voir p. 304), il n’y avait apparemment pas d’aide d’État destinée aux blessés et invalides de guerre, contrairement à ce qui s’est fait dans la cité d’Athènes. Ce sont les grands imperatores et les solidarités familiales qui y pourvoyaient. Il existait une décharge pour raison médicale (missio causaria), dont l’apparition est difficile à dater. Mais, en 213, l’empereur Caracalla décrète que seuls les soldats « invalides qui ont vingt ans de service peuvent bénéficier des privilèges réservés aux vétérans » (p. 223-224). CH fait aussi une place à l’étude des cicatrices, en soulignant l’importance de l’endroit du corps où elles sont placées et de l’instrument qui les a infligées, épée (dans le combat) ou verges (pour le châtiment). Il est à noter encore qu’il existe des cas où des soldats-citoyens sont frappés en contexte militaire, en dépit des lois Porciae (198-184) qui protègent le corps des citoyens. Le chapitre suivant s’intéresse au citoyen dans l’exercice de sa vie privée et publique et examine une série de déficiences physiques : la surdité, la mutité, la cécité, pour se demander si celles-ci impliquent l’exclusion, permanente ou temporaire, de fonctions politiques ou religieuses, à partir de plusieurs cas bien répertoriés et discutés : celui d’Appius Claudius Caecus, du fils de Crésus qui était muet et qui retrouva la parole pour sauver son père, du futur empereur Claude (qui fait l’objet d’une étude plus approfondie dans le chapitre suivant), de M. Sergius Silus, qui avait perdu sa main droite au combat et que ses collègues préteurs voulurent exclure des sacrifices. L’analyse confirme qu’il faut, là encore, examiner chaque cas sans chercher à établir des généralités abusives sur les exclusions de telle ou telle charge, dans les domaines politique et religieux. Enfin, CH montre qu’en dehors de ces cas spécifiques qui concernent des membres de l’élite, les auteurs de textes juridiques réfléchissent surtout aux atteintes physiques qui pourraient être disqualifiantes pour faire un testament ou pour recevoir un héritage. Le dernier chapitre s’intéresse à la figure du prince, en s’interrogeant sur le lien entre la santé de celui-ci et le bon gouvernement. CH rend d’abord compte des nombreuses études qui, depuis la seconde moitié du XIXe siècle et jusqu’aux années 90 au moins, ont été consacrées à la santé physique et mentale des princes, en particulier ceux dont la tradition historiographique antique (Tacite, Suétone, Dion Cassius) fait des tyrans (Néron, Caligula, Domitien) ou des incapables (Claude), par distinction avec le traitement réservé à Auguste, par exemple (p. 285 sq.). CH s’arrête sur le cas de Claude et rapporte le diagnostic le plus communément admis aujourd’hui à son propos, celui de la maladie de Little (p. 291 292), mais elle montre bien que la description physique de Claude « a fait l’objet d’un traitement littéraire spécifique », influencée par le discours sénatorial sur les princes, comme l’ont expliqué notamment Frédéric Hurlet et Michèle Coltelloni-Trannoy. Quels qu’aient été les possibles défauts physiques de Claude, ils ne l’ont pas empêché d’accéder à des charges publiques ni d’exercer son métier d’empereur. Les descriptions physiques de la laideur de certains princes qu’on peut lire chez Tacite, Sénèque, Suétone « relèvent bien de la construction morale visant à caractériser le mauvais prince » et signalent son mauvais gouvernement (p. 284). CH a raison d’insister sur la distance nécessaire à prendre avec ces textes, notamment ceux de Suétone, et aussi sur l’impossibilité de se livrer à un diagnostic rétrospectif (cf. p. 278 sq.). Ce dernier chapitre est désormais à lire en parallèle avec un article de CH à propos de Caligula, paru en 2020 dans un ouvrage sur La santé du prince, dirigé par Anne Gangloff et Brigitte Maire – ce qui montre la fécondité de cette thématique dans la recherche menée actuellement en Histoire ancienne pour la période impériale.
La conclusion de l’ouvrage revient sur les acquis de chacune des parties, en soulignant d’abord que, si des hommes ou des femmes, libres ou esclaves, atteints d’infirmité pouvaient effectuer des travaux physiques parfois très pénibles, cette «intégration» par le travail ne se faisait pas pour leur bien-être, mais sans doute d’abord pour des raisons économiques. Elle revient sur le point central, qui est essentiel, de la recherche menée dans l’ouvrage : ceux qu’on peut considérer comme «infirmes» à Rome (le terme renvoie ici directement à l’adjectif latin infirmi, «faibles») ne constituaient pas un groupe unifié et il n’y avait donc pas à leur égard une réaction ou un traitement unique. Leur exclusion, quand elle existe, peut n’être que « ponctuelle et relative » (p. 311). Il est en effet logique que, dans la société romaine, profondément inégalitaire, l’infirmité, la faiblesse physique, ne constitue pas une sorte de point de ralliement qui aille au-delà des différences entre esclaves et hommes libres, citoyens et non citoyens.
L’ouvrage de CH marque un jalon important dans les études d’histoire et d’anthropologie consacrées au corps dans l’Antiquité grecque et romaine depuis ces vingt à trente dernières années, études qui dépassent très largement le domaine de la médecine ancienne. Il s’appuie sur une abondante bibliographie (riche de 680 références environ), notamment sur les travaux les plus récents menés par des spécialistes de ces domaines, comme Annie Allély et Judith Evans Grubbs (sur l’infanticide et l’exposition des enfants), Luigi Capasso et Paola Catalano (pour la paléopathologie funéraire), Véronique Dasen, Danielle Gourevitch, Christian Laes, et la mobilise avec pertinence. Le propos est toujours ferme, clair, et d’une grande honnêteté intellectuelle. Les textes sont examinés avec précision, sans jamais être forcés, et c’est l’un des tout premiers mérites de ce livre de revenir sur des idées reçues, de ne pas se laisser aller à des généralités abusives et de laisser des questions ouvertes.

 

Catherine Baroin , Université de Rouen Normandie , EA 4705 – ERIAC , UMR 8210 – ANHIMA

Publié dans le fascicule 1 tome 124, 2022, p. 273-276.