Ces textes réunis, traduits et édités par André Laks et Glenn W. Most constituent une anthologie des textes de philosophie grecque préplatonicienne qui nous sont parvenus à ce jour. Poursuivant le travail réalisé dans la première moitié du XXe siècle par Hermann Diels (1903) et Walther Kranz (1951)[1], A. Laks et G. W. Most ont pour eux l’avantage de pouvoir présenter de nouvelles découvertes opérées au cours de la seconde moitié du XXe siècle : le papyrus de Strasbourg (découvert en 1904 mais étudié en 1990) enrichit l’œuvre connue d’Empédocle et permet d’offrir de nouveaux éléments susceptibles d’alimenter les débats des commentateurs ; le papyrus de Derveni (mis au jour en 1962), qui représente l’avancée la plus significative et auquel les auteurs consacrent un chapitre entier[2], consiste en un poème de cosmogonie orphique dont l’auteur reste inconnu.
Cette anthologie a également le mérite de viser un public large, allant des spécialistes aux néophytes : les premiers peuvent y trouver, outre l’ensemble des textes de philosophie préplatonicienne connus à ce jour, des textes issus du syriaque, de l’arabe, de l’hébreu ou encore de l’arménien, permettant de retracer en partie l’histoire de la réception des textes grecs dans l’Orient antique et médiéval ; les seconds ont accès à une édition simplifiée des textes, ponctuée de peu de notes et d’éléments critiques et paratextuels. Concevant l’ouvrage comme un outil de travail, les auteurs s’en tiennent à des renseignements factuels et de rares éclaircissements jugés indispensables ; ancien professeur de grec et philologue accompli, André Laks compte donner la priorité au texte.
Mais les deux auteurs, s’ils font preuve d’une certaine modestie dans la présentation générale du livre, entendent toutefois, à travers des choix éditoriaux décisifs, rebattre les cartes d’un certain nombre d’acquis historiographiques en les interrogeant à l’aune de découvertes récentes et de réflexions nouvelles dont nous allons maintenant préciser la portée.
I. – Des « présocratiques » aux « préplatoniciens », une catégorie historiographique en débat
A. Laks et G. W. Most adoptent d’abord une position critique à l’égard du terme communément employé de « présocratique ». Ce terme est une construction historiographique datant de 1788[3] qui tend non seulement à homogénéiser le parcours de la philosophie grecque jusqu’à Socrate mais encore à laisser subrepticement entendre que les philosophes « pré-socratiques » sont inférieurs à ce dernier. S’y trouve contenu le double risque « de la téléologie et du primitivisme »[4]. De plus, qualifier de « présocratique » un auteur dont Socrate est potentiellement le contemporain voire l’aîné mais qui n’a pu ou su côtoyer la pensée de Socrate renforce le caractère problématique et presque anachronique du terme[5]. Le pas de côté que font les auteurs se remarque donc dans l’absence du terme de « présocratique » dans le titre de l’ouvrage, qui inclut même Socrate dans cette genèse de la philosophie.
Ce geste fort nous semble rapprocher les auteurs de la tradition historiographique anglo-saxonne, qui n’a cessé de se montrer sceptique à l’égard de la périodisation créée par J.-A. Eberhard à la fin du XVIIIe siècle. J. Burnet, d’abord, a souligné la proximité qu’entretenait Socrate avec Anaxagore et notamment Archélaos dans Early Greek Philosophy[6] ; A. A. Long, plus récemment, a édité un volume d’introduction aux débuts de la philosophie grecque en préférant l’expression de « premiers philosophes » à celle de « présocratique »[7]. La continuité de l’émergence de la philosophie en Grèce antique est mise en avant et revalorise en même temps les philosophes qui ont précédé Socrate. C’est, à vrai dire, Platon qui constitue le véritable point de rupture selon les auteurs. La raison invoquée est d’ordre pratique : Platon marque une césure signifiante non pas pour les raisons philosophiques communément invoquées, selon lesquelles il serait le premier à déployer dans toute sa profondeur une philosophie du concept et de l’homme[8], mais tout simplement parce qu’il est le premier auteur dont nous avons pu conserver l’intégralité du corpus, à la différence de ceux qui figurent dans l’anthologie. Ne dessinant pas de hiérarchie dans l’évolution de la pensée grecque, les auteurs ont ainsi recours à des considérations purement historiques concernant l’état de la transmission des textes. Ce regard axiologiquement neutre permet de considérer à nouveaux frais la philosophie préplatonicienne et de se défaire de certaines habitudes sédimentées consistant à voir dans les débuts de la philosophie grecque une expression embryonnaire du concept et de la raison.
Cependant, si le terme de « présocratique » est problématique, il convient, aux yeux d’A. Laks, de conserver la césure, y compris sous la forme réformée de « préplatonisme ». Une étude qui se cantonnerait au terme de « premiers philosophes » risque malgré tout d’instaurer un aplanissement trop homogène de l’histoire de la philosophie : l’irruption de Socrate, puis de Platon à travers la figure de Socrate, reste une coupure majeure au niveau symbolique[9]. Ces premières philosophies grecques restent « présocratiques » ou « préplatoniciennes », notamment en ce qu’elles sont des « philosophies de vaincus » qui « ont finalement succombé à l’alliance du Platonisme et de l’Aristotélisme » au cours de l’histoire. En ce sens, leur réception à l’état fragmentaire et leur engloutissement dans le champ de la tradition philosophique ultérieure parachèvent leur inscription dans une autre « époque de l’histoire de l’esprit ».
II. – Vers une histoire de la réception et du contexte culturel et social
Une nouvelle conception de l’histoire de la philosophie est mise en œuvre. Au sein de chaque chapitre, qui porte sur un auteur ou sur un corpus thématique, les textes sont divisés en trois sections : la première (P) concerne les éléments biographiques de l’auteur ; la seconde (D), sa doctrine en tant que telle ; la troisième (R), les textes connus de réception et d’interprétation de cet auteur par des philosophes antiques ultérieurs. Cette troisième section représente un ajout décisif par rapport à l’édition Diels-Kranz : cette dernière se contentait de recueillir les fragments et les témoignages connus, là où A. Laks et G. W. Most font l’effort de reconstruire la postérité des premiers philosophes, à travers les interprétations qui furent produites jusqu’à la fin de l’Antiquité. Cette section présente un grand avantage historique : elle permet de se faire « une idée des grands courants de l’interprétation ancienne des auteurs archaïques » (p. 9-10). Ceci permet, entre autres, d’opérer un retour réflexif et critique sur la lecture néoplatonicienne d’Empédocle ou la lecture stoïcienne d’Héraclite, et de démêler, dans l’optique d’une lecture savante des textes, la source première de son déchiffrage ou de son instruction seconde. La perspective du premier chapitre est ainsi « méthodologique » (p. 8) : entièrement consacré à la doxographie ancienne, il témoigne d’une pleine conscience des difficultés auxquelles se heurte tout historien de la philosophie, qui doit sans cesse composer avec des strates successives de lecture pouvant parasiter la compréhension.
Il est également proposé une histoire culturelle de la philosophie ancienne. Par l’introduction de chapitres thématiques, les auteurs ne se contentent pas d’offrir le catalogue des pensées explicitement philosophiques de l’époque mais s’aventurent sur les terrains étendus de la philosophie. Les chapitres 2 et 3 sont consacrés à la question des représentations du monde, du divin et de l’homme à partir des principaux poètes archaïques (Homère et Hésiode) : il s’agit de montrer que les philosophes désignés comme tels « n’ont pas été les premiers à spéculer en Grèce sur l’origine et la structure du monde » (p. 63) et que l’on ne saurait ainsi comprendre pleinement les cosmologies des philosophes sans s’appuyer sur les grands monuments poétiques qui les ont précédés. Ce choix fort permet de souligner que la philosophie n’a pas encore, aux époques archaïque et classique, de champ d’expression caractéristique : elle peut être trouvée ailleurs puisqu’elle s’appuie en partie sur des représentations culturelles communes de l’époque. Il y a ainsi un certain « pluralisme de la vie intellectuelle » à cette époque, selon G. E. R. Lloyd[10], qui s’étend même à toutes les disciplines intellectuelles et scientifiques, dont les frontières restaient fluides[11]. Ensuite, le fait d’estimer que certaines philosophies ne peuvent se comprendre qu’à la lumière des traditions et des œuvres qui les ont précédées marque leur fort ancrage historique. Il ne saurait y avoir de monde des idées séparé et les philosophes participent d’un certain monde culturel commun à une époque. C’est pourquoi l’ouvrage se termine par le théâtre classique et sur le traitement que les auteurs dramatiques réservent à la philosophie (chapitre 43). Les auteurs proposent donc deux ouvertures : faire d’abord une anthologie qui signale du contenu philosophique en dehors de ce qui est désigné comme tel ; ouvrir ensuite l’étude des textes sur leur réception dans la société et dans le monde du savoir.
III. – Socrate, un sophiste comme un autre ?
Le dernier champ polémique auquel se confrontent A. Laks et G. W. Most consiste à déterminer la place que doivent prendre Socrate et les sophistes dans ces débuts de la philosophie. Les auteurs font le choix, surprenant pour tout lecteur de Platon, de placer Socrate dans la section consacrée aux sophistes. Ce choix se situe dans une veine résolument anti-platonicienne : les auteurs soulignent qu’au départ les sophistes n’avaient pas la connotation négative qui est devenue la leur sous la plume de Platon ; le terme désignait simplement une personne au savoir étendu, sens qui a été compris dans le terme de « Seconde sophistique » au IIe s. ap. J.-C. Également, les centres d’intérêt des sophistes, portés sur les questions rhétoriques, éthiques et politiques rejoignent en grande partie les problématiques de Socrate. Il est dès lors « éclairant » (p. 1227), pour les auteurs, de considérer Socrate comme un sophiste parmi d’autres au sein de la société athénienne du Ve s. av. J.-C. Cet exercice de revalorisation de la figure des sophistes rejoint les analyses développées récemment par B. Cassin qui, notamment dans L’effet sophistique[12], déconstruit l’acte philosophique qui a consisté à « faire du sophiste l’alter ego négatif du philosophe : son mauvais autre »[13]. Elle invite à « apercevoir le caractère d’artefact de la frontière entre rationnel et irrationnel, et peut-être [à] réorganiser le cosmos de la philosophie à partir d’un point de vue plus complet, plus contemporain, ou autrement attentif »[14], ce que les auteurs de l’anthologie ne manquent pas de faire, les sophistes se voyant ainsi consacrer pas moins d’un quart des chapitres de l’ouvrage[15].
Nous sommes en revanche moins convaincus par les arguments prononcés en faveur de la marque sophistique de Socrate. Si les auteurs mentionnent la communauté de leurs centres d’intérêt et le fait que Socrate a été, de facto, considéré comme un sophiste à son époque, ils reconnaissent eux-mêmes un certain nombre de différences : ainsi par exemple, tandis que les sophistes voyageaient à travers la Grèce, Socrate demeura à Athènes presque toute sa vie ; tandis que les sophistes faisaient payer leurs prestations, Socrate menait des conversations gratuites. Et sa pensée, certes lue en grande partie à travers la plume de Platon, témoigne de réserves à l’égard de la rhétorique et du danger que les sophistes peuvent représenter sur le plan politique. Quoiqu’il en soit, le projet des auteurs est une nouvelle fois plus général : il s’agit de prendre en compte la manière dont Socrate a été vu et interprété, en essayant de déterminer sa place historique objective dans le champ philosophique de l’époque classique.
Cette anthologie renouvelle donc considérablement le champ de l’histoire de la philosophie ancienne : les auteurs réactualisent l’édition de référence Diels-Kranz en intégrant à leur anthologie les découvertes archéologiques récentes et en se donnant pour tâche de remettre sur le métier un certain nombre de catégories historiographiques débattues. Le travail d’épure opéré au niveau du chapitrage[16] est largement compensé par une double ouverture : l’ouverture de la philosophie sur les autres disciplines, grâce à des chapitres thématiques consacrés à la poésie et au théâtre ; l’ouverture de la philosophie sur son histoire, à travers l’ajout d’une section consacrée à la réception critique et herméneutique des auteurs jusqu’à la fin de l’Antiquité. Le lecteur contemporain est désormais armé pour faire face aux différentes strates et médiations qui s’interposent continuellement entre un texte antique et des yeux modernes et pour comprendre les débuts de la philosophie à la fois par leur amont – dans les représentations culturelles et sociales d’une époque – et par leur aval – dans l’histoire des diverses grilles de lecture venues alimenter (et filtrer) le texte originel.
Gaël Alix, École Normale Supérieure, Sciences de l’Antiquité
Publié en ligne le 15 juillet 2021
[1] H. Diels, W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin 19516. A. Laks et G. W. Most ne manquent pas de proposer une table de concordance avec ce corpus de référence.
[2] Le chapitre 30, p. 1195‑1223.
[3] Trouvée sous la plume de J. A. Eberhard dans un manuel scolaire intitulé Allgemeine Geschichte der Philosophie, Halle 1788.
[4] A. Laks, Introduction à la « philosophie présocratique », Paris 2006, p. 46.
[5] W. Kranz le présentait ainsi : « il ne s’agit donc pas tant de la philosophie présocratique, que de l’ancienne philosophie non socratique » dans H. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin 1934, préface, p. VIII ; traduit et cité dans A. Laks, Introduction à la « philosophie présocratique », op. cit., p. 46.
[6] J. Burnet, Early Greek philosophy, Londres 1892.
[7] The Cambridge companion to early Greek philosophy, A. A. Long éd, Cambridge 1999. A. Laks lui-même ne manque pas de souligner l’absence du terme de « présocratique » dans la tradition anglo-saxonne dans son Introduction à la « philosophie présocratique », op. cit., p. 49.
[8] C’est la raison qu’invoque J. Brun à travers la figure du Socrate de Platon, dans l’introduction des Présocratiques, Paris 1968 (8e édition : 2019).
[9] C’est dans cette mesure que la coupure instaurée entre les œuvres fragmentaires et les œuvres complètes ou semi-complètes continue d’avoir un sens. Une objection pourrait en effet consister à évoquer toutes les écoles philosophiques ultérieures dont les écrits ne nous sont également parvenus que partiellement : ainsi de l’épicurisme, du stoïcisme, du scepticisme, par exemple. Mais ces écoles sont venues après la révolution socratique et platonicienne. Ce point est discuté ibid., p. 53.
[10] G. E. R. Lloyd, « Le pluralisme de la vie intellectuelle avant Platon » dans A. Laks, C. Louguet éds., Qu’est-ce que la philosophie présocratique ?, Villeneuve d’Ascq 2002, p. 39-53.
[11] Ibid., p. 53.
[12] B. Cassin, L’effet sophistique, Paris 1995.
[13] Ibid., p. 9.
[14] Ibid., p. 19.
[15] Il s’agit des chapitres 31 à 42.
[16] 90 chapitres dans l’édition Diels-Kranz contre 43 dans cette édition.