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Constituant les actes du dernier colloque du programme international HYDRΩMED (2015-2016), consacré à l’étude pluridisciplinaire de la gestion des ressources en eau en Méditerranée au Ier millénaire av. J.-C. (mondes grec, étrusque, romain, phénico-punique, gaulois, etc.), l’ouvrage L’eau dans tous ses états est riche de ses synthèses, études de cas et de son illustration de qualité. Les contributions qu’il rassemble offrent un ultime aperçu des quatre axes qui ont animé ce programme : le rôle des géosciences dans la compréhension de l’approvisionnement ; les savoirs et techniques hydrauliques ; les politiques, l’économie, mais aussi les cultes et les cultures de l’eau. Le volume fait suite à ceux déjà parus en 2019 : Ancient Waterlands ; Gérer l’eau en Méditerranée et Mortiers et hydraulique en Méditerranée antique (S. Bouffier et al.).

Deux premières contributions sont conçues pour mettre en perspective les suivantes. Consacrant les géosciences comme auxiliaires permettant de retrouver aujourd’hui les contraintes et phénomènes physiques utiles que les Anciens avaient identifiés par d’autres moyens, le géomorphologue V. Ollivier propose d’abord une utile synthèse de l’apport spécifique des approches paléo-environnementales existantes, généralistes ou plus ciblées mais souvent multifactorielles, à diverses problématiques de gestion de l’eau. Il faut signaler la mise en évidence des plus vieux systèmes de contrôle hydraulique connus, en la capacité des populations sud-caucasiennes de la culture de Shulaveri-Shomu, dès le Néolithique (6000-5300 av. J.-C.), à détourner des torrents vers des canaux, perturber l’hydrologie, accroître les risques de crues comme à y réagir en retour, c’est-à-dire à s’adapter tôt aux contraintes et aux changements, naturels ou d’origine anthropique.

Recourant à des exemples célèbres, la deuxième contribution (H. Fahlbusch) offre ensuite un aperçu des types d’ouvrages hydrauliques grecs et romains les plus fréquents de l’époque minoenne à la période byzantine. Le classement n’est pas que typologique, puisque l’auteur, parmi d’autres facteurs possibles, se consacre en particulier à l’étude des liens entre choix hydrauliques et économiques.

La première partie – « Aménagements hydrauliques antiques et exploitation des ressources naturelles » – se compose de quatre études qui illustrent les stratégies spécifiques d’alimentation de sociétés vivant en contexte contraint. En Sicile, Morgantina a connu, au IIIe s. av. J.-C., une forte croissance démographique et urbaine, jusqu’à couvrir tout le sommet du chaînon de Serra Orlando, sur lequel la ville était implantée et qui formait la zone de recharge de sa nappe. L’imperméabilisation des sols et la concentration consécutives des polluants diminuèrent la quantité comme la qualité des eaux phréatiques, alors que la demande était accrue (A. Walthall, K. Buhagiar et J. Flood). En ville, ce changement fut compensé par la multiplication des citernes, fréquente à l’époque hellénistique, tandis qu’aux abords immédiats, des galeries drainantes de type qanats – si elles ne datent pas du IXe s. – auraient servi à pallier les besoins agricoles.

Les trois études suivantes constituent, chacune à leur manière, une histoire de l’art hydraulique d’un site ou d’une région, au sens où l’approvisionnement et les citernes, puits recensés sont envisagés sous l’angle statistique, chronologique, stylistique et celui des déterminants sociaux plutôt que strictement technique : dénombrement, répartition, calcul de volumes, description formelle des ouvrages, de leurs unités constructives à des fins typologiques de datation et identification des échanges d’art ; évocation des contextes, quartiers de découverte, des usages identifiés et besoins à couvrir en fonction d’évolutions démographiques ou d’impératifs défensifs ; recours préférentiel à et multiplication de tel type d’ouvrage selon la période, parfois en fonction des conditions locales. Le cas du site punico-romain de Nora (S. Cespa), à partir du VIIIe s av. J.-C. en Sardaigne, est emblématique de cette approche qui pourrait être prolongée par un examen systématique de la variété des dispositifs techniques – plutôt que des formes – en lien avec les qualités d’eau à produire. La phase pré-romaine (citernes elliptiques de tradition punique) est difficile à observer, mais la conquête n’entraîna pas de rupture. Le couplage de la citerne C31 et d’un puits peut correspondre à la recharge artificielle de la nappe avec l’excédent des pluies autant qu’au stockage de son eau en prévision d’une baisse.

A. M. Bagg met en œuvre le même type d’analyse pour Israël (2200-586 av. J.-C.), où la multiplication des citernes, ici antérieure à l’époque hellénistique, s’expliquerait moins par des raisons environnementales que socio-culturelles.

Pour l’Afrique du Nord, N. Lamare formule en quelque sorte le souhait de telles études au sujet des captages monumentalisés de sources de Numidie et Proconsulaire. Pour mieux en connaître l’hydraulique pré-romaine, il invite à un changement de perspective, la datation romaine par défaut de ces ouvrages à la fin du XIXe s. n’ayant pas incité, au-delà du cas de Carthage, au repérage de phases antérieures, de transferts, c’est-à-dire à l’identification d’un probable art hydraulique indigène –  phénico-punique, numide –, qui fut vraisemblablement repris par le conquérant.

La seconde partie des actes – « De l’histoire politique et économique à l’histoire des sciences et des techniques » – revient sur le lien entre action, propagande royales, gestion de l’eau et fondation de puissants empires centralisés au Proche-Orient ancien. Elle montre aussi comment une approche pleinement technique, centrée sur les moyens et les fins de la production de l’eau potable dans et sur sa mise à disposition par les ouvrages hydrauliques, concourt de façon tout aussi décisive à la compréhension desdits systèmes.

M. G. Masetti-Rouault et F. Defendenti, après avoir clairement résumé le débat des années 1950-80 suscité par la thèse de Wittfogel puis sa remise en cause, s’attachent au cas du tell de Masaïkh près de Deir-ez-Zor (Syrie de l’Est), ville de l’empire assyrien fondée au IXe s. av. J.-C. Disparaissant ensuite des archives royales, la cité semble s’être redéveloppée au début du VIIIe s. en exploitant le canal parallèle à l’Euphrate de Nahr Dawrin, creusé alors ou simplement reconstruit. Les auteurs y voient l’indice que d’autres acteurs que le pouvoir central, à l’échelle locale, pouvaient être impliqués dans la gestion des canaux.

Dans l’article consacré à Alexandrie, I. Hairy étaye au contraire le lien entre légitimité politique et gestion de l’eau en examinant la volonté de replacer cette ville « à côté de l’Egypte », d’abord héritière des préceptes de fondation des villes grecques, dans la géographie traditionnelle du pays. Le creusement du canal la reliant à la branche canopique du Nil, rétablissant dès l’époque de Ptolémée Ier le lien nourricier entre fleuve et vieilles villes égyptiennes, fut conçu notamment pour asseoir son statut de nouvelle capitale.

S’appuyant sur une riche documentation ancienne et les fouilles du CEAlex, I. Hairy propose aussi une intéressante histoire de l’art hydraulique alexandrin. Ses réflexions sur la fonction des vestiges hydrauliques découverts à Terra Santa – une portion de jardin irrigué des Basileia ? – et un épisode de la Guerre d’Alexandrie, où les hommes de Ganymède contaminent avec de l’eau de mer les ressources phréatiques utilisées par les soldats césariens retranchés, sont tout aussi stimulantes. Signe d’une connaissance pré-géomorphologique fine et efficace du fonctionnement hydrologique complexe du sous-sol de leur ville, les ressorts de cet évènement sont expliqués de manière éclairante, parce que l’auteur envisage préalablement, en somme, puits, citernes et hyponomes (galeries de type qanat, creusées en ville et jouant aussi le rôle de citernes) non pas comme de simples puits, mais de véritables machines à produire en quantité une eau pérenne de qualité, résultat d’une analyse empirique des propriétés techniquement utiles à cette production des strates de grès dunaire rechargées chaque année par la crue du canal. Le nilomètre du Sarapéion permettait d’en estimer l’apport. Cette connaissance a aussi permis aux habitants de s’adapter tôt aux variations piézométriques de long terme de la nappe, par exemple par recreusement des hyponomes et, à partir de l’époque byzantine, à la salinisation de la nappe des quartiers littoraux subsidents, en y multipliant les citernes afin de réguler l’apport résiduel des hyponomes lors de la crue.

M.Trümper, pour sa part, ouvre la voie à l’étude de la gestion de l’eau dans les thermes romains républicains, moins gourmands et moins connus que leurs équivalents impériaux, à partir de quelques exemples urbains des IIe-Ier s. av. J.-C. en Italie et en Espagne (Stabies, Pompéi, Musarna, Crotone ; Cabrera de mar et Valentia). Installations et techniques hydrauliques sont à nouveau au cœur de la réflexion, puisque leur amélioration conditionna l’apparition d’une culture balnéaire plus raffinée avec l’Empire plutôt que d’y répondre. Pas tous spécifiquement conçus comme des bains, à une époque où cette architecture et ses techniques n’étaient pas encore standardisées et donc toujours optimisées du point de vue de la « chaîne des opérations » – nature, pérennité et quantité de l’alimentation en l’absence d’aqueducs ; stockage, levage, chauffage, distribution gravitaire ou manuelle idéalement au plus court jusqu’à l’utilisateur final –, ces bains furent pour la plupart abandonnés quand il n’était pas possible d’en mettre à niveau les installations, ou modernisés (Stabies).

Le cas de l’étonnante meunerie hydraulique proto-industrielle de Barbegal (IIe s.) est, en outre, réexaminé (G. Sürmelihindi, C. Passchier et Ph. Leveau) à la lumière d’analyses menées à partir de 2015 sur les concrétions carbonatées collectées à l’intérieur des aqueducs Nord et Sud des Alpilles, dans les biefs de la structure ou qui ont conservé l’empreinte de pièces en bois de son mécanisme (roues). S’appuyant sur la connaissance actuelle des conditions générales d’apparition de ces concrétions, dures ou poreuses selon qu’elles se sont formées en milieu clos ou à la lumière, dans une eau stagnante ou vive, plus ou moins abondante et turbide en été ou en hiver, les auteurs sont en mesure de préciser l’histoire de l’utilisation du bâtiment jusqu’à son abandon au IIIe s., ses modes et régimes d’adduction, de même que la restitution de son architecture et de son mécanisme. Outre la partie centrale couverte, les roues devaient aussi être abritées de la lumière directe par un dispositif qui n’était pas attesté jusque-là. Alimentés par le seul aqueduc Sud, dont le débit n’était pas pérenne mais dont l’extrémité a pu servir de réservoir, ces moulins pourraient n’avoir fonctionné qu’après les récoltes, à la saison froide, quand l’aqueduc fournissait une eau plus abondante qu’il suffisait de déverser selon le besoin.

Dans la dernière partie du volume – « Culture de l’eau et des eaux » – S. Bouffier et M. Brunet offrent une synthèse diachronique très riche des politiques de gestion de l’eau déployées par les autorités des cités grecques, quel que soit le type de régime, et de leurs conceptions sanitaires. Revenant sur quelques textes, elles montrent que l’eau fut considérée dès l’époque archaïque comme une ressource publique essentielle devant mobiliser l’Etat à travers de puissants magistrats, l’eau privée n’étant pas exclue de tout contrôle. Les tyrans engagèrent des travaux d’adduction urbaine importants – puits, aqueducs, fontaines – que leurs successeurs achevèrent ou poursuivirent. Mais, si l’essor démographique archaïque semble avoir concentré dans un premier temps l’attention sur la quantité, les données testimoniales se font l’écho d’un souci plus grand de qualité à partir de l’époque classique, sous le coup des premiers développements de la poliorcétique et de la médecine hippocratique. Le cas de Délos, désormais bien documenté, montre toutefois que les préconisations littéraires relatives à la qualité des eaux ne reflètent pas toujours les stratégies d’approvisionnement qui furent effectivement mises en œuvre, l’île illustrant également la mise en place d’une gestion pluriannuelle de la ressource, ce qui est remarquable.

D. Agut-Labordère examine ensuite la question des « jours d’eau » dans les campagnes, pratique d’irrigation attestée jusqu’à nos jours mais rarement décrite pour l’Antiquité. Il s’appuie sur 42 ostraka démotiques des années 410-362 av. J.-C., issus des fouilles (1994-2011) du village d’Ayn Manâwir (VIe-IVe s. av. J.-C.) dans l’oasis égyptienne de Douch à l’époque perse. Il s’agit de contrats de vente de terres – plus rarement de location – au formulaire récurrent où c’est, dans un contexte où l’eau était précieuse, la possibilité d’irriguer qui leur donnait leur valeur. Si ce n’est pas l’eau elle-même qui était vendue et s’il n’est pas seulement question de cession de temps d’irrigation, l’attachement des parties à faire inscrire la moindre fraction de « jour de canal » – c’est-à-dire, faute de pouvoir mesurer les quantités, la possibilité d’ouvrir les vannes d’un champ pendant cette durée – le prouve. Et, si ces droits paraissent avoir été parfois limités, la comparaison avec l’arrosage des champs du Fayoum dans les années 1960 suggère qu’ils suffisaient à assurer la subsistance et généraient même un beau surcroît de productivité agricole.

Les deux derniers articles sont consacrés aux installations hydrauliques de sanctuaires. Ils proposent d’en préciser la fonction utilitaire ou cultuelle. On citera le cas du complexe de la première moitié du Ve s. av. J.-C. situé au Sud de l’Olympieion d’Agrigente (M. de Cesare, G.L. Furcas et E.Ch. Portale). Constitué d’un petit temple, d’un bassin à escalier, d’un réseau complexe de canalisations et de citernes, les références littéraires et l’étude du mobilier permettent de dire qu’il formait le sanctuaire d’un culte féminin (d’Hélène ?) où l’on pratiquait bains et purifications rituelles. Des banquets étaient organisés dans les hestiatoria voisins. Sur l’île de Malte, enfin, F. Bonzano, à la lumière des connaissances anciennes et de fouilles, réétudie le labyrinthe souterrain complexe de canaux et réservoirs du sanctuaire de Tas-Slig, fréquenté depuis le IIIe millénaire.

Au terme de cette lecture, il sera donc possible de se convaincre tant de la diversité que de la complémentarité actuelles des approches et de l’avancée des connaissances, générales ou plus locales, dans le domaine des études hydrauliques pour le Ier millénaire av. J.-C. sur le pourtour du bassin méditerranéen. Le bénéfice du programme bisannuel HYDRΩMED, dirigé de 2015 à 2016 par S. Bouffier et favorisant les collaborations, n’en est que plus évident s’agissant d’un thème de recherche aussi pluridisciplinaire.

Dernier opus de ce programme, L’eau dans tous ses états est, par ailleurs, l’occasion de formuler quelques conclusions plus globales quant à l’ensemble des rencontres organisées dans ce cadre. Malgré l’existence d’un problème commun d’approvisionnement contraint, de quelques principes récurrents mais aussi, parfois, de cas d’échanges d’art hydraulique certes pas toujours aisés à documenter, c’est la variété des solutions hydrauliques adoptées qui étonne. Il est vrai que, de la Mésopotamie à l’Espagne en passant par l’Egypte, la Grèce, l’Afrique du Nord ou encore l’Italie, le programme a embrassé des cultures matérielles variées et rencontré des contextes environnementaux toujours localement spécifiques malgré le trait d’union d’une mer commune. Chez ces peuples, quoi qu’il en soit, il apparaît que toute la gamme des solutions hydrauliques des autres sociétés pré-industrielles était connue dès le milieu du Ier millénaire av. J.-C., solutions que les Romains ont le plus souvent étendues et perfectionnées. Depuis 2018, ces recherches se poursuivent désormais dans le cadre du programme Water traces (S. Bouffier).

 

Romaric Bardet, Université d’Aix-Marseille.

Publié en ligne le 15 juillet 2021