Ce volume de la collection MAVORS regroupe une sélection de trente articles, dont quatre inédits, écrits par Yann Le Bohec, professeur d’histoire romaine à l’université de Paris IV. Ces travaux publiés entre 1977 et 2007 couvrent les trois domaines de prédilection de l’auteur, soit l’étude de l’histoire militaire des guerres puniques (p. 23 à 101), la présence de l’armée romaine en Gaule (105 à 218) et en Afrique (221 à 502). Cet ouvrage recueille des recherches variées, qui posent les fondements de travaux plus larges ou qui en constituent des excursus. L’article liminaire rédigé à l’occasion de cette publication expose les objectifs du présent livre qui ont également animé l’auteur au long de sa carrière. Les recherches de Y. Le Bohec tendent à remettre à l’honneur l’histoire militaire et à l’articuler de nouveau avec l’histoire générale. En effet, l’étude de la stratégie, plus encore celle de la tactique, auraient été assez largement négligées par une partie de l’historiographie française de la seconde moitié du XXe siècle. Cette dernière, inspirée par la tradition des Annales, tendait à minimiser l’intérêt de l’histoire militaire conçue comme « histoire-bataille » ou à la subordonner à l’histoire économique et sociale, les conflits étant vus comme la conséquence de déséquilibres entre puissances démographiques et commerciales. Parallèlement à ces débats, la recherche anglo‑saxonne a continué à étudier l’histoire militaire, en considérant la guerre comme une constituante essentielle des civilisations. C’est dans ce courant, illustré notamment par les travaux de J. Keagan ou V. D. Hanson, que s’inscrit Y. Le Bohec.
Cet ouvrage s’intéresse aux trois guerres puniques par le biais de six articles, dont les cinq premiers ont été publiés entre 1997 et 2003 et dont le dernier est inédit (« Hannibal stratège et staticien », 86 à 101). Les trois premiers travaux, « La marine romaine et la 1ère GP » (23 à 35), « Géostratégie de la 1ère GP » (36-47), et « L’honneur de Régulus » (48-55), s’attachent au conflit le moins étudié, la « première guerre punique » {{1}}. Ils remettent à l’honneur l’aspect maritime du conflit, démontrent que la supériorité navale était du côté romain dès les débuts de la guerre et s’intéressent à la figure de Régulus, considérée à tort comme une création littéraire du patriotisme romain. Le quatrième article « L’armement des Romains pendant les Guerres Puniques d’après les sources littéraires » (55-66) brosse un tableau évolutif des unités combattantes romaines entre le IVe et le IIe siècle a. C. en analysant Polybe et Tite‑Live. « Le siège de Carthage » (148-146 a. C.) s’intéresse au phénomène particulier d’une guerre constituée d’un seul événement militaire, une bataille en milieu urbain, pour mettre en valeur ses causes politiques (la prévention d’un danger largement fictionnel) et sa conséquence : la création de la province d’Afrique. Le dernier travail tente d’expliquer pourquoi Hannibal, véritable génie militaire, a pu connaître la défaite.
La deuxième partie s’intéresse à la présence des armées romaines en Gaule depuis César jusqu’au IIe siècle p. C. La stratégie d’ensemble mais surtout les tactiques variées du conquérant des Gaules sont étudiées dans le premier article « Stratégie et tactique dans les livres V et VI du De Bello Gallico » (105-127). Le deuxième travail « Le clergé celtique et la guerre des Gaules. Historiographie et politique » ne constitue pas une synthèse sur le rôle des druides dans le conflit avec César, mais une réponse polémique à un article de Chr. Goudineau {{2}}. Si la démonstration de Y. Le Bohec en faveur de la nature de nom commun du gutuater se tient, on regrette en revanche que la valeur de la réflexion de Chr. Goudineau sur les rapports entre l’idéologie nationaliste et l’historiographie de la Gaule soit sous-estimée. Les deux articles suivants (« L’armée romaine en Gaule à l’époque de Tibère », 139- 165 et « L’armée romaine et le maintien de l’ordre en Gaule (68-70 p. C.) », 166-180) s’intéressent aux réactions de l’armée romaine face à deux épisodes de troubles que connaît la Gaule au Ier siècle de notre ère, à savoir la révolte de 21 et la guerre civile de 68‑70. Les insurgés de ces conflits ne sont pas des continuateurs de l’oeuvre de Vercingétorix, mais au contraire les membres d’élites anciennement romanisées combattus par des provinciaux. Dans les articles suivants (« Milites glanici : possibilités et probabilités », 181-188, « Coh. XVII Lugdunensis ad monetam », 189‑196, « Les estampilles sur briques et tuiles et l’histoire de la VIIIe Légion Auguste », 197- 208 et « La VIIIe légion Auguste et Langres (Haute-Marne, France) », 209-211), l’auteur se penche, à partir de sources épigraphiques, numismatiques et archéologiques sur les unités de l’armée romaine qui seraient stationnées en Gaule, sans faire partie de la puissante armée du Rhin. Une dédicace à Hercule Vainqueur du IIe siècle retrouvée à Glanum et mentionnant l’expression de milites glanici (AE, 1954, 102), pourrait faire référence à une milice locale levée de façon temporaire {{3}}. Le second article s’intéresse à la garnison de Lyon, et notamment à l’une de ses unités, la Cohors XVII Luguduniensis ad Monetam, telle qu’elle apparaît dans l’épitaphe du début du Ier siècle CIL, XIII, 1499. Il faudrait comprendre que cette unité ne serait pas chargée de la protection de l’atelier monétaire de Lyon, mais cantonnée à proximité. Les deux articles suivants retracent l’histoire de la VIIIe Légion Auguste, installée entre les années 70 et 90 de notre ère à Mirebeau, en Côte d’Or, avant son départ pour la Germanie Supérieure. Son parcours est désormais mieux connu grâce aux estampilles sur brique et aux fouilles récentes de son camp. Enfin, l’article inédit qui vient clore cette deuxième partie (« expeditio », 212‑218) recense les emplois épigraphiques du terme d’expeditio dans tout l’Empire, fréquent notamment sous le règne de Trajan. L’auteur conclut que l’expeditio se distingue du bellum par sa brièveté, réelle ou suggérée par cette désignation.
Le premier article de la troisième partie « Le rôle social et politique de l’armée dans les provinces d’Afrique » (221-240) est une synthèse sur la présence militaire romaine de l’Atlantique à la Tripolitaine vue comme un facteur de prospérité et de romanisation. Les trois articles suivants – « La stratégie de Rome en Afrique de 238 à 284 » (241- 245), « Frontières et limites militaires de la Maurétanie Césarienne sous le Haut-Empire », (255-271) et « La «frontière militaire» de la Numidie de Trajan à 238 », (272- 295)- s’intéressent à la question du controversé « limes » africain en étudiant à la fois le réseau routier et le dispositif de camps grâce aux milliaires et à l’archéologie. Les frontières africaines se caractérisent par leur profondeur et leur multiplicité : les réseaux routiers littoraux du Ier siècle se voient complétés au IIe et au IIIe siècle par des lignes de défense plus méridionales, constituant ainsi un espace « bi-dimensionnel » plus qu’un tracé linéaire. L’auteur se penche ensuite sur trois sites africains, le « pseudo-‑camp des auxiliaires » à Lambèse (296-313), le castellum de Dimmidi (p. 314-318) et Timgad (« Le plan de la Timgad primitive » 319-332). Les « Etudes sur la garnison de Carthage » (333‑389), écrites en collaboration avec N. Duval et S. Lancel, rassemblent l’ensemble du dossier épigraphique concernant les unités stationnées dans la cité (336-342). Les articles suivants traitent aussi de questions épigraphiques : le premier « Les marques sur briques et les surnoms de la IIIe Légion Auguste » (390- 420) établit un catalogue des marques légionnaires qui corrige certaines erreurs de lecture et fournit un tableau chronologique des surnoms de cette légion. Le deuxième « Encore les numeri collati » (421‑429) étudie les quatre inscriptions africaines portant cette expression pour en conclure que les numeri collati seraient des unités provisoires rassemblées pour une mission temporaire, à l’instar des vexillationes. Le parcours et les dénominations d’une unité auxiliaire de la IIIe Légion, l’Ala Flauia, sont analysés dans l’article « L’Ala Flauia ou Ala Flauia Numidica » (430‑442). L’article intitulé « Ti. Claudius Proculus Cornelianus, procurateur de la région de Théveste » (443‑452) est une réponse au travail homonyme de M. Christol {{4}} : pour Y. Le Bohec, le procurateur ne serait pas venu à Lambèse pour payer la solde des troupes, mais pour une mission inconnue, peut-être fiscale. L’article suivant « Les Syriens dans l’Afrique romaine : civils ou militaires ? » (453-464) s’intéresse à une communauté étrangère présente en Afrique et en Numidie pour le Haut- Empire : il apparaît que la grande majorité des Syriens ayant laissé une trace dans ces régions sont des militaires. L’article « De Corona, I : Carthage ou Lambèse ? » (465-477) essaie de déterminer où prend place le martyre narré par Tertullien dans cet ouvrage. Selon Y. Le Bohec, l’expression tribuno defertur… reus ad praefectos incite à penser que la scène s’est déroulée dans les castra praetoria de Rome. Enfin, le dernier article « L’armée romaine d’Afrique dans l’épigraphie de 1984 à 2004 » (479-502) fait l’inventaire des documents concernant les militaria publiés dans l’Année épigraphique les deux dernières décennies.
En conclusion, ce livre constitue un recueil utile en raison de la variété des travaux, dont le champ couvre la quasi-totalité de l’Occident romain entre le IIIe siècle a. C. et le IIIe p. C. Aucun type de source n’est négligé, une grande part des questions majeures de l’histoire militaire romaine est abordée, les synthèses et tableaux récapitulatifs sont précieux et complets : spécialistes comme étudiants auront intérêt à se référer à cet ouvrage. On regrettera toutefois la brièveté des addenda et corrigenda en fin de volume, qui empêche une véritable discussion sur certains travaux ayant fourni matière à débat, comme l’absence de mise à jour des cartes et plans archéologiques
parfois dépassés.
Gwladys Bernard
[[1]]. Abrégée désormais en 1ère GP. L’auteur rappelle p. 503 que l’expression est utilisée par pure commodité.[[1]]
[[2]] « Le gutuater gaulois. Idéologie et histoire », Gallia, 60, 2003, p. 383-387.[[2]]
[[3]] Pour une interprétation divergente, voir M. Christol, « Nouvelles réflexions sur les milites glanici », RAN 34, 2001, p. 157-164.[[3]]
[[4]] L’Africa Romana, VII, 1990, 2, p. 893-904.[[4]]