L’ouvrage est le fruit de rencontres transdisciplinaires en sciences humaines (histoire, histoire de l’art, anthropologie sociale, philosophie, sciences politiques, droit), réparties en trois tables rondes organisées à l’Université de Nantes entre 2017 et 2019. Il examine le champ de la violence extrême au sein des conflits armés, dans une perspective diachronique allant de la Grèce archaïque à la fin du XXe siècle. Cependant, il ne constitue pas l’aboutissement d’une réflexion mais l’étape intermédiaire d’une démarche intellectuelle collective qui se prolonge désormais dans un programme de recherche centré sur l’Antiquité : « PARABAINO. Massacres, violences extrêmes et transgression en temps de guerre (Antiquité grecque et romaine) ».
Trois parties structurent l’ouvrage : 1. Normes et seuils, 2. Cruauté et paroxysme, 3. Images et représentations. Elles offrent des éclairages sur l’approche juridique et morale de la transgression (droit de la guerre et droit dans la guerre, normes et violation des normes, hiérarchie des valeurs), sur les liens entre transgression et sacré (interdits, souillure, sacrilège, profanation), sur la transgression en tant qu’atteinte à l’intégrité physique et mentale d’un individu, en tant qu’atteinte au groupe ou au corps social tout entier ; elles traitent de la gradation des actes transgressifs, interrogeant ainsi la notion de paroxysme et ses corollaires que sont la cruauté et la jouissance face à la cruauté. Les études proposées s’appuient sur des sources textuelles et iconographiques et ces diverses narrations permettent d’analyser les discours élaborés par les acteurs d’un conflit armé et de montrer à quel point la transgression est une construction sociale et culturelle propre à chaque communauté humaine.
La double introduction, rédigée par les deux directrices de l’ouvrage, Nathalie Barrandon et Isabelle Pimouguet-Pédarros, invite à questionner l’essence transgressive de la guerre et la définition de la transgression, une définition difficile puisque la transgression n’est « pas un fait en soi mais une qualification » (p. 18) ; elle rappelle que la codification normative des conflits armés n’induit pas nécessairement une diminution des actes de violence extrême (ce que les historiens appellent aujourd’hui « les intolérables ») et que l’introduction de nouvelles armes peut amener à l’établissement de nouvelles normes de la guerre. Une liste d’actes reconnus au fil des siècles comme contraires aux valeurs morales est proposée en p. 20. Nombre de ces actes sont exemplifiés et analysés dans les études spécifiques qui suivent. Les directrices consacrent enfin quelques pages très pertinentes (p. 21-27) à deux axes de réflexion. L’un concerne les temporalités de la guerre et les effets du temps sur la perception d’un acte transgressif, notamment à travers la transmission générationnelle d’un traumatisme collectif. L’autre concerne la relation entre transgression et identité (celle de l’auteur de l’acte aussi bien que celle des victimes) : comment les descendants de criminels de guerre acceptent-ils leur identité familiale ? De quelle manière les intolérables portent-ils atteinte à l’identité corporelle, sexuelle, familiale, mémorielle, communautaire des victimes ?
Chacune des trois parties de l’ouvrage comprend quatre contributions.
Dans la partie 1, on trouve les articles suivants : Jeannine Boëldieu-Trevet, « Une matrice de la transgression dans le monde occidental ? Les conquêtes de Crésus et de Cyrus selon Hérodote » ; Jérôme Wilgaux « Transgressions et sanctions divines en temps de guerre en Grèce ancienne » ; Isabelle Pimouguet-Pédarros, « Guerres, normes et transgressions dans le monde grec » ; Ninon Grangé, « Stasiologie : une pensée de la guerre hors limites ».
Dans la partie 2 sont réunies les
contributions de Nathalie Barrandon « La transgression dans la guerre au temps de Cicéron : droit et cruauté » ; Stéphane Audoin‑Rouzeau « Un au-delà de la violence ? Réflexions sur les pratiques de cruauté pendant le génocide des Tutsis rwandais (avril-juin 1994) » ; Isabelle Pimouguet-Pédarros, « Guerre de siège, paroxysme et transgressions (Alexandre et les grandes monarchies hellénistiques) » ; Nicolas Drocourt, « Du corps individuel au corps social : autour des transgressions en temps de guerre à Byzance ».
Dans la partie 3, les études rassemblées sont celles de Ninon Grangé, « Le corps de l’ennemi et son image : du soldat nu aux entités collectives » ; Nikolina Keï, « Grecs contre Troyens : une esthétique du désordre et de la transgression dans la céramique attique » ; Frédéric Prot, « Viols et violences sexuelles dans les Désastres de la guerre de Goya. Crime de guerre et érotique transgressive de l’image » ; Cécile Boëx, « Dramaturgies audio-visuelles de la terreur en Syrie. Les vidéos amateurs de soldats syriens et les vidéos-spectacles de l’Organisation de l’État islamique ».
Conformément au profil scientifique des directrices, l’Antiquité fait l’objet d’un examen plus poussé – on trouve au moins une contribution sur l’Antiquité dans chacune des trois parties du volume – qui se fonde sur un corpus de sources très diversifié : épopée homérique, récits historiques d’Hérodote, Thucydide, Xénophon, Polybe ou Diodore de Sicile, scènes vasculaires des VIe et Ve s. av. n. è., mais aussi des auteurs moins attendus sur un tel sujet comme Aristote, Cicéron ou Plutarque.
La démarche est intéressante grâce à la comparaison qu’elle permet entre des actes transgressifs distincts les uns des autres par leur cadre chronologique et culturel. Cette approche comparatiste est toutefois pénalisée par la disparité des études réunies au sein de chaque partie thématique. Ainsi, dans la seconde partie consacrée aux notions de cruauté et de paroxysme, on saute de la République romaine aux Tutsis rwandais du XXe s. avant de revenir aux monarchies hellénistiques et de terminer avec l’empire byzantin. Un bilan à la fin de chaque partie thématique aurait permis de souligner les points communs entre les différentes études quant à la nature des actes transgressifs commis et à la manière dont ceux-ci ont été mis en scène et rapportés par les sources ; ces bilans auraient fourni l’occasion de débattre d’une évolution (ou de l’absence d’évolution) entre l’Antiquité et nos jours vis‑à‑vis de la thématique traitée dans chaque partie et auraient pu restituer le contenu des échanges auxquels les tables-rondes ont certainement donné lieu. Les riches pages de l’introduction ne compensent pas entièrement l’absence de ces bilans intermédiaires, d’autant que l’ouvrage ne propose pas de conclusion générale. On distingue cependant des liens qui se tissent en filigrane entre plusieurs contributions, notamment celles – plus nombreuses – qui traitent de l’Antiquité grecque. C’est donc avec intérêt que l’on attend le volume à venir issu de la suite des réflexions conduites sur les actes de violence extrême perpétrés par les Grecs et les Romains.
Anne Bielman, Université de Lausanne
Publié dans le fascicule 1 tome 124, 2022, p. 264-265.