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Le présent volume s’inscrit dans le projet d’ensemble de publication des inscriptions du monde grec antique du Nord-Ouest que P. Cabanes mène avec une constance méritoire, dans une région restée quelque peu marginale aussi bien dans l’Antiquité que dans les études. Les trois premiers volumes réunissaient les inscriptions grecques de l’Albanie avec le concours du regretté épigraphiste albanais Faik Drini (1943‑2019) dont il convient de saluer la mémoire (CIGIME 1, 1 et 2, Épidamne‑Dyrrhachion et Apollonia, 1995‑1997 ; CIGIME 2, Bouthrôtos, 2007 ; CIGIME 3, autres sites d’Albanie, 2016). Ce volume CIGIME 4 réunit les inscriptions de la Molossie (y compris Dodone), région voisine de celles déjà étudiées ; trois autres volumes sont prévus, respectivement pour Ambracie, Nicopolis, la Thesprotie et la Cassopie.

Le livre se compose de trois parties à peu près égales entre elles : le recueil des sources littéraires (p. 5-130), un aperçu de l’histoire de la Molossie (p. 131-204), et le corpus des inscriptions trouvées en Molossie ou qui s’y rapportent (p. 205-338), augmenté d’une concordance (p. 339-347) et d’un index (p. 349-360) qui ne portent que sur la partie épigraphique, pas sur le recueil des sources littéraires. L’ouvrage comporte aussi une riche bibliographie (p. 361‑372) et des addenda aux volumes précédents de la collection CIGIME (CIGIME 1,1, 1,2 et 3, p. 373-384 ; leur numérotation prend la suite de celle des volumes complétés). Il est illustré de 26 planches : trois cartes (de la Molossie au ive s. av. J.-C., de l’Épire de Pyrrhos, de l’Épire républicaine [232‑168 av. J.-C.]) et l’illustration des inscriptions publiées, autant que faire se pouvait.

Les sources littéraires sont nombreuses (104 notices pour autant d’auteurs, parfois subdivisées) et leur regroupement est très utile, d’autant plus que le recueil inclut les scholies. Elles couvrent une période d’environ deux millénaires, d’Homère à son commentateur l’évêque Eustathe de Thessalonique (XIIe s.). Elles sont classées par ordre chronologique, ce qui est souvent délicat dans le cas des scholies. Des renvois sont souvent faits, mais pas toujours : ainsi l’extrait de l’Iliade 1a est commenté par Eustathe 104a, mais il n’y a pas de renvoi de l’un à l’autre. Les fragments sont mentionnés à leur place, mais reproduits avec l’auteur qui les cite, ce qui entraîne que certaines notices ne sont constituées que de renvois : ainsi Hécatée de Milet, 3a et b, d’après Étienne de Byzance, n° 98 respectivement a et m. Le recensement vise à être complet mais ne l’est pas toujours : quelques textes indiqués ailleurs dans l’ouvrage semblent faire défaut, ainsi Lycophron, Alexandra 988-992 cité à propos de l’inscription n° 54, ou Valère Maxime V 1, Ext. 4, reproduit et traduit sous Justin 94g (p. 113), ou manquent tout à fait, ainsi sous Philostrate 83, les passages de l’Héroïque 5, 3, 2 (il s’agit de Philoctète) et 19, 14, 9 (à propos d’Achille). On se demande pourquoi, pour les extraits de Photius 102a‑e, l’édition et la traduction de la CUF, par R. Henry, n’ont pas été utilisées. Tous les textes ont été traduits, mais certaines traductions sont imprécises et devraient être revues, surtout pour les scholiastes et les lexicographes.

Certains des textes allégués ont une portée historique : Hérodote 10a-k, Polybe 34a‑g, Diodore 42a-m, Strabon 45a-q, Tite‑Live 47a‑g, Plutarque 57a-z, Pausanias 59a‑q, Justin 94a‑j. La plupart des autres sont plutôt répétitifs et portent surtout sur Dodone, ses mythes de fondation, l’oracle et son fonctionnement. C’est dire que cette matière, certes abondante et utile, est difficile à dominer. Un index, au moins une liste par ordre alphabétique des auteurs utilisés, fait défaut.

La deuxième partie met en œuvre les données littéraires et épigraphiques. Elle est organisée en deux volets d’ampleur comparable : un aperçu de l’histoire de la Molossie, en fait, de celle de l’Épire, parce que des communautés non molosses ont été graduellement intégrées à l’état molosse par les Éacides (p. 133-166), et une étude particulière du sanctuaire de Dodone (p. 167-204). L’aperçu historique recoupe en partie celui qui avait été donné pour la Chaonie et la communauté des Prasaiboi dans le volume CIGIME 2, p. 239-249, mais en l’élargissant beaucoup, parce que la Molossie est le cœur du royame épirote : vers 330, le koinon des Molosses s’était transformé en royaume d’Épire. Le cadre géographique est difficile à définir. Si la Molossie est limitée à l’Est par le Pinde et s’organise autour du bassin de Ioannina, elle s’étend graduellement vers l’Ouest et la mer et absorbe les communautés voisines au cours du ive s. C’est un pays organisé surtout en villages, vivant beaucoup du pastoralisme. L’histoire de la dynastie Éacide ne devient claire qu’à partir de la fin du ve s., jusqu’à son extinction en 232 (noter les tableaux généalogiques p. 153‑154 et la liste chronologique des rois éacides p. 155), celle de leur royaume est marquée par des relations compliquées avec la Macédoine. À partir de 232, il s’agit d’un état double, molosse autour de Dodone, chaone autour de Phoinikè, avec à sa tête un stratège (qui s’est substitué au roi), assisté de deux prostatas, un pour les Molosses, un pour les Chaones, et d’un secrétaire (dans la proxénie n° 82, la formule très inhabituelle pour désigner le secrétaire, ἐπὶ τᾶς χειρὸς ἀποτεταγμένος, doit correspondre à une suppléance durable de ce dernier), et cette dualité exlique qu’après 167, c’est la Molossie favorable à Persée qui a été ravagée par les Romains, alors que la Chaonie, sous Charops le Jeune, restait épargnée. Dans le détail, il y a tout un étagement de communautés : le n° 177, traité entre les Atérargoi et les Pergamioi connu depuis longtemps, est l’occasion d’en présenter l’arborescence complexe vers la fin du IIIe s.

Le sanctuaire de Dodone, qui pourrait avoir une origine thessalienne (près de Scotoussa) est très tôt attribué aux Molosses. C’est celui de Zeus Naios (épithète attestée depuis Sophocle et longtemps incomprise, mais qui se rattache au verbe ναίω, « habiter ») et de sa parèdre Dionè. Il a laissé peu de vestiges : les premières constructions en pierre y datent du IVe s., et le sac perpétré en 219 par les Étoliens de Dorimachos n’a rien arrangé. La construction principale est appelée ἱερὰ οἰκία chez Polybe, οἶκος chez Strabon, mais pas ναός. Ce qui a fait son succès est l’oracle, où les consultants étaient nombreux, à en juger par la masse des tablettes parvenues jusqu’à nous. On y connaît le chêne (mais c’est le fût qui s’exprimait, non le feuillage) et les chaudrons de bronze, mais la procédure de consultation n’est pas documentée. Strabon attribue l’abandon qu’il constate à la destruction de la Molossie en 167, il y a eu aussi un pillage thrace en 88, mais la célébration des Naia encore en 241‑242 p.C. atteste d’une forme de survie au moins jusqu’à cette date. Ces concours (p. 200-204) sont attestés du IIIe s. a.C. au IIIe s. p.C. ; c’étaient à l’origine des concours fédéraux, devenus stéphanites vers 192 a.C., gymniques, peut‑être hippiques (victoire de Ptolémée II et Bérénice entre 297 et 285), avec aussi un concours de tragédie. Il y avait un naïarque qui sert d’éponyme de substitution après 167, un agonothète, des ναϊκοὶ εὔθυνοι. Ils sont rarement cités dans les palmarès, et leur réputation semble avoir été limitée, ce qui rend un peu étonnante leur mention sur le mécanisme d’Anticythère (n° 251).

La troisième partie est consacrée au corpus des inscriptions proprement dit. Plus de la moitié proviennent de Dodone (p. 207‑281, nos 1-165) et seulement 34 d’ailleurs en Molossie (p. 281‑294, nos 166-199). Il y est ajouté 99 inscriptions trouvées ailleurs qui se rapportent en tout ou en partie à la Molossie et en forment le « corpus externe » (p. 294‑338, nos 200-298). Encore faut‑il mentionner la sage décision de ne pas inclure les quelque 4400 lamelles oraculaires sur plomb trouvées dans le sanctuaire de Dodone, très difficiles à conserver et à déchiffrer et qui ne seront pas reprises, voir pour ces dernières l’étude fondamentale d’É. Lhôte[1] portant sur les 167 tablettes accessibles à cette date et résultant des fouilles de C. Carapanos, et la publication par S. Dakaris, I. Vokotopoulou, A.Ph. Christidis des 4216 tablettes résultant des fouilles de D. Evangelidis[2], publication que la disparition des trois auteurs a rendue posthume.

Si les inscriptions de Dodone vont de l’époque archaïque à l’époque impériale avancée (le n° 145 est probablement une amende funéraire qui ne peut être antérieure au IIIe s. ap. J.-C., d’après l’écriture et la somme indiquée), elles sont très inégalement réparties dans le temps. Le classement suivi par l’auteur est chronologique dans son organisation d’ensemble et typologique dans chacune de ses parties, mais les articulations ne sont pas clairement précisées. Il y a 47 inscriptions pour l’époque royale dans le cadre du koinon des Molosses, c’est‑à‑dire la période antérieure au dernier tiers du IVe s. (29 dédicaces, 18 décrets), 16 pour l’époque de la symmachie des Épirotes et la période intermédiaire, du règne de Pyrrhos jusqu’à l’extinction de la dynastie des Éacides en 232 (7 dédicaces, 2 décrets, 2 affranchissements) et 102 pour celle de l’Épire républicaine, postérieurement à 232 a.C. (10 dédicaces, 14 décrets, 21 affranchissements) ; on peut regretter que la distinction ne soit pas faite, quand elle est possible, entre les inscriptions antérieures à la catastrophe de 167 et celles de la période suivante : ainsi, les dédicaces nos 65 et 66, l’affranchissement n° 100, les fragments nos 113 et 114 sont datés par l’agonothète des Naia, donc probablement entre 167 et la reconstitution du koinon épirote vers 154 (mais la dédicace à Livie du vivant d’Auguste n° 115 l’est aussi, ce qui invite à la prudence) ; de même, celles postérieures à la création de la province romaine de Macédoine ne sont pas distinguées.

Elles sont très majoritairement gravées sur des plaques de métal, en cuivre ou en bronze, fixées sur un support probablement en bois (quelques-unes ont gardé des trous de clous dans les angles), exécutées au pointillé, quelques-unes au trait, ou un mixte de trait (pour les lettres droites) et de pointillé (pour les lettres rondes), ou encore au repoussé. On n’a trouvé que vingt-cinq inscriptions sur pierre, dont seulement six paraissent antérieures au sac de Dodone par les Étoliens en 219 a.C., et neuf postérieures à la catastrophe de 167 a.C. (en particulier la dédicace à Livie n° 115). On ne peut donc imaginer que le sac de Dodone en 219 par les Étoliens de Dorimachos aurait fait disparaître les inscriptions sur pierre antérieures à cette date. Il doit s’agir d’une habitude locale, qui explique le caractère très fragmentaire, donc inclassable, d’un assez grand nombre d’entre elles. Il y a en outre des inscriptions sur des petits objets de diverses sortes, ce que l’index ne permet pas de retrouver : à l’époque royale, deux statuettes de bronze, onze vases, un casque, deux cnémides, une pointe de lance et quelques autres objets de bronze ; à l’époque de la symmachie des Épirotes, un bouclier probablement macédonien ; à l’époque républicaine, huit dédicaces sur objets de bronze, en particulier deux manches de strigile et une massue dédiée à Héraklès, et huit timbres sur tuile différents pour soixante-quatorze exemplaires (trente-neuf pour le n° 131 ; pour le n° 142, il convient d’ajouter aux treize exemplaires du timbre inscrit Ἱαρά deux autres inscrits Ἱερά, rapprochement curieusement fait dans le commentaire du jeton de cuivre n° 141 ainsi inscrit, mais non repris). Ajoutons en Molossie, mais hors de Dodone, le timbre sur tuile n° 185 qui atteste l’appartenance d’Orrhaon à la communauté des Molosses, les cachets n° 186, et l’inscription discutée sur hydrie de bronze n° 187. Du point de vue typologique, il y a à Dodone 46 dédicaces, 32 décrets, et seulement 27 affranchissements, la plupart de la dernière période, donc moins qu’on ne pourrait s’y attendre. Plusieurs de ces derniers comportent l’expression ξενικᾷ λύσει qu’il faut comprendre « sans avoir à payer les taxes des ξένοι » (nos 58, 96, 99, peut-être 92, et l’explication p. 197-198).

Par contraste, les inscriptions du reste de la Molossie sont plus dispersées, à l’exception de l’ensemble trouvé à Votonosi à proximité d’une forteresse au pied du col de Metsovo (nos 187‑199). Quelques textes remarquables : outre le n° 166 commenté ci-dessous, l’épitaphe de Pyladas fils d’Andromachos n° 176 : l’auteur a su déchiffrer sous le nom du défunt quatre lignes en petits caractères qui sont la reprise, avec pour seul changement celui des noms propres, de l’épitaphe composée par Anytè de Tégée, Anth. gr. VII 724 ; le nom de Mnaios fils d’Oinatas, qui le suit, pourrait être celui de l’auteur de l’adaptation. Malgré les indéniables difficultés de sa lecture, cette inscription apporte une contribution à l’établissement du texte d’Anytè, dont il faudra tenir compte.

Le « corpus externe » réunit une petite centaine de textes ; dans le cas de textes longs (listes, palmarès), seuls sont reproduits les extraits relatifs à l’Épire. Il permet de se rendre compte des relations de la région avec le reste du monde grec. Elles sont pour l’essentiel limitées aux régions voisines, si l’on fait abstraction des textes relatifs aux concours : acceptation de l’asylie du sanctuaire d’Asclépios à Cos (n° 230, qui atteste que le roi Alexandre II est encore en vie en 242 a.C.), de celle du sanctuaire d’Artémis Leukophryénè à Magnésie du Méandre (n° 249), de l’annonce à Ténos du caractère stéphanite des concours des Naia probablement en 192, théorie conduite par Charops l’Ancien qui servait de couverture à des contacts diplomatiques (n° 250) ; une dizaine de textes mentionnent les Naia, des palmarès, mais aussi l’extraordinaire mécanisme d’Anticythère (n° 251), qui situe les Naia la deuxième année de l’olympiade, après les Nemea, au mois d’Apellaios d’après l’affranchissement n° 100 (Dodone). C’est surtout à Athènes que les mentions sont nombreuses : plus d’une trentaine de textes, dont une vingtaine d’épitaphes, les deux tiers pour des femmes.

La technique de publication n’est pas parfaite. Si l’on trouve dans les lemmes toutes les indications utiles, ils intègrent parfois des remarques ou discussions qui seraient mieux à leur place en commentaire, ainsi au n° 257, palmarès de l’Athénien Ménodoros ID 2498, de même aux nos 258 et 259. Il y a plus gênant. Au n° 73, la présentation n’est pas assez précise : les différences considérables entre les lectures de C. Carapanos, impossibles à vérifier actuellement, et celles de W. Peek, s’expliquent par un examen direct et l’étude d’une photo de l’objet par ce dernier, et les restitutions souvent aventurées qu’il propose dépendent en partie de la métrique. Au n° 166, honneurs pour un agonothète des Naia, le texte a été copié à Ioannina par Cyriaque d’Ancone et un fragment a été retrouvé par S. Dakaris ; la disposition des crochets laisse penser que l’élément le plus important, la mention de la 68e célébration des Aktia, est restitué. Le texte copié par Cyriaque était en fait à peu près complet, et les crochets de l’édition indiquent les limites du fragment actuellement conservé, sans que le commentaire l’explique. C’est d’autant plus fâcheux que ce texte est le seul à attester la persistance des Naia jusqu’à une date aussi avancée que 242 p.C.

Une observation archéologique pour terminer. Les stèles funéraires sur pierre nos 161 (Dodone), 171 (près de Ioannina), 173 à 175 présentent un traitement très décoratif, caractéristique de la Grèce du Nord-Ouest, mais dont je ne connais pas d’exemple ailleurs : le sommet de la pierre est plus ou moins orné mais présente toujours un décor de deux branches de feuillage qui se rejoignent au milieu par un nœud d’Héraklès pas toujours très net ; au-dessous, chaque ligne de l’épitaphe est gravée dans un cartouche encadré, ou du moins délimité, par un bandeau en relief, et les lettres y sont détachées en relief au lieu d’être gravées en creux. La belle stèle de Gjirokastra pour Ἀντίπατρος Κεφάλο[υ] CIGIME III add., 492 (ici p. 384 et pl. 26) est complète et présente un traitement similaire, mais inachevé : sous les feuillages habituels, les cartouches pour les deux lignes de l’épitaphe sont bien délimités, mais l’intérieur y a été laissé en bosse et l’inscription initialement prévue en relief y est gravée en creux, comme partout ailleurs.

Il convient pour conclure de souligner la grande utilité du présent volume, ainsi que celle de la série dans laquelle il s’inscrit. Les imperfections qu’il comporte ne doivent pas détourner d’y avoir recours, bien au contraire. Il est à souhaiter que les volumes en projet puissent être rapidement menés à bien, pour donner un accès complet, commode et bien informé à l’histoire trop méconnue de ces régions périphériques du monde grec classique.

Michel Sève, Université de Lorraine

Publié dans le fascicule 1 tome 124, 2022, p. 259-263.

 

[1]. Les lamelles oraculaires de Dodone, Genève 2006.

[2]. Τα χρηστήρια ελάσματα της Δωδώνης των ανασκάφων Δ. Ευανγγελίδη, επιμελεία Σωτήρη Τσελίκα, ευρετήριο Γεωργίου Παπαδοπούλου [Les lamelles oraculaires de Dodone provenant des fouilles de D. Evangelidis, aux bons soins de S. Tselikas, index de G. Papadopoulos], Athènes 2013, 2 vol., XV-512 p. et 601 p. [Βιβλιοθήκη της εν Αθήναις αρχαιoλογικής εταιρείας, 285‑286].