Les cartes situées en deuxième et troisième de couverture indiquent immédiatement au lecteur l’ampleur de l’investigation d’armes en contexte funéraire effectuée par P. O. Juhel dans cet ouvrage. Elles permettent une vision d’ensemble du territoire de la Macédoine de l’époque archaïque à la période hellénistique. L’étude des armes de la Macédoine hellénistique et plus largement de l’armée antigonide constitue à l’évidence la thématique de prédilection de l’auteur comme en témoigne sa thèse de doctorat[1] tout autant que ses diverses publications[2]. D’ailleurs, cette publication est la mise à jour du « cinquième appendice du manuscrit doctoral » (p. 7).
À l’image de l’ensemble des publications de P.O. Juhel, cet ouvrage s’inscrit donc très bien dans le courant historiographique actuel qui vise à renouveler l’histoire militaire en dépassant l’approche de « l’histoire bataille » pour lui préférer une vision sociale et culturelle. On doit beaucoup aux travaux de J. Keegan pour ce changement[3]. La guerre et les armes sont vues comme des prismes pour mieux comprendre les sociétés et dans ce cas précis la société macédonienne antique. Par ailleurs, les armées du royaume antigonide ont été les mieux étudiées par rapport aux autres royaumes et autres entités politiques de la période hellénistique[4]. Le présent ouvrage illustre fort bien la situation. Des fouilles archéologiques plus nombreuses ont permis la création d’une masse documentaire inégalée dans le monde hellénistique. La publication de référence sur les armées antigonides est le travail de M.B. Hatzopoulos : L’organisation de l’armée macédonienne sous les Antigonides. Problèmes anciens et documents nouveaux[5]. Un travail centré sur la documentation littéraire, épigraphique et iconographique. La documentation archéologique n’a pas été prise en compte par M.B. Hatzopoulos, ce n’était pas le sujet. C’est une des rasions d’être du présent ouvrage : commencer à manipuler les objets archéologiques. La singularité de ce travail réside dans l’articulation entre l’objet (les militaria) comme point de départ tout en s’intéressant aux pratiques funéraires.
P.O Juhel s’est ainsi fixé un triple objectif. Le premier est de publier une partie de son travail de doctorat qui concerne principalement le dépouillement des rapports de fouilles archéologiques. L’idée est de rendre public ce catalogue d’armes comme on jetterait une « bouteille à la mer » pour qu’un futur doctorant s’en saisisse et mène une étude approfondie de ces armes. Il déplore l’absence de synthèse pour l’armement grec (classique et hellénistique) comparable à ce qu’a fait A.M. Snodgrass pour la période archaïque[6]. La deuxième ambition est d’inviter à la prudence quant à la classification des armes. P.O. Juhel estime que la distinction entre arme de guerre et arme de chasse n’a pas été assez faite dans les différentes études. Enfin le troisième objectif est de faire avancer la question des pratiques funéraires dans la Macédoine antique.
C’est pourquoi l’ouvrage se découpe en plusieurs temps distincts. La partie introductive cherche surtout à montrer le manque de prudence dans la séparation entre arme de guerre, arme de chasse, arme d’apparat, arme « décorative ». À titre d’exemple, l’auteur remet en cause l’attribution en tant qu’arme de guerre de la grande pointe trouvée dans la tombe du « Jugement » à Miéza (Lefkadia). Ce serait une arme factice pour une statue divine, ou une pique pour un équipage d’un éléphant de guerre, ou encore une arme d’apparat. P.O. Juhel explicite également le travail de propagande réalisé par Alexandre le Grand. Il appuie son propos sur une mention de Plutarque concernant la fabrication d’armes « hors-normes » : « “[Alexandre] fit faire des armes, des mangeoires à chevaux et des mors d’une grandeur et d’un poids extraordinaires et les laissa disséminés sur place” (Plut. Vit. Alex. 62.7) » (p. 8).
Passé cette introduction, on découvre le catalogue des armes issu essentiellement du dépouillement des chroniques de l’AD (Archaiologikon Deltion) jusqu’au numéro 59 (2004) et de l’AMEΘ (Το Αρχαιολογικό ‹Εργο στη Μακεδονία και Θράκη) jusqu’au numéro 23 (2009). C’est un travail conséquent qui bénéficiera sans nul doute à la recherche archéologique et à ses membres. Il est scindé en deux grands axes : on retrouve d’une part le « matériel dont le caractère strictement militaire est peu probable » et d’autre part le « matériel plus probablement militaire ». Dans chaque partie on retrouve un tableau qui regroupe les différents types d’armes. On retrouve les « fers de lance ou de javelots », les « armes blanches » et les « pointes de flèches ». P.O. Juhel a identifié 77 sites où l’on retrouve des armes peu probablement militaires et 91 sites qui recèlent des armes plus probablement militaires. Au total, cela représente plusieurs centaines d’armes, si ce n’est plus. Il est impossible d’être plus précis car les rapports évoquent régulièrement un nombre d’armes indéfini. Par exemple, sur le site d’Erodée en Macédoine Karamitrou‑Mentesidi a mis au jour « un grand nombre de pointes de lances en fer ». (p. 19).
La deuxième partie de l’ouvrage dresse un constat de ce recensement. L’auteur explique qu’on y retrouve peu d’armes dans les tombes masculines de la période hellénistique, en comparaison avec ce qui a été retrouvé pour les périodes classique et surtout archaïque. « Dans les années cinquante, Lazardis (1958) avait exploré la nécropole hellénistique [d’Amphipolis] sans trouver aucune arme sur 103 tombes exhumées. Ultérieurement, Nikolaïdou-Patera (1992) avait fouillé 91 autres tombes (dont de nombreuses tombes masculines) qui ne contenaient aucune arme » (p. 43). Les tombes aristocratiques font exception à ce constat.
La troisième partie est un temps de déductions historiques. Il s’agit ici d’expliquer le décalage entre le peu d’armes trouvées dans les tombes et une période hellénistique propice à la production d’armes. P.O. Juhel juge certaines hypothèses insuffisantes à l’instar de l’élaboration de trophées d’armes par les Romains. Plutarque en parle dans la biographie de Paul Émile (Plut. Vit. Aem. 32.5-7). L’auteur privilégie une autre hypothèse : « les armes étaient de propriété royale » (p. 46). Il s’appuie, notamment sur une relecture du règlement militaire antigonide retrouvé à Amphipolis[7]. Cette inscription mentionne des amendes pour les soldats de Philippe V qui ne porteraient pas telle ou telle arme : « pour un bouclier une drachme »[8]. La présence de sanctions financières laisse penser que l’État de Macédoine aurait possédé et stocké ses armes dans les arsenaux royaux. Seules les élites possédaient leurs propres armes. Ainsi ces élites auraient été les seules ou presque à pouvoir se faire inhumer avec leurs armes.
Trois appendices, centrés sur les périodes archaïque et classique, viennent compléter cette publication. Ils abordent tour à tour les résultats du dépouillement exhaustif de l’AD, les autres données remarquées en dehors des comptes rendus de l’AD et des conclusions. Une fois de plus, il est difficile de tirer grand‑chose du dépouillement de l’AD car les rapports manquent de précision : « À Sindos (Σίνδος, à 5km à l’ouest de Thessalonique), Voktopoulou indiquait de nombreuses armes de fer et de bronze (épées, aspides et casques) dans une nécropole du début de l’époque classique (« ὑστεροαρχαїών χρόνων ») selon les termes de l’archéologue grecque). AD 35 (1980) Μέρος Β’2 Χρονικά (368). » (p. 60). Les souhaits de l’auteur pour une étude typologique des armes recensées s’appliquent ici aussi, si ce n’est plus : « Et nous croyons que la tâche la plus primordiale serait de s’attacher à l’armement de l’époque archaïque, seule époque de l’Antiquité macédonienne où les armes de guerre furent ensevelies avec leurs propriétaires de façon récurrente » (p. 50). Le troisième appendice met à l’honneur Alexandre Ier de Macédoine le « Philhellène » (500/498-454). Il est présenté comme précurseur d’une certaine « standardisation » de l’armement. Ce postulat est construit à partir des changements décoratifs sur les casques « illyriens » représentés sur les monnaies. Ainsi des réformes militaires importantes ont vu le jour avant le IVes.
L’idée principale à retenir de cet ouvrage est, qu’à l’image de ce qui s’est produit dans l’empire romain, un changement juridique s’est opéré en Macédoine quelque part entre l’époque archaïque et l’époque hellénistique. Un changement qui a permis la centralisation de la production d’armes de guerre par le pouvoir royal macédonien. « L’armement était produit et distribué par l’autorité royale, ce qui relève d’un phénomène fort ordinaire des structures étatiques centralisées » (p. 48). Cela se traduit donc par une mutation des pratiques funéraires. Les soldats ont globalement cessé de se faire enterrer avec leurs équipements car ils étaient propriété de la couronne. « La fouille conduite par Kottardi évoquée ci-dessus (AD 53 1998 Μέρος Β’2 Χρονικά/661-2) est exemplaire de cette réalité archéologique : le matériel de guerre est abondant à une haute époque, mais totalement absent pour l’époque des Argéades et de leurs successeurs » (p. 76).
Les conclusions auxquelles arrive P.O. Juhel sont très intéressantes et mériteraient d’être creusées. La possession des armes par le royaume est une hypothèse séduisante. Toutefois, les arguments présentés invitent à la prudence. En effet, plusieurs points développés au courant de l’ouvrage questionnent[9]. Je ne saurai être plus d’accord avec le postulat avancé ici, presque un lieu commun maintenant, qui explique que le lien entre forme et fonction d’une arme n’est pas si simple. P. Dintsis l’avait déjà bien montré dans son immense synthèse sur les casques hellénistiques[10]. Le démontrer en s’appuyant sur des armes du XVIIes. n’aide pas l’argumentation à mon sens. P.O. Juhel, tout comme N.V. Sekunda, calque des pratiques bien trop postérieures : « Sekunda s’appuyant sur l’exemple des piques de la Renaissance et du dix-septième siècle, avait ainsi mis en exergue de douteuses (voire de fausses) attributions de fers de lance à ce type d’armes. Au vu des piques de l’Époque moderne, la « sarisse » macédonienne, une arme semblable à celles-ci en toute probabilité, devait selon lui être dotée d’un fer court et compact » (p. 8). La prudence dont l’auteur fait preuve concernant la catégorisation des armes est louable. Toutefois, je regrette un manque d’explication dans la classification des découvertes archéologiques entre armes de guerre peu probables et armes de guerres probables. P.O. Juhel nous explique qu’en l’absence d’arme défensive (bouclier, casque, cnémides, …) les tombes masculines avec des armes seraient plus probablement celles de chasseurs (p. 45-46). Comment expliquer alors que dans le tableau sur les armes plus probablement militaires on retrouve des sites qui ne mentionnent que des fers de lances par exemple ? C’est le cas à Kastania (Macédoine) : « les tombes masculines (…) sont dotées d’un fer de lance » (p. 37). Un descriptif analogue est fait pour une tombe à voûte à Hagia Barbara en Macédoine (p. 20). Celle-ci a été classée dans la catégorie d’armes « dont le caractère strictement militaire est peu probable ». La question de la propriété des armes est un point important, les arguments sont globalement construits. La remise en cause de M.M. Markle sur le coût des armes (p. 46) me semble valable. Il y a pourtant une confusion entre fabrication et possession des armes par P.O. Juhel. Il nous explique que « l’armement était produit et distribué par l’autorité royale » (p. 48). Cette situation expliquerait largement le changement constaté dans les tombes masculines macédoniennes antiques : la raréfaction des armes de guerre. Cependant, il est aisé d’imaginer que les rois macédoniens aient produit les armes afin d’assurer la cohésion des corps de soldats et/ou de contrôler cette production stratégique. Cela ne prouve pas pour autant que les armes n’aient pas été achetées par les soldats auprès des ateliers royaux. En effet, les amendes prévues par le règlement d’Amphipolis peuvent être comprises aussi comme un souci d’assurer la cohésion des corps de soldats en s’assurant qu’ils restent en vie plus longtemps et que les tactiques prévues soient applicables sur le champ de bataille. Cela reste, bien entendu, des hypothèses.
Il n’est fait aucune mention des mercenaires dans cet ouvrage. Cette catégorie de soldats ne peut être négligée surtout lorsque l’on aborde la question de la propriété des armes. L. Baray estime que les mercenaires celtes étaient majoritairement recrutés avec leurs propres armes pour des questions d’efficacité sur le champ de bataille et que les mercenaires celtes sont mentionnés dans les sources à d’autres moments que sur les champs de bataille[11]. Pour autant les exemples de mercenaires celtes armés par l’État existent pour la période hellénistique. En effet, Ptolémée IV Philopator distribua l’armement aux soldats étrangers pour la bataille de Raphia en 217 (Pol. V, 64, 1-3). Ainsi donc, nombre de mercenaires possédaient leurs propres armes et ont très bien pu se faire enterrer avec elles. Postulat qui n’a pas été pris en compte par P.O Juhel.
Au final, les objectifs fixés par P.O. Juhel (transmission du dépouillement de l’AD et l’AEMΘ ; inviter à mieux discerner les catégories d’armes : guerre, chasse, … ; interroger les pratiques funéraires des soldats macédoniens) sont atteints. Les résultats sont probablement justes, ils font avancer la recherche. Les chemins empruntés pour les démonstrations sont parfois sinueux et invitent à la précaution.
Amaury Confais, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607, Institut Ausonius
[1]. P.O. Juhel, L’armée du royaume de Macédoine à l’époque hellénistique (323-148 av. J-C.). Les troupes «nationales». Organisation et analyse de l’iconographie militaire, avec déductions quant à la nature de l’armement. Thèse de doctorat dirigée par A. Laronde, Université Paris IV Sorbonne 2007.
[2]. P.O. Juhel, « Un casque inédit de la basse époque hellénistique conservé au musée de Prilep (République de Macédoine) », REA 110, 2008, p. 89‑102. Le lecteur trouvera la liste des publications, antérieures à 2017, de P.O. Juhel dans la bibliographie de cet ouvrage p. 54.
[3]. Un seul exemple pour refléter l’ensemble de son œuvre The Face of Battle : A study of Agincourt, Waterloo, and the Somme, New York 1976.
[4]. Pour l’armée séleucide, la seule synthèse est celle de B. Bar-Kochva, The Seleucid Army. Organization and Tactics in the Great Campaigns, Cambridge 1976. La publication dirigée par A.‑E. Véïsse, S. Wackenier (L’armée en Égypte aux époques perse, ptolémaïque et romaine. Actes de la Table ronde tenue à Paris le 27 juin 2009, Genève 2014) a permis un renouvellement sur les armées lagides. Les recherches de N.V. Sekunda sur la transformation des armées séleucides et lagides participent également de ce regain d’intérêt. Les armées attalides attendent toujours leur synthèse.
[5]. Publié dans la collection MEΛΕTHMATA 30, Athènes 2001.
[6]. A. M. Snodgrass, Early Greek Armour and Weapons : from the End of the Bronze Age to 600 B.C., Édimbourg 1964.
[7]. Voir M. Feyel, « Un nouveau fragment du règlement militaire trouvé à Amphipolis », Revue Archéologique 2, 1935, p. 29-69.
[8]. Ibid. p. 34.
[9]. Ce n’était pas l’intention de P.O. Juhel mais je suis resté sur ma faim quand à l’absence d’analyse typologique des armes présentées. D’ailleurs les catégories du second tableau dans le catalogue (armes plus probablement militaires) servent le propos de l’auteur mais on peut regretter que les armes aient été autant regroupées : « apsides/peltes et cuirasses » dans une même catégorie (p. 23).
[10]. P. Dintsis, Hellenistische Helme, Vol. I et II, Rome 1986.
[11]. L. Baray, Celtes, galates et gaulois. Mercenaires de l’Antiquité, Paris 2017, p. 172-178.