Le thème du colloque s’inscrit dans un courant de recherches très actif à l’heure actuelle. De fait, il s’appuie sur des travaux en cours, parfois repris dans des ouvrages parus depuis (P. Schmitt-Pantel), des thèses récemment publiées (A. Duplouy, É. Perrin-Saminadayar) ou en voie de l’être (J.-Chr. Couvenhes, P. Ismard, K. Karila-Cohen). L’introduction trace deux voies : l’une en apparence plus classique, l’étude des individus dans la cité géante d’Athènes, l’autre moins parcourue, celle des groupes de toutes sortes que l’on rencontre dans la société athénienne, entre le VIe et le Ier siècle a.C. (associations, subdivisions civiques, groupes de soutien à un homme politique, divers regroupements temporaires, etc.). Entre ces deux directions, l’introduction propose une voie médiane qui est l’étude du rôle de ces groupes comme médiateurs entre l’individu et la cité globale. Cette idée fait en réalité office de troisième piste et le riche contenu du volume se répartit entre ces trois voies.
Les travaux sont classés selon un ordre chronologique, qui recoupe en partie de véritables thèmes. Les VIe et Ve siècles font ainsi l’objet de quatre articles qui doivent être lus en parallèle. P. Ismard (« Les associations en Attique de Solon à Clisthène », p. 17-33) reprend la question des premiers temps des associations athéniennes selon une perspective neuve : il y voit des « structures d’affiliation » ayant joué un rôle important dans la citoyenneté (« incomplète ») archaïque. Il plaide à ce propos pour l’authenticité de la loi de Solon sur les associations. La réforme clisthénienne aurait aussi constitué en l’affiliation de tous les citoyens à une phratrie (et non seulement à un dème), grâce à la création de nouvelles phratries. La citoyenneté était « dédoublée » et ne reposait plus sur l’affiliation à une communauté unique. Les études d’A. Duplouy (« Du voisinage à la sphère internationale : cercles de collectivité et niveaux d’énonciation des modes de reconnaissance sociale dans l’Athènes classique », p. 35-55) et de P. Schmitt-Pantel (« L’entrée dans la vie publique des “hommes illustres” à Athènes au Ve siècle à partir des Vies de Plutarque », p. 57-73) se retrouvent dans une approche non institutionnelle du politique, et, entre autres, en déniant toute pertinence à l’opposition entre les notions de public et de privé. Le premier montre, à partir de quelques exemples (Cimon, Périclès, Thémistocle et Alcibiade) la variété des « stratégies de reconnaissance sociale » de ces personnages. Elles sont mises en oeuvre tant à l’intérieur de la cité que sur une échelle plus vaste, en complémentarité comme parfois en contradiction entre elles. En utilisant souvent les mêmes exemples, la seconde étudie ce que les Vies de Plutarque nous apprennent de l’importance des comportements, des moeurs attendues ou mises en avant dans la stratégie de distinction qui permet de construire l’image et la carrière d’un homme politique à cette époque. – Reste, quand bien même les sources de Plutarque remonteraient au Ve siècle, qu’elle n’en étaient pas pour autant neutres et qu’elles ont subi un double filtre, celui du choix effectué par les auteurs contemporains et celui de Plutarque, ce qui pourrait fragiliser le socle de l’étude. Ces personnages sont également évoqués dans le gros article d’A. Queyrel (« Dissimulation, ententes politiques et revirements dans l’Athènes du Ve siècle », p. 75-131), qui, assis sur un ballast de notes, retrace en fait presque toute l’histoire des soubresauts politiques de l’Athènes du Ve siècle. Il y est surtout question des actions des « hommes politiques », de leurs groupes de soutien, et des manoeuvres plus ou moins souterraines de ces hommes de pouvoir, par exemple dans un long développement sur l’ostracisme. Malgré sa richesse apparente, l’article apporte peu de nouveautés, proposant, au ras de sources, des schémas souvent simplistes (ainsi sur l’action des « groupes » pendant la Guerre du Péloponnèse), des hypothèses parfois aventureuses (sur le complot de 479) et négligeant, sur des points importants, une bibliographie récente – p.ex., sur le procès des Arginuses, malgré la copieuse bibliographie des p. 111-113, il faudrait ajouter V. Azoulay, Xénophon et les Grâces du pouvoir, Paris, 2004, p. 167-168, avec d’autres références, et un exposé plus nuancé.
Les individus font aussi l’objet de l’article de Cl. Mossé (« L’entourage des politeuoménoi : “clientèle” privée ou factions politiques ? », p. 133-139), qui avance après d’autres que les regroupements autour des hommes politiques n’étaient, au IVe siècle, que de circonstance. Pour la même époque, P. Brun montre de façon convaincante qu’il n’y avait pas un groupe de « modérés » au sein des hommes politiques athéniens, mais que tous se réclamaient de cette qualité. La modération, ou le comportement convenable, était devenue une qualité centrale dans la morale politique de l’époque (« Les epieikeis à Athènes au IVe siècle », p. 141-153).
Un autre ensemble d’articles plonge dans l’Athenian Nation, la grande Athènes chère à Ed. Cohen. L’article de ce dernier (« Slave Power in Athens. Juridical Theory and Economic Reality », p. 155-169) entend montrer qu’un groupe d’esclaves riches, les banquiers, avait un pouvoir économique, donc du pouvoir tout court, au sein de la cité. Une telle vision peut sembler très moderniste ; elle dilue aussi un peu trop la notion de pouvoir, sans convaincre. À une autre échelle, C. Grandjean (« L’identité civique athénienne, l’argent et le bronze », p. 233-240) suggère que l’attachement athénien à la monnaie d’argent, au détriment du bronze, était aussi lié à la confiance qu’inspirait cette monnaie, associée à l’idée que l’on se faisait du « bon gouvernement », comme en témoigne la reprise de la frappe lors de la restauration démocratique de la fin du Ve siècle. V. Azoulay (« Champ intellectuel et stratégies de distinction dans la première moitié du IVe siècle : de Socrate à Isocrate », p. 171-199) montre que l’on peut avancer, pour le IVe siècle athénien, l’existence d’un véritable groupe d’intellectuels, divers, mais bien individualisés comme tels, qui constituent un « champ intellectuel ». Chez eux, le retrait de la vie civique n’est ni total ni universel. Notant la nouveauté que constitue dans ce champ la création d’écoles et de relations de maître à disciple, l’a. utilise l’exemple d’Isocrate pour montrer comment on peut se positionner dans le champ, au sein des controverses qui l’agitent, Isocrate tâchant de se situer dans une position médiane entre ceux qui vivent de la vie civique et ceux qui prétendent en être totalement à l’écart. Sa singularité tient au mode de diffusion de ses idées, le discours écrit qui s’inscrit dans une oeuvre cohérente et voulue comme telle, et dans sa prétention à affirmer que celle-ci était utile à la Grèce tout entière. Puisant dans les discours des orateurs, Jean‑Marie Bertrand souligne, en usant de nombreux exemples concrets, combien l’identification des personnes pouvait être complexe dans cette cité géante et reposer avant tout sur le témoignage de ceux qui fréquentaient une personne, familiers ou voisins. L’exemple des deux Mantithéos (connu par les deux Contre Boèthos) permet de mettre en valeur l’existence d’une homonymie et les inextricables difficultés qui en découlaient, ainsi qu’une véritable symbolique du nom (« À propos de l’identification des personnes dans la cité athénienne classique », p. 201-214). R. Étienne et A. Muller étudient les migrations internes à l’Attique à travers l’exemple des dèmes de la Mésogée (« Les mouvements de population en Attique : l’exemple de la Mésogée », p. 215-231). À partir des stèles funéraires où figurent les démotiques, les a. recensent les personnes enterrées dans un autre dème que leur dème officiel ainsi que les mariages entre personnes de dèmes différents. Ils concluent à des migrations plutôt locales, de proximité, indépendantes des structures politiques (tribus) de l’Attique, cartes à l’appui (cartes qui ne sont néanmoins guère éclairantes). Les centres de production de matières premières comme les mines du Laurion n’auraient présenté aucune attractivité particulière – sur ce point, l’interrogation est résolument moderne et la réponse ne surprend guère ; c’est plutôt au Pirée que l’on trouverait une « migration » à caractère économique. Les auteurs n’ignorent pas les difficultés méthodologiques auxquelles se heurte leur étude, notamment le fait que certains Athéniens ont pu vouloir être ensevelis dans leur dème officiel alors qu’ils n’y résidaient pas, ce qui rendrait impossible toute étude statistique des mouvements de population. En utilisant l’exemple d’Acharnes, ils écartent en introduction cette difficulté : environ un tiers des stèles des Acharniens ne provient pas d’Acharnes : on ne pourrait donc pas conclure à un « rapatriement systématique des défunts ». Personne ne le contestera, mais les a. ne répondent pas à l’objection à mes yeux dirimante, qui est qu’à l’inverse, il nous sera toujours impossible de connaître la proportion de personnes ensevelies dans leur dème alors qu’elles n’y avaient pas vécu. De même, pour les grandes difficultés posées par les « mariages mixtes », les a. concluent : « nous n’ignorons pas la complexité des phénomènes, mais nous nous contentons d’aborder les questions que nos sources permettent de traiter ». Ce problème étant écarté d’un revers de la main, l’article ne tient au fond guère compte des difficultés initialement évoquées ; ses conclusions paraissent donc bien fragiles.
Plusieurs articles abordent plus directement le coeur du sujet, celui des « groupes » internes à la société athénienne. Le dème d’Ikarion fait l’objet de l’étude de S. Milanezi (« Les Icariens et le dème des Icariens (IG II2 1178) : à propos de l’identité politique dans un dème attique », p. 241‑272). Un décret de ce dème semblant impliquer l’existence d’une double communauté sur place, celle du dème et celle des Ikarieis, l’a. revient sur l’ensemble des interprétations proposées jusqu’alors. Elle suggère que les Ikarieis pourraient avoir constitué une sorte de phratrie, jouant un rôle dans le culte du héros Ikaros, en liaison avec les Dionysies rurales, non sans dissimuler le caractère fortement hypothétique de cette suggestion, qui, en l’état actuel de la documentation, paraît en effet peu fondée. J.‑Chr. Couvenhes reprend l’ensemble du dossier du groupe des paroikoi attestés par plusieurs documents de la forteresse de Rhamnonte (« Les décrets des paroikoi de Rhamnonte », p. 293-313), dont il donne la liste ainsi que le texte de deux d’entre eux en annexe. Cette communauté serait plus probablement un ancien groupe de soldats au service des Antigonides s’étant vu accorder ce statut par les Athéniens, après que la forteresse leur eut été restituée en 256/5. Les décrets de ces paroikoi montrent un véritable mimétisme avec les décrets de la cité ainsi que leur pleine acceptation de l’idéologie civique athénienne. Ce groupe aurait eu des structures assez lâches. – Si la démonstration de l’a. est globalement convaincante, je serais plus prudent sur ce dernier point. Comme il le relève, l’existence d’une caisse commune est attestée par deux types de formules dans les clauses de financement des honneurs. Soit a) « que le trésorier verse la dépense afférente en la prenant sur les fonds communs », …mérisai ek tou koinou (I. Rhamnous 22, reproduit p. 313, où la clause est malheureusement traduite par « que le trésorier de la communauté alloue en paiement la dépense afférente »), soit b) « que la dépense afférente soit portée au compte du koinon » logisasthai tôi koinôi (I. Rhamnous 23, reproduit p. 311-312 – rectifier le lapsus ek tôi koinôi de la p. 306). Dans les deux cas, on voit que les paroikoi ont une caisse commune et permanente ; ce koinon, cette « communauté », qui a des fonds communs, au moins un trésorier, et qui vote des honneurs, me semble se comporter comme une association permanente. Rhamnonte fait l’objet d’un autre article, dû à I. Arnaoutoglou, qui réédite et commente un décret émanant des Sarapiastes (« Groups and Individuals in IRhamnous 59 (SEG 49.161) », p. 315-337). L’exemple de cette association de citoyens, probablement des soldats stationnés là, permet à l’auteur de présenter quelques hypothèses sur les modalités d’acquisition de bien-fonds par les associations. Br. Le Guen étudie une association d’une tout autre ampleur, celle des technites dionysiaques (« L’association des technites d’Athènes ou les ressorts d’une cohabitation réussie », p. 339‑364), en polémiquant à plusieurs reprises contre S. Aneziri. Tout en soulignant nos incertitudes, tant sur la naissance de l’association que sur sa composition (exclusivement athénienne ?), l’a. suggère que la symbiose observée entre la cité et l’association, qui constitue un net contraste avec le cas des technites d’Ionie et de l’Hellespont, était due à une politique délibérée de la cité, dont l’association était de facto dépendante, et probablement au fait que ces technites devaient être Athéniens, ou du moins avoir reçu la citoyenneté athénienne. – Ces quatre articles montrent bien la variété des regroupements humains subsumée par le mot « groupe » et les difficultés de la définition de ce terme, comme le souligne P. Brun dans sa conclusion (p. 421-428, not. p. 426). Ce dernier relève également à quel point, au-delà de leur diversité, ces différents groupes paraissent au fond étroitement liés au régime politique athénien ; ils ne constituent en rien une « contre-démocratie ». En revanche, il n’est pas certain que l’apparente augmentation, à partir de la seconde moitié du IVe siècle, du nombre d’associations actives, ne soit pas avant tout un effet du filtre documentaire.
Trois articles évoquent enfin la société athénienne de la fin de l’époque hellénistique. Gr. J. Oliver (« Citizenship : inscribed honour for individuals in Classical and Hellenistic Athens », p. 273-292) montre, contre M. J. Osborne, qu’Athènes n’accorda pas plus libéralement sa citoyenneté au IIe siècle a.C. qu’auparavant. Ce changement n’intervint pas avant Sylla, voire les années 40 a.C. : jusqu’au début du Ier siècle a.C., l’octroi de la citoyenneté athénienne était demeuré un grand honneur. Les deux articles de K. Karila-Cohen (« La Pythaïde et la socialisation des élites athéniennes aux IIe et Ier siècles avant notre ère », p. 365-383) et d’É. Perrin-Saminadayar (« Le personnel d’encadrement de l’éphébie athénienne, 229‑86 », p. 385-419) se répondent par l’approche prosopographique des élites athéniennes, en fournissant à chaque fois de précieux addenda. La première souligne le rôle de socialisation qu’a pu jouer la participation des notables, « petits » et « grands », aux Pythaïdes envoyées par les Athéniens à Delphes. À ce « petit monde » fait écho celui des familles de maîtres des éphèbes athéniens qui forment, selon le second auteur, un véritable groupe cohérent, appartenant au même milieu social que les éphèbes, celui des notables.
Le volume est foisonnant au risque de paraître disparate. On pourrait regretter qu’il n’ait pas été concentré sur un objet plus resserré, par exemple sur la question des « groupes ». Il n’en demeure pas moins que cet intéressant florilège apporte beaucoup de nouveautés. Enfin, sur le plan formel, si l’on apprécie les utiles indices, un nombre surprenant de coquilles laisse planer le doute sur le professionnalisme des Presses universitaires François-Rabelais.
Pierre Fröhlich