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Sans que cela soit dit expressément, ce livre est une réponse très argumentée à celles et ceux qui considèrent que l’histoire « événementielle » est dépassée, qu’elle n’offre aucun intérêt et qu’elle n’enfonce que des portes déjà ouvertes.

Il est en effet presque une évidence d’affirmer que, jusqu’à l’issue de la « Guerre des Alliés », le pouvoir d’Athènes sur la mer était indiscuté, sitôt terminée la parenthèse spartiate fermée avec la victoire de la flotte perse commandée par l’Athénien Conon en 394. Certes, on connaissait – et on citait – les tentatives spartiate puis thébaine de contester l’hégémonie athénienne mais c’est bien la première fois que nous avons une véritable réflexion historique conjointe sur ces deux tentatives venues de Sparte et de Thèbes.

La première partie est d’ordre général et concerne tous les aspects techniques et pratiques : les arsenaux, les navires, le financement de la flotte). Bien entendu, pour ces aspects, notamment monumentaux, Giulia Icardi (G.I.) s’appuie essentiellement sur les connaissances que nous pouvons avoir dans les ports de guerre d’Athènes (cf. p. 25-34). Si des vestiges de cales sèches nécessaires à la bonne conservation des coques de trières existent un peu partout, celles d’Athènes sont d’une ampleur considérable et les neosoikoi du Pirée sont naturellement étudiés. Un second chapitre moins original mais nécessaire étudie les trières, l’approvisionnement en bois, les conditions de navigation en mer Égée essentiellement. G.I. reprend ensuite à nouveaux frais le travail de Vincent Gabrielsen sur le financement de la flotte en tentant de l’élargir à d’autres cités qu’Athènes et jusqu’à l’époque hellénistique (Rhodes). Le quatrième chapitre s’écarte d’Athènes et entre dans le vif du sujet en reprenant ces mêmes aspects techniques pour les flottes péloponnésienne et béotienne. Pour Sparte, l’aide perse était indispensable (p. 81-85) mais elle a pu obtenir des soutiens plus mesurés de la part de ses alliés[1]. Thèbes n’avait quant à elle que les finances fédérales, la tentative auprès de la Perse ayant probablement échoué (p. 88-90).

La deuxième partie est dédiée à Sparte, dont G.I. rappelle qu’elle ne fut pas toujours une puissance uniquement terrestre, comme en témoignent les tentatives réussies de colonisation en Égée, en Occident (Tarente), mais encore les objets de luxe datant des VIIe et VIe siècles découverts en fouille. De plus, G.I. souligne qu’il a existé au début du Ve siècle une flotte armée par les Spartiates, même si elle est modeste – il n’y a que seize trières spartiates à Salamine[2]. De fait, tout le chapitre 5 se veut une relecture de l’histoire de la Grèce au travers de l’expérience maritime spartiate jusqu’en 376, quand la bataille de Naxos a sonné le glas des espérances spartiates. Le chapitre 6 qui se penche sur les sites maritimes de Sparte dans le Péloponnèse est à coup sûr le moment le plus original de cette partie sur Sparte. En effet, à l’exception de Gytheion (cf. p. 164), dont on sait par Xénophon[3] qu’il était LE port de Sparte et qu’il disposait de neôria, peu de sites portuaires sont documentés dans les sources, que ce soit en Laconie ou en Messénie. G.I. montre que plusieurs autres sites ont été utilisés durant l’époque classique et, d’autre part, qu’un réseau routier dense, protégé par de nombreuses fortifications, reliait ces sites maritimes entre eux et avec la ville de Sparte. Le chapitre 7 s’intéresse au commandement de la flotte spartiate avec une analyse prosopographique des navarques et des autres officiers de la flotte connus par les sources. À ce sujet, elle émet l’hypothèse à laquelle on adhèrera sans difficulté que des périèques pouvaient tout à fait commander une trière.

La troisième partie, sans doute la plus attendue en raison de la puissance de la flotte thébaine dans les années qui suivirent la bataille de Leuctres, se décline en quatre chapitres ; le premier étudie les relations entre Thèbes et la mer avant la bataille de Leuctres et le programme naval d’Épaminondas dans sa réflexion stratégique après la bataille. Sans doute la victoire sur la phalange spartiate avait-elle suscité des espoirs considérables – et une grande confiance en la capacité de la cité à devenir une puissance hégémonique qui devait, selon les préceptes du temps, se décliner aussi sur la mer. Le chapitre suivant analyse ce l’on appellera les structures préalables nécessaires à la constitution d’une flotte et notamment les ports. Ce sont sans doute les pages qui m’ont le plus séduit, agrémentées de plans et de photographies très didactiques. Les vestiges archéologiques montrent nettement aujourd’hui encore des structures portuaires et défensives. La côte méridionale, dont les ports servaient de lien avec le Péloponnèse a particulièrement été privilégiée (voir p. 226-232), les excellentes remarques sur les sites de Créusis et Siphai), même si la côte septentrionale, autour du port d’Aulis devait sans doute être la base navale vers l’Égée.

Le chapitre suivant étudie, essentiellement au travers des décrets de proxénie votés en faveur d’étrangers, le « réseau » béotien (p. 256-275). Les décrets sont publiés, traduits et commentés avec acribie, mais ils ne donnent évidemment pas la totalité des zones où l’hégémonie thébaine se faisait sentir, le nombre de textes conservés étant de toute évidence fort réduit. Enfin, morceau de bravoure, est étudiée dans un chapitre isolé la croisière d’Épaminondas dans la mer Égée : celle-ci a connu il y a une trentaine d’années un éclairage nouveau avec la publication du décret de Cnide accordant la proxénie au béotarque, attestant de sa présence dans l’année 364/3 et corroborant le récit de Diodore de Sicile. L’intérêt de la position de G.I. est d’affirmer que, contrairement aux sources littéraires, le projet maritime n’était pas celui du seul Épaminondas mais celui de l’ensemble du damos thébain. C’est moins la mort du béotarque à Mantinée en 362 que la prise de conscience collective d’une difficulté structurelle de projeter une force maritime loin de ses bases (les ports reconnus n’ont rien à voir avec la puissance des installations du Pirée) qui amena l’abandon du projet. C’est que, in fine, la Béotie dans son ensemble, était plus tournée vers la terre que vers la mer : les ports étaient éloignés des grandes cités, ce qui ne facilitait pas l’émergence d’une politique maritime sur le long terme.

Le livre s’achève par deux annexes, une étude du Contre Timothée extrait du corpus démosthénien relatif au commandement de la flotte béotienne et une comparaison des « croisières » victorieuses d’Épaminondas avec celles de Périclès, Lysandre et Conon.

Doté d’une iconographie remarquable, de cartes précises, d’indices fouillés, l’ouvrage de G.I. donne un éclairage nouveau à l’histoire du quatrième siècle dont on ne pourra pas se dispenser. Ce n’est pas le moindre de ses mérites.

 

Patrice Brun, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 2 tome 127, 2025, p. 593-595

 

[1]. Cf. SEG 61, 2009, 279.

[2]. Hdt. VIII, 42 ; 47.

[3]. Hell. VI.5.32.