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‘Ancient Wisdom for Modern Readers’ est une petite collection créée en 2012 aux éditions Princeton University Press. Elle réunit des livres aux titres courts et percutants qui reprennent des questions intemporelles déjà posées et discutées dans l’Antiquité classique,  en présentant des extraits de textes anciens dans des traductions vivantes et inédites. Visant à rendre accessible la sagesse pratique du monde antique à la vie coAporaine, cette collection compte actuellement 24 volumes. Certains des titres publiés aujourd’hui (How to Run a Country, How to Win an Election, How to Be a Bad Emperor, How to Be a Leader) entrent particulièrement en résonance avec notre actualité.

Le volume d’Armand D’Angour, qui a publié il y a une dizaine d’années une étude sur l’idée de nouveauté en Grèce ancienne (The Greek and the New: Novelty in Ancient Greek Imagination and Experience, Cambridge 2011), porte sur l’innovation, et est intitulé sobrement: How to Innovate. An Ancient Guide to Creative Thinking. Aristotle.

Si l’attrait pour la nouveauté est en effet une caractéristique propre à notre époque, à tous les niveaux et dans tous les domaines, elle est déjà attestée dans l’Antiquité, et notamment dans la Grèce classique, sous la forme d’une ambivalence – qui ne nous est pas étrangère non plus – entre attraction (exercée par la nouveauté) et pression (pour atteindre la nouveauté). Les Grecs ont en effet été confrontés à une série d’innovations entre le IXe le IVe s. av. J.-C. : utilisation et diffusion du premier alphabet, naissance de la démocratie, de la philosophie, de la logique, du genre historique, de l’architecture, de la musique, de la poésie, du drame, de la science, de la guerre… Mais loin de s’être réalisé ‘par accident’ et d’apparaître ainsi comme une ‘innovation radicale’, ce ‘miracle’ s’est au contraire produit en lien avec une expérience antérieure, dans un contexte particulier où l’on cherchait justement à produire quelque chose de neuf: ainsi, la connaissance et sa diffusion via l’enseignement, l’éducation, et la recherche constituent les structures de la pensée créatrice qui ont permis à ces ‘innovateurs’ d’innover. C’est en se fondant principalement sur Aristote – dont deux longs extraits encadrent le volume – que D’Angour exhibe les ramifications auxquelles donne lieu l’idée d’innovation. Processus dynamique, impliquant des sujets et un public, tradition et changement, substrat et développement, ancien et nouveau, l’innovation est aussi porteuse de valeurs diverses selon qu’elle est technique ou politique.

Le livre s’ouvre sur une courte préface (p. IX-XI) suivie d’une introduction (p. XIII-XXI). Il se compose de cinq parties principales, qui se composent chacune d’une introduction et de la traduction d’un ou plusieurs extraits de textes grecs avec, en regard, leur traduction dans un anglais clair et limpide.

La première partie, intitulée ‘Principles of Change’ propose la traduction de la Physique d’Aristote (I 8, 191a 23-b34), précédée d’une présentation et d’une recontextualisation de l’extrait (p. 1-7). La deuxième partie, ‘The Conditions of Creation’, s’ouvre sur une introduction (p. 18-29) où l’auteur rappelle, entre autres, dans quel contexte s’est déroulée l’histoire de la fameuse formule d’Archimède, Eurêka, telle qu’elle nous a été rapportée par Vitruve, avant de proposer la traduction des Deipnosophistes V, 206d 5-209e 2, où Athénée conte l’histoire du bateau que Hiéron fit construire sous l’inspection d’Archimède. La partie suivante, intitulée ‘The Principle of Disruption’, décrit le changement et l’innovation comme une façon de penser ou d’agir en opposition à ce qui est communément admis, et retrace, pour illustrer cette dimension, la stratégie adoptée par Épaminondas lors de la bataille de Leuctres (371 av. J.C), telle qu’elle nous a été rapportée par Diodore de Sicile (Bibliothèque, 15. 55-56. 4). L’introduction de la partie suivante, ‘The Benefits of Competition’, mentionne deux histoires illustrant le rôle innovant et stimulant de la compétition (qui n’est pas étrangère au monde d’aujourd’hui) – qu’elle soit publique ou personnelle, contemporaine ou transgénérationnelle – qui a été mise en œuvre dans l’Antiquité grecque comme un mécanisme débouchant sur un changement créatif: celle qui opposa Zeuxis à Parrhasios, dans le domaine de la peinture naturaliste à Athènes, et celle que rapporte Diodore de Sicile (Bibliothèque, 14. 41-42) à propos de la création d’armes d’artillerie dans l’ancienne Syracuse – c’est cette dernière anecdote qui est reproduite en grec et traduite en anglais aux p. 77-81. La dernière partie, ‘The Uses and Abuses of Innovation’, est un retour à Aristote: D’Angour propose en effet des extraits tirés des Politiques, II, 1260b 27-1269a 29. Le sujet examiné est désormais celui de l’innovation dans la sphère politique, et soulève notamment la question de savoir jusqu’à quel degré il convient de désirer le changement en politique – contrairement aux autres sphères commerciale, scientifique, technique, etc. où l’innovation est et reste toujours plus que désirable.

Ce petit livre s’achève sur une courte bibliographie (p. 135-138), suggérant quelques pistes de lecture (textes anciens d’Aristote, d’Athénée et de Diodore en traduction anglaise); des études générales sur Aristote; quelques titres sur l’innovation grecque ancienne, ainsi que sur les idées de créativité et d’innovation en général.

Les textes choisis sont relativement courts et donnent une idée des perspectives à travers lesquelles les Grecs ont pu penser la nouveauté: de ses principes aux conditions du changement, de la disruption au rôle joué par la compétition pour atteindre la nouveauté, avant de questionner les bienfaits de l’innovation. Les textes grecs ont été divisés en paragraphes numérotés pour plus de clarté par D’Angour, et ils ont été traduits à partir de l’édition Loeb. D’Angour indique (p. XI) qu’il a pris en compte quelques variantes mineures, mais celles-ci ne sont pas indiquées plus explicitement dans le livre.

Le choix de la publication de textes grecs accompagnés de leur traduction anglaise en regard permettra aux étudiants de lettres classiques ou de grec ancien d’avoir le texte original à leur portée. En dépit de son titre, le livre ne contient pas seulement des extraits d’Aristote (ce sont certes les textes les plus longs du volume), mais il inclut aussi des passages tirés d’Athénée et de Diodore. Dans tous les cas, cette sélection peut être envisagée comme un prélude à la lecture des textes intégraux; elle suscitera certainement l’envie de lire d’autres œuvres d’Aristote, d’Athénée et de Diodore; enfin, en établissant le caractère intemporel de la question de l’innovation, elle nourrira aussi l’envie d’explorer la question, plus générale et plus actuelle cette fois, de la création, de la disruption et de l’innovation dans le monde d’aujourd’hui.

 

Frédérique Woerther, UMR 8230 – Centre Jean Pépin

Publié en ligne le 23 septembre 2022.