Il est assez facile pour un recenseur de rendre compte d’un livre avec lequel il est en profond désaccord quand il trouve ce livre faux, mal construit, insuffisant sur des points importants. Mais la chose lui devient très difficile quand l’honnêteté le contraint à reconnaître que l’ouvrage en question est remarquable par la finesse de ses analyses et la connaissance de son objet (en l’occurrence des textes) et, surtout, la solidité de son argumentation. L’ouvrage de Sara Brill défend des thèses que je n’ai eu de cesse, depuis au moins quarante ans, de combattre, mais je ne me hasarderai pas à soutenir que ces thèses sont fausses. La position de S.B. est, si l’on peut dire, « continuiste » : non seulement la frontière n’est pas fermement établie entre l’inerte et le vivant (une thèse assez souvent soutenue par des commentateurs qui se fondent sur la lecture, à mon sens fautive, de deux passages d’Aristote), mais, s’appuyant sur le fait bien connu qu’Aristote déclare « politiques » des animaux autres qu’humains, S.B. soutient que la « politicité » humaine n’est qu’une forme « intensifiée » de la politicité animale. Position que je ne saurais partager, puisque j’ai publié deux livres qui entendent démontrer le contraire… Nul ne saurait nier le fait que les humains sont des animaux et comme tels soumis aux déterminismes de la nature vivante, mais Aristote reste, contrairement à Platon, le philosophe des distinctions : pas de science universelle, les sciences théorétiques et pratiques ne se fondent pas ensemble. Cela va jusque dans les détails. Ainsi, contrairement à ce que disent les platoniciens, les pouvoirs politique, despotiques, paternel ne sont pas de même sorte. Un exemple intéressant et bien connu est celui des deux passages évoqués plus haut (S.B. n’en cite qu’un) qui ont souvent été invoqués en faveur de l’existence chez Aristote d’une scala naturæ : « la nature passe petit à petit des êtres inanimés aux animaux, de sorte que, du fait de cette continuité, on n’aperçoit pas la frontière entre eux (λανθάνει τὸ μεθόριον αὐτῶν) ni auquel des deux groupes la forme moyenne appartient » (Histoire des animaux VIII,1,588b4). Pour ceux qui soutiennent mon point de vue (opposé à celui de ceux, nombreux, qui sont du côté de S.B.) tout est dans ce λανθάνει : le tout-venant ou les mauvis naturalistes ne voient pas la rupture entre vivant et inerte, mais les aristotéliciens la voient très bien : un rhododendron possède une âme nutritive, un caillou non ; l’éponge est un cas apparemment douteux, mais en lui reconnaissant une âme sensitive, Aristote la classe sans ambiguïté parmi les animaux. Considérons deux points cruciaux. S.B. soutient que la nature politique (politicité) humaine « is viewed within a zoological context (ce qui n’est pas très clair), in which both its continuity with and intensification of animal sociability is emphasized » (p. 84). Mais le fait de dire que les humains et les abeilles sont des animaux politiques, parce que ce sont des animaux grégaires qui, en plus, s’attèlent à des tâches communes (ce qui est la définition de « politiques » par Aristote) ne fait pas de l’une est une forme intensifiée de l’autre : dans leurs sociétés, les humains accomplissent des actions (c’est-à-dire des comportements supposant analyse de situations, choix et décision libre), ce que les abeilles ne font pas. Contrairement à ce qu’on a dit, Aristote n’a pas une approche anthropomorphique des animaux, il est trop bon naturaliste. De même le langage humain (un pléonasme) n’est pas un cri animal intensifié, même si les humains peuvent aussi, comme les animaux, crier de plaisir ou de douleur. Les perroquets, qu’Aristote connaissait, articulent, mais ne parlent pas, car le langage cela se dit logos, et, justement, Aristote refuse le logos aux animaux, contrairement aux stoïciens par exemple.
Et pourtant, même ceux qui sont de mon avis doivent lire ce livre, parce qu’il soutient avec force et talent la position opposée à la leur, parce qu’un tel ouvrage nous permet d’affiner notre lecture de certains passages d’Aristote, parce que les rapprochements qu’il fait entre les sphères biologique et pratique sont parfois inattendues et donc fécondes.
Pierre Pellegrin, CNRS
Publié en ligne le 23 septembre 2022.