L’ouvrage de C. Veillard (abrégé V dans la suite), qui vise à « donner accès aux fragments d’Hécaton de Rhodes », s’ouvre à la fois sur un paradoxe et sur un problème. Tout d’abord, alors que ce stoïcien du IIème siècle avant n. è., disciple de Panétius, est manifestement un penseur important pour le stoïcisme et l’Antiquité en général, son œuvre est quasiment disparue. Ensuite, le peu qui nous reste présente le portait contradictoire d’un stoïcien « tantôt banal », « tantôt dissident » (p. 9). L’objectif de V est donc double : il s’agit non seulement de redonner une cohérence à la pensée d’Hécaton, mais aussi d’élucider le rôle de ce dernier dans l’histoire du stoïcisme (p. 10). Le présent ouvrage vient ainsi compléter substantiellement le précédent livre que V a consacré au stoïcisme de cette période, Les Stoïciens II. Le stoïcisme intermédiaire (Les Belles Lettres, 2015). V insiste d’ailleurs sur l’enjeu d’un tel travail pour les études stoïciennes, puisqu’il participe d’un projet plus large « qui s’attache à comprendre comment les thèses stoïciennes se transforment au fil de l’histoire » (p. 10). Cette perspective historique s’accompagne d’une thèse – à laquelle nous souscrivons pleinement – sur la capacité intrinsèque de la doctrine stoïcienne à se renouveler : si elle peut être décrite comme un système, elle ne l’est pas au sens d’une structure rigide, mais d’un être vivant dont les parties se réorganisent les unes par rapport aux autres sans jamais perdre leur cohérence d’ensemble (p. 15).
L’ouvrage se compose de trois parties. La première dresse un compte-rendu du travail d’édition. La seconde présente dans leur langue originale (latin ou grec) les 29 fragments doctrinaux retenus, leur traduction française en vis-à-vis, ainsi qu’une note détaillée sur chacun des fragments, contenant des remarques philologiques, justifiant la délimitation des passages et les choix de traduction, et proposant des commentaires de détail. La troisième et dernière partie constitue un commentaire général visant à dégager à la fois la cohérence et les points d’originalité de la doctrine d’Hécaton : sont successivement examinés les types de discours adoptés par le stoïcien (chapitre 6), les innovations qu’il apporte à la doctrine stoïcienne de la vertu (chapitre 7), la place nouvelle qu’il confère à l’affectivité (chapitre 8), et l’intérêt qu’il porte à l’application pratique de la théorie à travers les disciplines de la parénèse et de la casuistique (chapitre 9). A cela s’ajoutent une conclusion, ainsi que la table des correspondances entre la numérotation des fragments par V et celles des deux précédentes éditions de H. N. Fowler (1885) de H. Gomoll (1933).
Il ne faut pas s’attendre à découvrir dans l’ouvrage de V de nouveaux fragments qui auraient été exhumés pour l’occasion, ni à lire des textes qui ne seraient pas déjà accessibles en traduction française : exception faite des fragments tirés de Stobée, tous les passages viennent en effet de Diogène Laërce, de Cicéron et de Sénèque. L’intérêt du présent livre est ailleurs. Il est d’abord dans la reprise à nouveaux frais du travail d’édition. Après avoir fait l’état de la recherche (chapitre 1), V livre ainsi un discours de la méthode éditoriale (chapitre 2) qui vaut la peine d’être lu non seulement comme un préambule à ce qui suit, mais aussi pour lui-même. V y insiste notamment sur le dilemme que pose l’insertion du fragment dans son contexte : si l’on supprime ce dernier, la citation risque de devenir inintelligible, mais si on le conserve, il menace de biaiser notre compréhension (p. 29–30). La solution de V consiste à maintenir la citation dans son contexte tout en explorant les raisons de son insertion par la source afin d’identifier les « possibles lignes de déformation » (p. 61). Cela la conduit ainsi, après avoir établi le corpus (chapitre 3), à étudier la transmission (chapitre 4). L’enquête produit des résultats particulièrement intéressants dans le cas de Sénèque. V souligne ainsi l’objectif pédagogique et psychagogique des Lettres à Lucilius : lorsque Sénèque retient des citations grecques, c’est pour leur capacité à frapper les esprits. L’autrice remarque cependant que, si la traduction littérale n’est pas satisfaisante, il la double d’une reformulation. Or, il se trouve que les citations d’Hécaton ne sont jamais doublées, ce qui suggère qu’elles avaient une efficacité intrinsèque (p. 93‑4).
En plus de la démarche éditoriale, l’intérêt du présent ouvrage consiste dans le fait de rassembler dans un même ouvrage tous les fragments connus d’Hécaton. V fait le choix de classer ces citations en fonction du traité du stoïcien dont elles sont tirées, en ordonnant les traités des plus théoriques aux plus pratiques (p. 35‑6). Cela permet de donner une vue synoptique, bien qu’évidemment très parcellaire, de l’œuvre d’Hécaton. L’autrice a ainsi une base de travail pour dégager l’originalité et la cohérence de la pensée du stoïcien. C’est précisément là que réside le troisième intérêt de l’ouvrage.
La dernière partie examine ainsi plusieurs problèmes qui émergent à la lecture des fragments et dont la résolution va montrer qu’ils sont en réalité liés les uns aux autres. La première ambivalence concerne la variété des discours auxquels le stoïcien reconnaît une utilité (Chapitre 6). Hécaton se distingue de ses prédécesseurs par la place particulière qu’il fait aux paradoxes, leur consacrant le premier un traité spécifique (p. 233). Il y voit un « outil pédagogique » qui produit son effet sur l’âme de l’interlocuteur en la heurtant par sa forme ramassée et provocante (p. 234). Le paradoxe s’oppose et se substitue tout à la fois aux longues argumentations qui visent davantage à réorganiser progressivement les conceptions dans l’âme de l’interlocuteur (p. 293). Pourtant, Hécaton ne néglige pas les démonstrations et se soucie de donner à la pratique une assise théorique (p. 142). Se pose alors la question de l’articulation de ces deux modes de discours. V établit alors un parallèle entre deux points d’originalité d’Hécaton : son intérêt pour les paradoxes et l’introduction d’une vertu athéorique, laquelle est l’objet du chapitre suivant.
Hécaton semble ainsi concevoir la vertu comme une certaine tension du souffle psychique, que l’on modèle mieux par des formules bien tournées que par de longs discours (p. 334). Mais, là encore, Hécaton ne supprime pas la dimension théorique de la vertu. Cette double dimension de la vertu, à la fois disposition et science, s’inscrit dans la tradition de l’école stoïcienne. V note ainsi comment, après Zénon, Ariston tient ensemble les deux dimensions, tandis que Cléanthe privilégie la définition physique et Chrysippe « semble replier la vertu sur sa caractérisation intellectuelle » (p. 249).
Ce dernier point nous paraît toutefois devoir être nuancé dans le cas de Chrysippe qui nous semble tenir fermement ensemble les deux aspects de la vertu. En effet, les définitions qu’il donne des vertus spécifiques alternent bien souvent entre dimension physique et dimension intellectuelle : ainsi définit-il le courage à la fois comme une disposition de l’âme et comme la conservation d’un jugement stable (Cicéron Tusculanes 4.53). V concède d’ailleurs que les deux dimensions n’ont pas disparu chez ce dernier (p. 258).
Au terme de cette histoire de la conception de la vertu à l’époque hellénistique, la question se pose de savoir si la distinction par Hécaton entre vertu théorique et vertu athéorique en est une reformulation ou constitue une véritable innovation. V envisage plusieurs hypothèses pour penser la relation de ces deux vertus. En premier lieu, selon le témoignage de Diogène Laërce (fr. 6 Veillard), la vertu athéorique est une extension de la vertu théorique, la première advenant à partir de la seconde « comme la solidité survient du fait de la construction de la voûte » : Hécaton rejoindrait alors la position de Chrysippe (p. 260–1). Ainsi comprises, les vertus athéoriques peuvent être rapprochées des eupathies, les bonnes passions du sage, qui sont des mouvements de l’âme résultant d’un certain état épistémique (p. 195). Pourtant, cette première hypothèse se trouve contredite dans le fr. 6 lui-même, selon lequel les vertus athéoriques « se manifestent aussi chez les fous ». Cette fois, Hécaton semble rompre avec la conception de Chrysippe dans la mesure où il soutient que l’on peut produire la dimension physique de la vertu indépendamment de sa dimension intellectuelle et où il inverse le rapport entre les deux : la force d’âme ne serait plus le produit d’un certain état épistémique, mais au contraire une condition préalable à l’acquisition de ce dernier. Hécaton se rapprocherait alors de Diogène de Babylonie et de Posidonius qui ont réfléchi aux exercices qui permettent de développer « les conditions corporelles d’acquisition des vertus intellectuelles » (p. 268). V concède toutefois que cette disposition psychique athéorique n’a pas la stabilité de la vertu théorique et qu’elle doit être entretenue par des conseils et des exhortations (p. 274).
Cela nous conduit à formuler deux questions : si la vertu athéorique n’a pas la stabilité parfaite qui caractérise la vertu, n’est-elle pas caractérisée comme telle que par homonymie ? Et ne faut-il pas distinguer deux conceptions de la vertu athéorique, non exclusives l’une de l’autre quoique radicalement différentes : l’une qui, sans être une vertu à proprement parler, est une disposition psychique relativement stable qui peut exister chez le non-sage et qui est propice à l’acquisition de la vertu véritable, et l’autre qui est la force inébranlable d’une âme possédant la vertu comprise comme un ensemble de théorèmes et qui n’existe donc que chez le sage ?
Il nous semble par ailleurs que l’enseignement dispensé par Sénèque dans les Lettres à Lucilius peut fournir un modèle pour penser l’articulation des différents aspects de la vertu selon Hécaton ainsi que des différents modes de discours dont il reconnaît l’utilité. Dans son étude de la transmission, V remarquait déjà que Sénèque cite Hécaton pour la force évocatrice de ses formules ; elle soutient par ailleurs que, dans son traité Sur les bienfaits, Sénèque y a recours davantage comme à un théoricien (p. 131). Ainsi retrouve-t-on dans l’usage qu’en fait Sénèque l’ambivalence des différents modes de discours employés par Hécaton. Comme le notait là encore V, il est par ailleurs pertinent d’établir un lien entre le discours par formules et paradoxes et l’acquisition de la vertu athéorique d’une part, et entre le discours argumenté et l’acquisition de la vertu théorique d’autre part. C’est précisément là que le rapprochement avec les Lettres à Lucilius nous semble riche d’enseignements. Conformément à la méthode pédagogique qu’il développe dans les lettres 94 et 95, Sénèque commence ainsi son enseignement par un travail d’exhortation et de formulation de préceptes (voir Lettres 6.5 et 13.1), au cours duquel il a précisément recours aux formules frappantes d’Hécaton ; mais son enseignement laisse peu à peu la place à des développements beaucoup plus théoriques et argumentés (voir Lettres 102.3 et 106.1–4). Il s’agit ainsi, après avoir renforcé la résolution de son destinataire à philosopher et l’avoir rendu plus courageux et plus modéré, de procurer à ce changement d’attitude – qui pourrait correspondre à la vertu athéorique d’Hécaton dans son premier sens – une assise théorique, lui conférant du même coup l’invulnérabilité requise. La méthode d’enseignement adoptée ici par Sénèque pourrait ainsi devoir quelque chose à Hécaton.
L’apparente hésitation d’Hécaton entre paradoxe et démonstration d’une part, vertu athéorique et vertu théorique d’autre part, connaît une dernière déclinaison dans sa réflexion sur le passage de la théorie à la pratique, et sur la manière dont des principes généraux peuvent se traduire dans une action particulière en des circonstances données. Ce thème, qui est l’objet du dernier chapitre, est peut-être celui où Hécaton est le plus captivant, en ce qu’il se montre un pionnier dans l’élaboration d’outils permettant d’opérer un tel passage. Cela le conduit en particulier à employer la discussion pro et contra pour traiter les cas de conflits entre devoirs (p. 233). Or, le recours à cette procédure académicienne par un stoïcien est loin d’être innocente, puisque, comme le note V, Chrysippe exprimait des réserves à l’égard de cette procédure (p. 302).
Ajoutons sur ce point que Zénon le premier avait jugé inutile de recourir à une telle procédure lorsque l’on entend établir une thèse (Plutarque Stoic. rep. 1034E) ; quant à Chrysippe, il admet l’usage d’une telle procédure mais seulement en contexte pédagogique et avec précaution, dans le but d’immuniser le disciple vis-à-vis des contre-arguments qui pourraient venir saper ses conceptions nouvellement acquises (Plutarque Stoic. rep. 1035F–36A). Il nous semble toutefois important de noter que l’usage qu’entend faire Hécaton de cette procédure ne contredit pas directement l’attitude de ses prédécesseurs car il ne se situe pas sur le même plan : le stoïcien n’en use pas pour établir des principes, ni pour contribuer à leur enseignement, mais pour décider de l’action particulière qui en découlent. Il n’en reste pas moins qu’Hécaton, pour opérer le passage de la théorie à la pratique, semble contraint d’aller chercher des outils en dehors de la logique stoïcienne, qui se révèlerait donc insuffisante. On pourrait s’attendre au contraire à ce que la théorie stoïcienne de la démonstration permette de déduire les actions particulières sur la base des principes. En détournant un exemple de V, on inférerait alors sur la base du principe selon lequel il est bon de faire passer l’intérêt d’autrui avant le sien, qu’il est juste ici et maintenant que tel homme privilégie la vie de son esclave à son profit personnel.
V montre cependant de manière convaincante qu’il est simpliste de vouloir déduire ainsi la pratique de la théorie, car cela ne permet pas de traiter les cas de conflit entre devoirs : étant donnés deux principes, il est possible de déduire de chacun d’eux des actes entre lesquels il faut pourtant choisir. Dans l’exemple ci-dessus, et si l’on se place dans un contexte d’inflation, il y a bien conflit entre le maintien de son patrimoine et la préservation de la vie de l’esclave, « parce que nous hésitons entre notre devoir de nous conserver nous-mêmes et le devoir de justice » (p. 304). V conclut finalement que « refusant […] d’écraser le conflit de devoirs sous l’apparente facilité de l’application stricte de la règle morale, Hécaton fait justement apparaître la difficulté même de l’exercice moral » (p. 338). De ce point de vue, la fameuse déduction des devoirs à partir des noms que préconise Epictète lui semble d’ailleurs constituer un recul par rapport à la discipline de la casuistique dont Hécaton a mis en place les outils (p. 337–8).
Par son ouvrage, V met ainsi à notre disposition la pensée d’un stoïcien méconnu mais passionnant à bien des égards, animé dans ses innovations théoriques par un profond souci pédagogique et pratique. Elle livre également une contribution importante pour les études stoïciennes en fournissant des clés pour comprendre les réflexions et les innovations des stoïciens postérieurs.
Rodolphe Le Penru , Université de Lille, UMR 8163 – STL
Publié dans le fascicule 1 tome 125, 2023, p. 192-196.